Le tour du monde parisien/II/XV

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XV

maladie. — précieuses découvertes. — la mer. — la frégate. — épopée. — rêves du soir.


… La maladie m’a forcé d’interrompre ce récit ; une maladie terrible, qui a renversé votre pauvre conteur sur un horrible lit, où il s’est débattu, quinze jours durant, entre la vie et la mort.

To be or not to be, là, mieux que dans la bouche d’Hamlet, était toute la question.

Et voyez comme le malheur arrive sans qu’on s’en doute. Vous dormiez, j’en suis sûr, en toute sécurité, attendant patiemment la suite de ce voyage que vous avez failli perdre pour jamais. Pour jamais, car nul autre ne se fût donné la tâche de le continuer, et je défie l’écrivain du plus grand mérite de deviner comment il a fini.

Je n’ai confié ce secret à personne ; je le garde plein de fraîcheur et d’originalité pour l’oreille de mon lecteur. L’âme de l’écrivain doit être de verre quand il écrit ; de bronze quand il cause.

Et, quoi que vous disiez, je n’ai pas perdu mon temps, J’ai fait sur cette perturbation du corps, qu’on appelle la maladie, quantité d’observations piquantes, que je prétends consigner dans un prochain volume. Je vous en rapporterai seulement deux ou trois pour extrait.

La première a trait au début du mal, et exagère le système des symptômes, de manière à le faire éclater complètement. Les médecins, s’en étant toujours tenus aux impressions physiques, ont roulé d’erreurs en erreurs ; matérialistes comme le sont ces messieurs, ne voyant jamais que ce qu’ils touchent, et, pour ainsi dire, ne possédant qu’un sens, à peine l’égal des quatre autres, ils ont admirablement analysé les différentes parties palpables du corps humain, oubliant seulement dans leurs énumérations une sorte de petite flamme bleue, qui s’évapore sous le scalpel, et que bien des gens nomment une âme. Or cette petite flamme est non seulement la cause de tous nos maux, soit que, trop ardente, elle dévore ce qui l’entoure, soit que, se glaçant, elle menace de s’éteindre ; mais encore je la crois capable de produire au dehors, très longtemps à l’avance, des pressentiments de la douleur, qui ne sont pas encore la douleur, mais qui peuvent s’appeler ses symptômes moraux.

L’alliance de l’être moral et de l’être physique ne se dissout que par la mort ; jusque-là les deux substances s’imprègnent si consciencieusement de leurs diverses humeurs, qu’elles en paraissent toutes confondues, et qu’il n’est pas étonnant que l’une ressente aussi vivement que les siennes propres les souffrances de sa compagne.

L’âme, étant supérieure à sa sœur la chair, jouit seule du privilège de pressentir ; l’on comprend combien l’étude de cette faculté spéciale serait utile à la médecine préventive, si celle-ci… Mais, voyez-vous, tant qu’il ne se mêlera pas un peu de philosophie à la médecine, Molière aura toujours raison.

Le quinzième jour avant l’explosion d’une maladie grave, vous trouvez la vie triste. Il fait un temps superbe : le soleil rit sur le gazon de votre jardin et joue avec les primevères ; la veille, vous avez reçu la plus adorable lettre d’une fiancée que vous chérissez ; le soir même, vous attendez la venue de votre mère, et votre feuilleton a paru le matin. Je ne sais pas pourquoi ; mais vous trouvez la vie triste.

Cela dure un jour ou deux, puis il y a un intervalle. Vous retombez dans votre caractère habituel ; vous mangez, vous riez, vous chantez, vous vous promenez. Le dixième jour, bien entendu avant les calendes, rechute morale, mais plus grave que la première. Ce n’est plus de la mélancolie, c’est du spleen ; ce n’est plus du Millevoie, c’est du Byron. Il vous semble que deux pistolets d’arçon sont le plus beau spectacle que puisse fournir la nature, et vous vous demandez amèrement si la femme est réellement la compagne destinée à l’homme.

Oh ! défiez-vous, je vous en conjure, de la matinée, où, le front sur votre main, vous vous adresserez au réveil cette question paradoxale ; c’est la preuve la plus péremptoire que la corruption se répand dans votre sang.

On ne fait nulle attention à ces symptômes, le corps n’éprouve encore aucune souffrance ; le corps est toujours très en retard… Voilà cependant que le temps se passe et demain vous ne pourrez arrêter le mal.

Demain vous tomberez moralement du sommet poétique où vous aviez gravi ; l’âme, comme cette lueur de la lampe, qui, lorsque l’huile s’en va, brille jusqu’au faîte du verre et s’éteint subitement, l’âme s’affaisse sur elle même, et n’est plus qu’une pensée vulgaire, c’est l’époque de la mauvaise humeur ; le caractère s’aigrit ; l’énergie devient l’entêtement ; la force colère, et ce sont de mesquines taquineries, que vous font subir toutes les petites choses de l’intérieur, et que vous prenez sincèrement pour de gigantesques malheurs ; c’est votre chapeau, sur lequel est une tache de boue ; un papier, que vous ne retrouvez pas ; votre femme, qui a fait tomber un livre ; votre fille, qui chante l’air que vous admiriez hier ; votre œuf mollet, qui est dur ; votre bonne, qui ne fait pas trois quarts de lieue en deux minutes. Et vous grondez à la fois votre femme, votre fille et votre bonne, laquelle grommelle dans sa cuisine : Sur quelle herbe monsieur a-t-il donc marché aujourd’hui ?

Sur une mauvaise herbe, Suzanne, sur une plante vénéneuse, dont le poison s’infiltre lentement dans les membres, et rongé déjà dans le cœur les meilleures qualités, en attendant qu’il s’attaque à la vie. Qui a osé dire que la douleur ramenait à Dieu ? avant d’être, la douleur rend méchant.

Vous souffrez ; mais il n’y a que l’âme qui souffre. Sa petite flamme s’agite, elle s’agite avec fureur pour vous avertir de l’approche d’un ennemi. Vous ne pouvez la voir ; vous êtes ébloui ; d’ailleurs un nuage s’étend sur votre intelligence, et vous ne comprendriez pas ses signaux. C’est aux autres, c’est à vos proches, à vos amis, je ne dis pas, à votre médecin, d’étudier ces symptômes.

Si d’ordinaire vous avez le caractère gai, rien de plus facile ; il est vrai qu’en pareil cas votre femme croit à l’existence d’un chagrin, et il y a tant de chagrins dans la vie.

Mais qu’importe, madame ? Le chagrin qui produit de semblables effets reste rarement à l’état de douleur morale.

Que la cause en soit dans l’âme ou dans le corps, que ce soit la maladie qui produise le chagrin, ou le chagrin qui enfante la maladie, toute souffrance réelle est une souffrance physique.

Si le caractère est habituellement morose, il ne s’agit que d’observer les recrudescences. Mais les caractères moroses, nous l’avons dit ailleurs, n’habitent que les corps malades. Alors la maladie est chronique.

Cette mauvaise humeur ayant empiré, paraissent les symptômes physiques. Ici nous cédons la parole au docteur, mais qu’à la première torture il ne vienne pas nous dire : C’est l’instant de vous soigner. À la première torture, il est trop tard ; voilà quinze jours que vous êtes malade.

Prendre le remède maintenant, ou attendre que le mal se soit envenimé, faible est la différence.

Une seconde observation se rapporte à la méthode qu’il faut employer pour se guérir.

La meilleure et la moins usitée consiste à prendre deux livres de médecine, au hasard, par exemple : Raspail et M***, puis d’y lire attentivement l’article qui vous concerne.

Si vous souffrez d’une affection de poitrine, Raspail vous dira :

« Aloès tous les quatre jours ;

« Gargarismes fréquents à l’eau salée ;

« Nourriture forte et aromatique ;

« Le laitage, la pâte de guimauve et les tisanes aggravent les rhumes. »

M*** ne manquera pas de répondre :

« Tisanes rafraîchissantes toutes les heures ;

« Laitage fréquent ;

« Nourriture douce et émolliente ;

« L’aloès et les mets salés sont particulièrement pernicieux. »

Vous fermerez les deux volumes, et vous ferez ce qu’il vous plaira.

Une troisième observation… Mais je m’arrête, de peur qu’il ne me reste plus assez de remarques curieuses pour remplir mon livre sur l’hygiène morale, livre que je crois appelé à un succès au moins égal à celui-ci. Et je reviens à mes moutons, c’est-à-dire à mon heureux camarade Fritz, que j’ai laissé souriant au balcon du Louvre, pour le remercier du joli mot dont il fut malgré lui l’occasion.

Nous ne sommes plus au balcon du Louvre.

Grand Dieu ! que de chemin nous avons parcouru ; que de flots nous avons laissés derrière nous, qui s’efforcent de nous rejoindre et nous dépasseront bientôt : car, si je ne me trompe, ces flots-là vont à la mer, et nous…

C’est la mer qui vient à nous. Nous coudoyons la frégate.

Il y a plusieurs années, les étrangers et les provinciaux virent surgir droit et ras sur l’eau, au pied du pont de la Concorde, le plus singulier objet qu’ils se fussent attendus à contempler en pareil endroit, je veux dire : un vaisseau. C’était bien un vrai vaisseau, aux formes étroites et élancées ; la mâture penchée sur l’arrière, avec de larges basses-voiles, des huniers et des perroquets échancrés, des bonnettes déployées sur les flancs, les focs au bout du beaupré, et une ligne de caronades de bronze, que je n’ai pas eu la curiosité de compter.

Qui l’avait amené là ? Le dieu de la spéculation, toujours en quête de nouvelles étrennes pour ses bien-aimés Parisiens. Ceux-ci ne lui en gardèrent aucune reconnaissance. Accoutumés à être trompés sur la qualité de la marchandise, dès que le mot de frégate résonna par leurs rues, ils flairèrent un piège ; les Parisiens ont la plus grande peur du ridicule. Quelle honte pour eux, si on les abusait ; si, ce qu’ils n’avaient aucun moyen de vérifier, la frégate supposée n’allait être qu’un simple bateau à voiles, à peine digne du mépris d’un canotier ! Il n’était pas croyable qu’une frégate se fût tellement dérangée peur eux, autant vaudrait dire que les phoques se promenaient au Palais-Royal. Personne n’alla visiter la frégate.

Or, les spéculateurs, qui n’avaient amené le bâtiment à Paris que dans l’espérance qu’on le visiterait, voyant leur caisse vide et leur pont parfaitement nettoyé de passants, eurent une idée qu’ils crurent lumineuse. Toute idée industrielle semble une fortune. De leur vaisseau ils firent un restaurant.

Ô honte ! ô Eugène Sue ! ô poëtes ! qu’aurait pensé Kernok ? qu’aurait dit le Gitano ? siècle prosaïque et utilitaire ! convertir en restaurant un navire ! faire rôtir l’alcyon aux ailes éployées ! mettre à la broche la mouette au blanc plumage !

Eh bien ! le siècle n’est pas aussi corrompu qu’on le pense. L’entreprise n’eut aucun succès : personne ne descendit dans l’entrepont ; personne ne vint s’asseoir devant la longue rangée de tables chargées de verres ; et les garçons pensifs se promenaient, ornés de leurs serviettes blanches, semblables de loin aux fantômes errant sur le vaisseau maudit des mers du Nord.

Les spéculateurs ne se rebutèrent point ; ils s’aperçurent que l’établissement d’un restaurant sur un navire ne présentait point aux Parisiens ce caractère franchement original, qui est le cachet du triomphe. Puis, la relation était faible entre le contenant et le contenu ; à peine pouvait-on se targuer de l’abondance des poissons de mer ; nul motif humain ne nous forçait à croire que la marée pût devancer l’heure de Paris au profit des Champs-Élysées.

« Vous ne croyez pas à la marée, dirent les spéculateurs entêtés ; peut-être croirez-vous à la mer elle-même lorsque vous la verrez, sans canal, sans secours officiel, venir baigner vos pieds de ses ondes salées ; lorsque vous sentirez la vague vous prendre sur son dos, la lame vous caresser les flancs. Sans doute alors vous trouverez notre frégate véritablement fantastique ; et vous viendrez enfin chez nous contempler cette chose extraordinaire, que Paris ne vous présentera pas ailleurs.

Et la frégate se remplit de baignoires et d’eau de mer.

L’eau de mer peut être un spectacle agréable ; mais on s’en lasse. Il peut être charmant de faire soixante lieues en chemin de fer, pour s’ébattre au soleil sur la grève caillouteuse, et prendre des sorbets au moment où le blond Phébus s’endort sur le sein de Téthys ; il est moins agréable de plonger dans une baignoire de fer-blanc ses membres arrosés d’une onde saumâtre, et de s’enfermer seul à seul dans une cabine de trois pieds carrés avec les parfums nauséabonds que le grand air absorbe sur l’Océan. Quelques rares voisins, qui ne purent pas se donner le plaisir, se gratifièrent de l’ennui ; puis leur flot s’écoula paisible, et la solitude revint étendre son linceul dans les flancs du malheureux navire.

Ici toute explication est impossible ; un mystère se glisse dans les ténèbres ; l’ombre recouvre de son voile les projets de la direction. Nous ne pouvons que citer les faits.

La frégate, comme nous l’avons dit, s’accoudait gracieusement à l’angle du pont et de la place de la Concorde. Un matin elle disparut ; curieux de gagner l’ombrage de trois arbres chétifs, à peine suffisants pour abriter les livres épars des bouquinistes en plein vent, voici qu’on la vit coquettement s’attifer, et prendre place à l’extrémité opposée, quelques mètres plus haut, son grand mât lorgnant le conseil d’État, la poupe à la proue et la proue à la poupe.

En un mot, la frégate a viré de bord ; au lieu de se mirer à droite, elle se mire à gauche ; elle fait fi des Champs-Élysées et étale ses grâces maniérées aux yeux de la population de l’autre rive.

Serait-ce que le faubourg Saint-Germain offre plus de prise à l’appât que la rue Saint-Honoré ?

Serait-ce que le côté gauche d’un fleuve est plus digne de recevoir l’eau de mer que son côté droit ?

Serait-ce… nous nous perdons en suppositions. Rien n’explique d’une façon suffisante l’évolution dont nous avons parlé.

Rien, si ce n’est peut-être un caprice démoniaque, et alors cette jolie frégate (et ses insuccès nous le prouvent) ne serait autre que le vaisseau fantôme, auquel nous la comparions tout à l’heure.

Et les garçons, ou plutôt ce que nous avions pris pour des garçons, ce serait…

Horreur !

Rêves doux et cléments, poussez la barque sur l’onde noire, et que l’étoile qui commence à briller assigne un terme à mon voyage.

Le crépuscule s’annonce ; il naît déjà. Une à une les lumières scintillent au sein de la grande ville, escarboucles de sa parure, feux follets du grand cimetière. Voilà qu’elles se répandent auprès de l’eau, comme une double guirlande de regards flamboyants ; elles se dressent sur les deux rives, et, pâles encore, palpitent au fond du fleuve. Au fond du fleuve, où l’on dirait des sirènes nues, qui de temps à autre voilent leur beauté.

C’est le coup d’œil d’une féerie. Les rubans de gaz sont l’horizon de la perspective, le cadre du tableau. Au-delà disparaît Paris. Pour mieux dire, c’est un Paris nouveau, un Paris inconnu qui naît. Le Paris qui gisait sous les eaux. La flamme arrache les secrets de l’onde ; la lumière éclaire son miroir. Et que de vies reprennent leur cours au fond du sable mort.

C’est la ville brillante et saine qui se meut ; c’est la ville fougueuse qui sort resplendissante des égouts. Et Dieu sait quelle ronde infernale : le démon sait quels divins quadrilles. La bouche ne peut pas décrire ce que l’œil a su voir ; la plume ne rend pas ce que l’âme a rêvé.

Lorsque le canot flotte au gré du courant, et que la nuit déploie ses ailes sur le lit sombre d’un grand fleuve, il faut des regards audacieux pour se perdre froidement dans les réalités humides, où l’épouvante est l’illusion, où l’éblouissement cache l’avenir.

Oh ! quand pourrai-je, poëte à mon tour, briser ce crayon moqueur que mon siècle m’impose, et, foulant aux pieds ce masque qui le réjouit, lui montrer enfin un visage ?

Alors, au Paris de la terre je dévoilerai vraiment la face du Paris des eaux.

En attendant, rêves doux et cléments, poussez la barque sur l’onde noire, et que l’étoile qui commence à briller assigne un terme à mon voyage.