Le venin des vipères françaises/Chapitre 3

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Librarie J. B. Baillière et Fils (p. 21-40).

CHAPITRE III

Diverses propriétés du venin. — Action hémolytique. — Action sur la coagulation du sang. — Action protéolytique.


§ 1. — Historique.

Fontana (1781) (ind. bibl. 1), injectant du venin de vipère dans la jugulaire externe du lapin, avait provoqué la mort presque instantanée de cet animal et constaté à l’autopsie que le sang était coagulé dans les ventricules, dans les oreillettes et dans les vaisseaux veineux.

D’autre part, en mélangeant, in vitro, du venin avec du sang de cobaye, il avait constaté que celui-ci restait noir, visqueux et sans sérum. Fontana conclut de ses expériences que le venin de vipère produit un changement sensible dans le sang tiré des vaisseaux. « Dans ces cas, dit-il, le sang devient noir et demeure fluide au lieu de se coaguler comme cela lui arrive constamment lorsqu’il n’est pas uni avec ce venin. Au contraire, quand il est introduit dans le sang des animaux le venin de la vipère le coagule promptement en sorte qu’il en empêche la circulation. »

Weir-Mitchell (1868) (ind. bibl. 2) étudiant l’action du venin du serpent à sonnettes prétend que, lorsque les animaux survivent à l’empoisonnement pendant un certain temps le sang perd la propriété de se coaguler et il attribue ce fait non à une insuffisance de fibrine dans le sang mais à une modification produite par le venin lui-même sur cette fibrine du sang. Pour lui, les globules rouges ne sont pas altérés quand la mort arrive rapidement et ils ne le sont que rarement dans les cas où elle arrive lentement.

Albertoni (1879) constate que chez les chiens empoisonnés par la vipère ; les globules rouges restent normaux de forme, mais non d’aspect coloré.

« Dans quelques cas, dit-il (ind. bibl. 8), ils avaient perdu leur matière colorante, laquelle était passée dans le plasma, qui était devenu roussâtre. » Les leucocytes sont réunis et amassés de façon à constituer de grandes plaques. Le sang traité par Peau, l’acide acétique très dilué et d’autres agents permet d’observer bientôt (pie les hématies se séparent et se dissocient, montrant ainsi une résistance bien moins grande qu’à l’ordinaire à l’action de ces mêmes agents.

Romiti (1883) a l’occasion de faire l’autopsie d’un forgeron de 40 ans, mort quatre heures après la morsure d’une vipère. Examinant le sang recueilli au voisinage de la morsure sans réactif et aussi en le traitant par la méthode de Bizzozero (sang mêlé à une solution de Na Cl à 7.5 % et coloré par le bleu de méthylène) il constate les modifications suivantes (p. 41 et 42, ind. bibl. 4) : « Les globules rouges semblent normaux par leur forme, mais ils ont pâli ; la matière colorante est diffuse dans le plasma, ils ne présentent jamais la disposition en piles qui leur est particulière. Çà et là apparaissent des groupes de leucocytes et Ton voit facilement avec un faible grossissement, au milieu d’eux, de la substance granuleuse. Avec 1,500 diamètres, le sang coloré au violet de métylène, montre que les amas granuleux sont formés de piastrine (Bizzozero) ou d’hématoblastes (Hayem)

« Je dirai d’abord, écrit l’auteur, que le sang conservé en vases clos se conserva toujours fluide, d’aspect sirupeux, dense, de couleur lie de vin. Trois mois après l’autopsie, il avait toujours les mêmes caractères, n’ayant jamais eu la fétidité spéciale de la putréfaction, mais seulement une forte odeur empyreumatique, comparable à l’extrait de viande de Liebig.

« Jusqu’à la fin du troisième jour qui suivit la nécropsie, les préparations du sang présentèrent les mêmes caractères que celles du sang frais ; au quatrième jour les globules blancs se maintenaient encore sans altérations, mais les rouges commençaient à se dissocier et la piastrine l’était complètement.

Urueta (1884) expérimentant avec le venin du crotale, du Bothrops fer de lance voit que dans les cas de mort lente le sang présente toujours les caractères du sang dissous. Il conclut ainsi (ind. bibl. 3) : « De toutes ces altérations, il ressort que le venin des serpents contient un ferment, un agent quelconque capable de détruire les globules et la matière fibrino-plastique, de produire des embolies capillaires et des hémorragies intestinales. Il y a donc un poison hématique qui produit des lésions d’autant plus évidentes qu’il a plus de temps pour séjourner dans la circulation et que la mort se produit plus tardivement. »

Kaufmann (1889) a vu que « les caractères anatomiques du sang se modifient sous l’action du venin. Chez le chien les globules rouges perdent leur forme discoïde et deviennent complètement sphériques. Ils ne se disposent plus en piles comme dans le sang normal. Ils semblent aussi être plus petits, légèrement rétractés ([p. 22, ind. bibl. 6). »

Phisalix : a montré que l’action du venin de vipère sur le sang était variable aussi bien in vivo que in vitro et qu’elle dépendait de l’espèce sur laquelle on expérimentait. Il a trouvé (ind. bibl. 7) « chez les cobayes qui meurent en 5 ou 6 heures des caillots dans la veine porte la veine sus-hépatique, le cœur. Si la mort est plus tardive, de 25 à 30 heures, le sang reste fluide dans les vaisseaux et le cœur. En injectant du venin de vipère dans la veine de l’oreille d’un lapin, on peut le foudroyer par coagulation intravasculaire généralisée. Il suffit pour cela d’inoculer assez rapidement 0,5 mg de venin par kilogramme. »

Chez le chien les résultats sont différents : « Chez un chien de 4 à 5 kg, une dose de 1,5 mg de venin de vipère rapidement introduite dans la veine jugulaire, détermine la mort en une ou deux heures avec les troubles caractéristiques de la circulation et de la respiration. Déjà 5 à 6 minutes après l’injection, le sang est incoagulable. Ce sang possède les propriétés du sang de peptone ; inoculé à dose forte dans les veines d’un autre chien (80 centimètres cubes dans un cas), il empêche au bout d’une heure les effets anticoagulants de la peptone… (Phisalix, 1899, ind. bibl. 9.)

Toutefois « les expériences faites avec la peptone, l’extrait de sangsue et le venin, montrent qu’aucune de ces substances injectées préventivement dans les veines ne peut empêcher les effets des autres sur la coagulation du sang. Il faut en conclure ou bien que ces substances agissent sur le sang par un mécanisme différent ou bien que si le processus physiologique est le même, les effets en sont complètement modifiés par l’intervention de phénomènes antagonistes. »  (Phisalix, 1899, ind. bibl. 10)

En ce qui concerne l’action du venin de vipère sur le sang in vitro, Phisalix a montré (1902, ind. bibl. 14) que si on mélange du sang aspiré dans la veine à l’aide d’une seringue stérilisée contenant une solution de venin à 1 p. 1000 dans l’eau salée physiologique et qu’on projette ensuite le mélange dans un tube stérilisé pour en suivre les modifications, on obtient des résultats différents selon qu’il s’agit de sang de chien ou de sang de lapin.

Le sang de chien devient noir et ne rougit plus par agitation ; il reste complètement fluide et homogène ; le sang de lapin, au contraire, se sépare en deux couches ; une inférieure de teinte foncée où s’amassent les globules et quelques flocons de coagulum et une supérieure légèrement teintée en jaune. Les globules rouges sont capables de fixer l’oxygène, par brassage du mélange avec Pair, cela pendant plus de deux heures. Puis la teinte noirâtre s’accentue et, au bout de douze heures, elle est aussi marquée que dans le sang de chien.

D’autre part, Phisalix remarque que dans le sang de chien, les globules rouges ont complètement disparu, par dissolution dans le plasma, que l’hémoglobine s’altère et se modifie, prenant une coloration brune qui s’accentue peu à peu et devient noirâtre en même temps qu’elle perd complètement la faculté de fixer l’oxygène et de rougir par agitation, cela à cause de sa transformation probable en méthémoglobine.

Les globules blancs ne sont pas altérés ; ils sont sphériques, granuleux ; leur noyau est marqué et ils paraissent relativement plus nombreux à cause de la diminution des globules rouges en partie dissous ; ils ont une tendance à se réunir en petits amas et au bout de 15 à 20 heures alors que tous les globules rouges ont disparu, on trouve encore quelques amas granuleux de globules blancs.

Les globules rouges du lapin sont beaucoup moins vite attaqués que ceux du chien. Après deux heures, les globules rouges sont presque intacts alors que les globules blancs ont disparu, mais peu à peu, les globules rouges se dissolvent et au bout de 12-15 heures l’hémoglobine a diffusé en même temps qu’elle a pris une teinte brime foncée que l’agitation ne modifie pins, subissant une modification analogue à celle qu’elle présente dans le sang de chien.

D’après tout ce qui précède, nous voyons que le venin de vipère exerce sur le sang deux actions différentes : une action de dissolution de l’hémoglobine et des globules rouges, phénomène que les auteurs ont désigné sous le nom d’action hémolytique du venin, et une action sur la coagulation qui semble varier selon les conditions de l’expérience.

Nous allons exposer successivement les faits d’expériences relatifs à ces deux phénomènes et les explications que donne la science moderne sur leur mode de production.

§ 2. — Action hémolytique.

Les venins en général, le venin de vipère en particulier, dissolvent les globules rouges du sang mais, fait important, mis en relief par les travaux de Flexner et Noguchi (1902), (ind. bibl. 12), il est nécessaire pour que la dissolution des globules rouges, c’est-à-dire L’hémolyse, se produise en présence du venin, que ces globules soient également en présence du sérum sanguin. Des globules rouges débarrassés de leur sérum par des lavages à l’eau physiologique ne s’hémolysent plus lorsqu’on les met en présence de venin. L’hémolyse au contraire se produit, si on restitue aux globules du sérum normal. Les auteurs expliquent ce fait en admettant la théorie émise par Ehrlich, à propos des sérums bactériolytiques. Le venin contiendrait une substance quia une grande affinité pour le globule rouge (substance intermédiaire ou ambocepteur) et qui, après s’être fixée sur ce globule, attirerait dans son intérieur une substance du sérum (complément) avec laquelle il se combinerait pour produire l’hémolyse. L’ambocepteur serait comparable à un mordant et sensibiliserait le globule à l’action de la seconde substance. Le complément ne serait autre chose que cette substance « mal définie, encore inconnue dans sa constitution chimique à la présence de laquelle on attribue cette propriété qu’ont généralement les sérums, d’exercer une influence destructive sur diverses cellules et sur certains microbes » (Bordet et Gengou, ind. bibl. 11). Cette substance, qui perd son activité lorsqu’on chauffe à 55° le sérum qui la contient, serait l'alexine de Büchner, la cytase de Metchnikoff.

Pour Kyes (1902-1903) (ind. bibl. 19), le venin jouerait le rôle d’ambocepteur et se combinerait aux lécithines du sérum pour constituer une lécithide qui serait capable à elle seule d’hémolyser toute espèce de globules rouges. Cette substance serait plus résistante à la chaleur que chacun de ses composants, car ou peut la chauffer plusieurs heures à 100° sans que son pouvoir hémolytique soit même atténué, tandis que le venin de cobra et les lécithines ne supportent pas une ébullition prolongée.

Les deux théories, théorie de Flexner et Noguchi d’après Elrlich, théorie de Kyes, sont d’accord pour reconnaître que le venin renferme ou joue le rôle d’ambocepteur, c’est-à-dire de substance à double affinité, mais elles diffèrent précisément en ce qui concerne les affinités de l’ambocepteur. Les conditions nécessaires à la production de l’hémolyse peuvent être exprimées par les formules suivantes, répondant respectivement à la première et à la seconde de ces théories ;

1o (Globule rouge + ambocepteur fourni par le venin) + complément fourni par le sérum (alexine) ;

1o { Globule rouge + { ambocepteur fourni par le venin + { complément fourni par le sérum (alexine)

2o {(Ambocepteur fourni par le venin) + complément fourni par le sérum (lécithine)} = lécithide. + globule rouge.

Texte de la légende
2o Ambocepteur fourni par le venin + complément fourni par le sérum (lécithine) + globule rouge
lécithide ?


Or, les travaux de Calmette ont montré (1902), en ce qui concerne le venin de cobra, que la substance active du sérum ne saurait être l’alexine, mais que cette propriété appartenait à une « sensibilisatrice particulièrement thermostabile et existant normalement dans le sang à côté de l'antihémolysine naturelle thermolabile. » (Ind. bibl. 13).

Calmette démontre en effet :

1o Que les sérums normaux chauffés à 62° ( température à laquelle l’alexine est détruite) permettent l’hémolyse des globules lavés beaucoup plus facilement que les sérums frais alexiques et que les sérums normaux dilués avec trois parties d’eau distillée et chauffés 20 minutes à 80° sont encore capables de sensibiliser à l’égard du venin les hématies lavées.

2o Que au contraire, les sérums frais, ajoutés en excès, retardent ou entravent l’hémolyse tandis que celle-ci s’effectue en quelques instants dans les tubes témoins qui reçoivent la même quantité de sérum chauffé avec les mêmes quantités de venin (sérums normaux de cheval, chien, lapin, cobaye, poule). S’il en est ainsi, c’est que le sérum renferme une antihémolysine naturelle, qui protège dans une certaine mesure les hématies contre l’action dissolvante du venin.

3o Si le sérum chauffé est plus actif vis-à-vis de l’hémolyse que le sérum normal, c’est parce que cette antihémolysine est détruite, comme l’alexine, par le chauffage à 56°.

4o La substance hémolysante, au contraire, est extraordinairement résistante à la chaleur, puisque le venin de cobra chauffé à +75° est aussi hémolysant qu’à l’état frais. Cette substance n’est détruite qu’après une ébullition prolongée pendant 15 minutes.

5o Les hématies lavées, par suite non hémolysables, présentent la curieuse propriété de fixer le venin. Si on les laisse pendant quelques minutes en contact avec une solution de venin et qu’on les lave ensuite à plusieurs reprises à l’eau physiologique en centrifugeant chaque fois pour éliminer toute trace de venin dissous, on constate que ces hématies s’hémolysent très rapidement, aussitôt qu’on les met et en présence d’un peu de sérum normal chauffé à 62°.

Phisalix, reprenant ces expériences avec le venin de vipère, agissant sur les sangs de chien et de lapin, corrobore les résultats obtenus par Calmette, et explique les différences constatées au point de vue de la dissolution des globules rouges, suivant qu’il s’agit du sang de chien ou du sang de lapin (ind. bibl. 15).

Tandis que les globules de chien lavés et centrifugés, mêlés à une solution de venin, en présence de sérum de chien normal ou chauffé à 58-60°, se dissolvent en 10 à 15 minutes, ces mêmes globules de chien, mis en présence d’une solution de venin et de sérum de lapin, se dissolvent beaucoup moins rapidement.

« Les résultats varient (Phisalix, ind. biblXXX) suivant que le sérum a été chauffé ou non chauffé. Dans le premier cas, l’hématolyse se fait progressivement, elle est complète en une heure, avant que les globules aient eu le temps de se déposer, tandis que dans le deuxième cas les globules se déposent et c’est à peine si, au bout de deux heures, ils commencent à être attaqués. Il existe donc dans le sérum de lapin une substance antihémolytique, qui est détruite par le chauffage. »

« Cette antihémolysine naturelle est une des causes qui empêchent la dissolution des globules de lapin lavés quand on ajoute du sérum de lapin non chauffé au mélange de ces globules et du venin. Cependant quand on supprime cette antihémolysine par le chauffage, le sérum ne devient pas plus hémolytique pour les globules de lapin. Il n’en est pas de même si l’on emploie du sérum de chien. Celui-ci, après un ou plusieurs chauffages à 58° possède la propriété de dissoudre les globules de lapin. Il faut en conclure qu’il contient un principe sensibilisateur plus actif que celui du lapin. Ces laits corroborent ceux que M. Calmette a découverts ; ils montrent eu outre que c’est à la proportion relative d’antihémolysine et de sensibilisatrice dans le sérum, qu’il faut attribuer le rôle le plus important dans l’action hématolytique des venins. »

Nous voyons d’après tout ce qui précède, que le phénomène de l’hémolyse est essentiellement variable, puisqu’il dépend de plusieurs facteurs qui sont l'hémolysine du venin, la sensibilisatrice et l’antihémolysine du sérum. Il faut ajouter un quatrième facteur, la résistance propre du globule sanguin, mis en expérience. Phisalix montre que les globules du lapin sont plus résistants que ceux du chien. Noc a étudié les modalités de l’hémolyse, suivant qu’il s’agit de diverses sortes de venin, c’est-à-dire d’hémolysines variables. Il s’est arrangé de façon à laisser invariables les facteurs résistance du globule et sensibilisatrice du sérum et à annihiler l’effet du quatrième facteur antihémolysine.

Il a étudié l’action de un milligramme de venin (0.1 cm3 d’une solution à 1 % fraîchement préparée et non filtrée) sur 1 cm3 de globules de sang de cheval lavés et dilués à 5 % dans de l’eau physiologique, en présence de 0.2 cm3 de sérum de cheval chauffé à 58° (ind. bibl. 20).

Il a vu que un milligramme de venin de Pelias berus donne une hémolyse complète en 60 minutes, tandis que un milligr. de venin de cobra (Colubridé) donne le même résultat en 5 minutes, et un milligr. de venin de Bothrops (Crotaliné) en 3 heures et il montre que les venins les plus actifs, au point de vue de l’hémolyse, sont ceux des Colubridés, les moins actifs ceux des Crotalinés, les venins des vipérinés, groupe dans lequel rentrent nos vipères françaises, occupant au point de vue de là fonction hémolytique une place intermédiaire. Noc conclut que « la différenciation des hémolysines permet de classer les venins en plusieurs groupes, qui se rapprochent des groupes déterminés par les naturalistes, dans la classification des espèces venimeuses. »

§ 3. — Action du venin sur la coagulation du sang.

L’historique nous a appris que cette action était variable et fonction de la nature du sang mis en expérience. Phisalix nous a montré que le venin de vipère coagulait le sang de lapin tandis que le sang de chien mis en sa présence, restait incoagulable.

Si nous rappelons en quelques mots l’expérience de Phisalix, nous voyons le sang de chien incoagulable, noir, ne rougissant plus par agitation, avec les globules rouges hémolysés, tandis que les blancs sont plus résistants. Le sang de lapin, au contraire est coagulé, mais il reste rouge et peut fixer pendant plus de deux heures l’O. par agitation. Les globules rouges sont plus résistants que les globules blancs et hémolysés après eux.

« Le venin de vipère, conclut Phisalix (ind. bibl. 14), exerce donc une action directe sur la coagulabilité du sang et le sens de cette action paraît être en rapport avec la résistance relative des deux espèces de globules. En effet, chez le chien, ce sont les globules rouges qui sont les premiers attaqués par le venin, chez le lapin, ce sont les globules blancs ; dans le premier cas le sang est incoagulable ; dans le second, an contraire, on voit apparaître un coagulum partiel qui semble diminuer à mesure que l’hématolyse progresse. Les choses se passent comme si la destruction des globules rouges avec transformation de l’oxyhémoglobine en méthémoglobine mettaient en liberté des substances anticoagulantes. Si ce phénomène est tardif et consécutif à la leucolyse, comme cela arrive chez le lapin, l’action du fibrinferment peut s’exercer jusqu’au moment où les substances antagonistes viennent en entraver les effets. »

Pour Phisalix, il n’y a pas de relations entre les variations de l’hématolyse et les variations de la coagulabilité du sang par le venin. En effet, l’hématolyse du sang de chien est beaucoup plus rapide avec le venin de cobra qu’avec le venin de vipère. Par contre, quand on mélange du sang de chien avec du venin de cobra, les globules se dissolvent et le sang se coagule en 15 on 20 secondes, alors qu’il reste incoagulable avec le venin de vipère. « Le seul fait de la dissolution des globules rouges ne suffit donc pas à expliquer une si grande variation de coagulabilité. Il y a autre chose. En effet, taudis qu’après l’action du venin de cobra sur le sang, sur les globules de chien, l’hémoglobine ne paraît pas sensiblement modifiée au moins pendant plusieurs heures, avec le venin de vipère, elle se transforme très rapidement en méthémoglobine. »

Cette transformation de l’hémoglobine serait due à l’échidnase, qui jouerait le rôle de ferment, car, si on la détruit par chauffage à 80° ou à 100°, le venin de vipère se comporte comme le venin de cobra, coagulant le sang et dissolvant les globules lavés sans modifier sensiblement l’hémoglobine. Cette hypothèse est corroborée par ce fait que échidnase donne avec la teinture de gaïac la réaction des oxydases, qu’on n’obtient pas avec le venin de cobra. (Phisalix, 1902, ind. bibl. 15).

Noc (ind. bibl. 20) montre, d’antre part, que les globules rouges ne jouent aucun rôle dans la coagulation du venin et que « si l’on sépare ces globules par centrifugation du plasma, le venin coagule le plasma déglobulisé dans le même temps et avec la même intensité que le sang total. »

Pour Noc, l’incoagulabilité du sang observée avec les venins de certains serpents (Colubridés et certains Crotalinés}. serait due à une action de ces venins sur la fibrine dissoute ou plutôt sur la substance fibrinogène du sang et le phénomène de l’incoagubilité serait un cas particulier d’une action plus générale du venin, l'action protéolytique.

§ 4. — Action protéolytique.

Par action protéolytique des venins, il faut entendre une action de désintégration exercée par ces venins sur les substances albuminoïdes en solution.

Launoy montre que (ind. bibl. 17) : « 1o Si l’on fait agir à des températures de 37°, 40° ou 43° sur des substances albuminoïdes dissoutes, des solutions de venin de cobra, ou des extraits de glande venimeuse de vipère et de parotide de couleuvre, le venin désintègre la molécule albuminoïde, de telle sorte que celle-ci reste soluble après addition d’acide formique (HCOOH) et dessiccation à 105° (caséine, albuminoïdes du sérum) ou n’est plus précipitable par l’acide acétique (CH3COOH).

« 2o Celte désintégration est favorisée par une faible alcalinité du milieu (neutre à la phénolphtaléine) ; elle donne lieu à des albumoses à réaction biurétique précipitées par l’acide nitrique, le chlorure de sodium et le sulfate d’ammoniaque, l’hydrolyse n’atteint jamais le terme peptone.

« 3o Si l’on fait agir simultanément sur une substance albuminoïde en solution alcaline, une solution de venin de cobra et une solution de pancréatine active, l’action zymotique faible du venin s’additionne à l’action propre du ferment soluble, sans que celle-ci semble notablement accélérée par la présence du venin.

« 4o Les venins de vipère (Vipera aspis), de vive (Trachinus draco), de scolopendre (Scolopendra morsitans) et guêpe commune (Vespa vulgaris), en solutions glycérinées thymolées, les venins de cobra et de scorpion (Buthus europœus) en solutions filtrées à la bougie, se montrent dépourvus de toute action protéolytique sur les substances albuminoïdes coagulées (ovalbumines, albuminoïdes du sérum) et sur la fibrine. »

Noc (ind. bibl. 20) signale le parallélisme existant entre l’action fibrinolytique des venins et leur action anticoagulante. Il constate, en outre, que l’action fibrinolytique des venins et l’action anticoagulante sont détruites pour les divers venins à la température de 80° après une demi-heure de chauffage au bain-marie en tubes scellés.

Ces mêmes venins qui ont perdu leur action sur la coagulation, sont encore capables de produire l’hémolyse. Il conclut que :

« 1o Tous les venins de serpents possèdent une action protéolytique variable sur les substances albuminoïdes non coagulées par la chaleur.

« 2o Leur action fibrinolytique explique leur rôle important dans les phénomènes d’incoagulabilité du sang à la suite des injections de venin.

« 3o La substance protéolytique et anticoagulante des venins est détruite par le chauffage à 80" ;

« 4o Les hémolysines et les antihémolysines iront aucune corrélation avec les phénomènes de coagulation et d’incoagulabilité. »

§ 5. — Conclusions.

De l’étude qui précède nous pouvons conclure en ce qui concerne particulièrement le venin de vipère :

1o Qu’il possède ;

a) Une action de dissolution sur le globule sanguin action variable selon les proportions d’antihémolysine et de sensibilisatrice contenues dans le sérum d’une part, selon la résistance propre du globule d’autre part ;

b) Une action sur la coagulation, qu’il semble dans certains cas favoriser, empêcher dans d’autres, sans que ces différences soient en relation avec des différences dans la modalité de hémolyse ;

c) Une action protéolytique, sur certaines substances albuminoïdes en solution, action remarquable si on la considère en tant que s’exerçant sur la substance fibrinogène du sang parce qu’elle permet, dans une certaine mesure d’expliquer le phénomène de l’incoagulabilité, mais action qui, par contre, rend plus difficile l’interprétation des cas où le venin produit la coagulation du sang.

2o Quoi qu’il en soit, ces phénomènes semblent être produits par la substance isolée par Phisalix et par lui désignée sous le nom d’échidnase. Si nous considérons que vraisemblablement, le venin de vipère jouit très probablement de quelques autres propriétés signalées pour d’autres espèces de venin (propriétés cytolytique, leucolytique, amylolytique, bactériolytique) mais encore trop peu connues pour que nous puissions les étudier ici, nous sommes amenés à considérer l’échidnase comme une substance qui exerce des pouvoirs très différents, ou comme un ensemble complexe de substances qui exerceraient ces actions. Ce sont ces substances désignées par Noc sous le nom d'hémolysines, coagulines, protéolysines, cytolysines et dont il cherche à démontrer l’individualité (ind. bibl. 20 et 21).

3o 11 ne faut pas confondre les termes propriété hémorragipare et action hémolytique du venin. Noc remarque en effet que, si on peut arriver à débarrasser les venins de toute substance hémorragipare par le chauffage à 80°, la propriété hémolytique, de même que la propriété neurotoxique est beaucoup plus résistante à la chaleur. S’il en est ainsi en ce qui concerne le venin de vipère, la fonction hémolytique doit être retirée à l’échidnase et constituer un pouvoir indépendant. Nous ne pouvons que soulever la question sans la résoudre.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE


1. Fontana. (F.). – Traité sur le venin de la vipère, sur les poisons américains, sur le laurier cerise et sur quelques autres poisons végétaux. (Florence 1781 ; t. I, 3e partie, chap. V ; p. 308.)

2. Weir-Mitchell. – Experimental contribution to the toxical of rattlesnake venom, (New-York 1808), cité d’après la thèse d’Urueta. (V. cet index 5.)

3. Aldertoni. – Sull’azione del veleno della vipera (Lo Sperimentale, Firenze août, 1879 ; p. 142-153 et Ann. di chim. applic. a med. Milano, 1879, p. 210), cité par Noé (voy. cet index n° 8).

4. Romiti (G.). – Indagini anatomiche sopra un caso di morte da morsicatura di vipera. (Riv. clin. di Bologna, 1884, 3 s. ; IV, p. 26-39.)

Recherches anatomiques sur un cas de mort par morsure de vipère, traduction p. G. Millot Carpentier) in Archives italiennes de Biologie. Turin, 1884 ; p. 37-46).

5. Urueta (R.). – Recherches anatomo-pathologiques sur l’action du venin des serpents. Action physiologique, toxicologique et thérapeutique. (Thèse Paris, 1884.)

6. Kaufmann. – Du venin de la vipère. (Mémoires de l’Académie de médecine, 1889, tome 36.)

7. Phisalix (C.). – Venins et Animaux venimeux dans la série animale. (Revue scientifique, 4e série, tome VIII, 24 juillet 1807.)

8. Noé (J.). – Les Venins. (Archives générales de médecine, février 1889, no 2 ; p. 217-250.)

9. Phisalix (G.). – Venins et coagulabilité du sang. (C.R. Société de biologie, 28 octobre 1899 ; p. 834-837.)

10. Phisalix (G.). – Relations entre le venin de vipère, la peptone et l’extrait de sangsue. (C.R. Société de biologie, 4 nov. 1889.)

11. Bordet et Gengou. – Sur l’existence de substances sensibilisatrices dans la plupart des sérums antimicrobiens (trav. du lab. de M. Metchnikoff). (Annales de l’Institut Pasteur. Paris, mai 1901.)

12. Flexner (S.) et Noguchi (H.). – Snake venom in relations to hemolysin and toxicity. (Journal of experimental Medicin. Washington, 17 mars 1902.) The constitution of snake venom and snake sera (Univ. of. Pensylv. medic. Bull. nov. 1902).

13. Calmette (A.). – Sur l’action hémolytique du venin de Cobra. (C.R. de l’Académie des Sciences. Paris ; 10 juin 1902 ; p. 1440.)

14. Phisalix (G.). – Action du venin de vipère sur le sang de chien et de lapin. (C.R. Société biologie. Paris 1902.)

15. Phisalix (G.). – Etude comparée de l’hématolyse par les venins chez le chien et le lapin. (C.R. Société de biologie. Paris ; juillet 1902 ; p. 1070-71.) (C.R. Acad. des Sciences. Paris 1902, p. 257-258.)

10. Delezenne (G.). – De l’existence d’une Kinase dans le venin des serpents. (C.R. Acad. des Sciences. Paris ; 11 août 1902, p. 329.)

17. Launoy (L.). – Sur l’action protéolytique des Venins. (C.R. Acad. des Sciences. Paris, 1er sept. 1902, p. 403.)

18. Phisalix (C.). – Les Venins considérés dans leurs rapports avec la biologie générale et la pathologie comparée. (Revue générale des Sciences pures et appliquées. Paris ; déc. 1903 ; p. 1250-1258.)

19. Kyes (P.). – Ueber die Wirkungsweise des Cobragiftes. (Berl. Klin. Wocli. 1902, nos 38 et 39.) Zur Kenntniss der Cobragiftantiwironden Substanzen. (Berl. Klin. Woch. 1903, nos 2 à 4.) Ueber die Isolirung von Sclilangengift Lecithiden. (Perl. Klin. Wocli. 1903, nos 42 et 43.)

20. Noc (F.). – Sur quelques propriétés physiologiques des différents venins de serpents (trav. du lab. de M. Calmette, Institut Pasteur de Lille). (Annales de l’Institut Pasteur. Paris, juin 1904.)

21. Noc (F.). – Propriétés bactériolytiques et anticytasiques du venin de Cobra (trav. du lab. de M. Calmette, Institut Pasteur de Lille). (Annales de l’Institut Pasteur. Paris, avril 1905.)