Le vingtième siècle/Partie II/Chapitre 12

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XII


L’insurrection ! — Arrivée des volontaires marseillaises. Fusils pittoresques. — Le bataillon des photo-peintres. — Les nouveautés. en avant !


Hélène en uniforme.
Hélène en uniforme.

Le tocsin sonna toute la nuit. Cette vive émotion, cette impression de trouble et d’effroi que le comité d’organisation voulait faire goûter à la population, Hélène la ressentit tout à fait. Il lui fallut une grande force de caractère pour se décider à se lever et à endosser son uniforme de volontaire marseillaise.

Enfin, elle parvint à s’habiller et à boucler un ceinturon chargé d’un sabre, d’un poignard et de deux revolvers ; elle prit son carnet et se rendit à la salle à manger, où toute la famille Ponto déjeunait à la hâte. Philippe parut surpris à la vue de sa cousine en uniforme.

« Comment, Hélène, dit-il, je vous croyais dépourvue de ces goûts masculins si fort à la mode… vous êtes volontaire ?

— Non, dit Hélène, j’accompagne les volontaires marseillaises, mais comme journaliste seulement.

— Avant de partir, dit M. Ponto, vous allez endosser ce gilet paraballes… vous savez, il y a toujours des écervelés qui laissent des balles dans les cartouches… il est bon de se prémunir contre ces distractions… »

Hélène n’avait pas besoin de cet avertissement pour trouver son métier de journaliste à la suite des volontaires marseillaises dépourvu de tout attrait. Même la satisfaction de porter un coquet uniforme ne pouvait balancer l’ennui d’avoir à circuler au milieu des pavés soulevés, au son d’une fusillade vive et entraînante, agrémentée de quelques sifflements de balles oubliées dans les cartouches.

« Et maintenant, dit M. Ponto en lui serrant la main, allez, recueillez le plus possible de notes intéressantes… Nous vous verrons à deux heures sur le boulevard, aux charges de cavalerie. »

Est-il au monde spectacle plus sublime que celui d’un peuple généreux s’armant pour lutter contre la tyrannie ! Est-il tableau plus saisissant que celui d’une ville entière, bouleversée par le souffle révolutionnaire, lançant ses citoyens et ses citoyennes contre les séides d’un pouvoir abhorré ! Ce sublime spectacle pouvait se voir de temps en temps jadis, mais plus rarement et bien plus difficilement qu’aujourd’hui ; le penseur, l’artiste ou simplement le curieux, pour savourer ces émotions, risquait dans les bagarres les coups, la fusillade ou l’emprisonnement suivi de la déportation. Les révolutions régulières décennales ont fait disparaître ces inconvénients ; ne nous lassons pas d’admirer cette belle institution que l’Europe et l’Amérique nous envient et s’efforcent en vain d’imiter !

Astiquage et fourbissage dans les familles.
Astiquage et fourbissage dans les familles.

Paris avait pris sa physionomie des grandes journées révolutionnaires. Tout était bruit, mouvement, bousculade ; d’innombrables affiches imprimées ou manuscrites couvraient les murailles ; des orateurs improvisés haranguaient la foule à chaque coin de rue, personne n’entendait, mais tout le monde criait et applaudissait. De vieilles armes qui avaient figuré dans toutes les guerres et toutes les révolutions depuis cent ans, des fusils dix fois transformés, fusils à piston changés en fusils à tabatière, puis en chassepots, en Gras, en fusils à répétition, à réservoir, en fusils électriques, etc., revenaient encore une fois luire au clair soleil et revoyaient les pavés retournés comme au temps de leur bruyante jeunesse. Ô vieux fusils cachés sous la poussière, au fond des greniers ou alignés le long des murs dans les musées, ces journées-là payent bien des années d’inaction et de pesant ennui !

Toutes les rues regorgeaient de citoyens en train de fourbir et d’astiquer ces vieux camarades couverts de gloire et de rouille. Ceux qui n’avaient pas de fusils se contentaient de revolvers, ou de pistolets, même à pierre ; les gamins eux-mêmes traînaient des sabres légués par les ancêtres et décrochés des vieilles panoplies.

Les dilettanti, les gens à goûts artistiques, dédaignant les fusils trop modernes qui se chargent par la culasse, trop vite et presque comme des mécaniques, descendaient dans la rue armés de vieux mousquets à pierre et harnachés de gibernes pittoresques. Le plaisir est certainement bien moindre à faire rouler un fusil à répétition, qu’à charger en quinze mouvements un de ces vénérables mousquets à silex, à faire sonner la baguette dans le canon, musique délicieuse et émouvante, et à faire grincer les ressorts du chien.

Quant aux collectionneurs, aux amateurs de bibelots et de belles armes, ils se seraient bien gardés de perdre une si belle occasion d’endosser de brillantes ferblanteries de reîtres, de se coiffer de casques, de bourguignottes, de salades et de se barder de dagues féroces et de pistolets d’arçon monumentaux.

En se rendant en aérocab au tube méditerranéen, Hélène aperçut même dans un quartier habité par des artistes photo-peintres un bataillon de patriotes brandissant avec coquetterie des hallebardes du plus pur moyen âge.

La gare des tubes du sud était encombrée d’insurgés et surtout d’insurgées ; des députations de tous les clubs féminins attendaient les volontaires marseillaises avec des drapeaux, des couronnes et des musiques. Hélène arriva juste comme le train de Marseille entrait en gare, elle eut sa part de l’ovation enthousiaste qui accueillit les volontaires. Pour un peu, n’était la pensée des cartouches oubliées par les gens distraits dans les fusils et son paraballe qui la gênait aux entournures, elle se fût laissé gagner par l’enthousiasme.

Ce fut si joli, le défilé des volontaires marseillaises devant la gare et son groupement devant les objectifs de vingt photographes accourus pour le saisir au passage ! La commandante, une femme de tête, correspondante à Marseille de la grande société des citoyennes libres de France, reçut admirablement Hélène, lui parla de Mme Ponto et des services rendus par la banquière à la cause féminine, et la présenta immédiatement au corps d’officières.

« Vous marcherez à côté de moi, dit-elle, au premier rang, sabrebleu !

— Non, dit Hélène, je suis journaliste, je préfère marcher au dernier rang pour mieux embrasser l’ensemble…

— C’est juste, dit la commandante, suivez-nous à l’arrière-garde… nous allons camper au boulevard des Italiens où nous aurons à recevoir à deux heures plusieurs charges de cavalerie… »

Hélène tira son carnet et, tout en marchant, esquissa un commencement d’article.

Le bataillon campa sur le boulevard devant un café à deux étages, ouvert au rez-de-chaussée pour les piétons et au huitième étage pour les promeneurs aériens. Hélène trouva la famille Ponto installée commodément à une fenêtre de l’entresol et déjeunant en attendant les charges de cavalerie.

FORMATION DE SOCIÉTÉS SECRÈTES.
FORMATION DE SOCIÉTÉS SECRÈTES.

La commandante groupa militairement sa troupe et monta voir les Ponto avec Hélène.

« Sabrebleu ! dit la commandante en distribuant des poignées de main dans le café, on se sent vivre aujourd’hui, on respire une atmosphère de liberté qui fait plaisir !

— Encore une étape pour le progrès ! dit Mme Ponto.

— Le parti féminin doit faire ses preuves aujourd’hui, il nous faut au moins six portefeuilles dans le futur ministère…

— Je fais mes réserves, mesdames, dit M. Ponto. J’envisage la révolution d’aujourd’hui avec l’œil désintéressé du penseur et du philosophe, sans chercher quelles seront ses conséquences et quel bénéfice en tirera tel ou tel parti… ce qui me plaît surtout dans nos révolutions décennales, ce sont les distractions honnêtes, les plaisirs purs qu’elles offrent à la jeunesse… Plus de journées perdues dans les tripots, plus de nuits consacrées aux orgies, la jeunesse régénérée du xxe siècle a de plus nobles aspirations, il lui faut les luttes du forum, les émotions de la guerre civile, les vives sensations de… »

M. Ponto fut interrompu dans ses théories par une violente rumeur sur le boulevard.

« Descendons, sabrebleu ! s’écria la commandante en bouclant son ceinturon. Ayez les yeux fixés sur moi, mademoiselle, et ne m’oubliez pas dans votre article ! »

Un escadron de cuirassiers refoulait la foule sur la chaussée. Les casques et les cuirasses étincelaient, les sabres brillaient, c’était superbe. M. et Mme Ponto ne purent s’empêcher d’applaudir.

« Vivent les cuirassiers ! s’écrièrent cent mille voix sur le boulevard, à bas le gouvernement, mais vive l’armée !

— Escadron ! cria le commandant, en avant, chargez ! »

La foule se rabattit sur les bas côtés et l’escadron continua sa charge dans la direction de la Madeleine.

« Cela ne se gâtera qu’à deux heures ! » dit M. Ponto.

À deux heures, une nouvelle charge de cuirassiers fut reçue par la foule avec quelques pierres et un immense cri de : À bas le gouvernement !

Un flot d’insurgés armés de fusils se porta au milieu de la chaussée, les volontaires de Marseille croisèrent la baïonnette. Derrière eux, la foule abattit les échafaudages d’une maison en construction et se mit en devoir de soulever les pavés. Les applaudissements éclatèrent à toutes les fenêtres du boulevard — À bas le gouvernement ! À bas les ministères masculins ! À bas tout ! En un clin d’œil des barricades s’élevèrent en avant et en arrière des cuirassiers ; l’escadron essaya de franchir la barricade devant le café, quelques cavaliers roulèrent sur les pavés, les autres ne purent ni avancer ni reculer.

Une officière des volontaires de Marseille saisit par la bride le cheval du chef des cuirassiers.

« Commandant, s’écria-t-elle, vous avez fait votre devoir ; pas de carnage inutile. »

La vieille moustache se dressa sur ses étriers pour chercher un passage partout des pavés, partout des barricades, l’escadron était cerné.

« Allons, dit le commandant, autant me rendre à vous, charmante ennemie, qu’à un épicier insurgé… voici mon sabre !
RÉVOLUTION DE 1953
LE BATAILLON DE LA SUPRÉMATIE FÉMININE ARRIVANT AUX BARRICADES

— Gardez-le, commandant, criez seulement : À bas le gouvernement !

— À bas le gouvernement ! ! ! cria le cuirassier d’une voix de stentor.

Immédiatement l’officier fut enlevé de cheval et porté en triomphe sur les bras d’une foule en délire jusque dans le café où les volontaires de Marseille se disputèrent l’honneur de l’embrasser.

LE BATAILLON DES Droits de l’homme ET LE BATAILLON DES Droits de la femme AUX BARRICADES.
LE BATAILLON DES Droits de l’homme ET LE BATAILLON DES Droits de la femme AUX BARRICADES.

« Vite, dit M. Ponto à Hélène, une nouvelle à sensation pour le journal, je dicte :

premières défections dans l’armée.

2 h. 15. — Boulevard des Italiens. — Un escadron du 14e cuirassiers vient de passer à l’insurrection, l’enthousiasme remplit tous les cœurs. Le gouvernement est démoralisé. Aux barricades, citoyens et citoyennes ! ! !

L’observatoire n’avait pas trompé le Comité central en annonçant une journée splendide pour la révolution. Le soleil lui-même semblait prendre part à la fête ; pour faire honneur au lion populaire il avait mis ses rayons du dimanche. Deux cent mille fusils étincelaient sur le boulevard au milieu d’un féerique déploiement de drapeaux, de bannières et d’oriflammes ornés d’inscriptions révolutionnaires. Toute cette foule, en marche sur la Bastille où gémissaient les chefs de la gauche arrêtés dans la nuit, semblait se déplacer d’un seul bloc, escaladant les barricades avec des cliquetis de ferraille et redescendant de l’autre côté sur les tas de pavés.

Un roulement continu d’applaudissements et de vivats courait sur toute la ligne de la longue colonne, certains bataillons on pelotons d’insurgés furent particulièrement acclamés. Ce furent, entre autres, le bataillon des photo-peintres si artistement équipé, le bataillon des citoyennes libres, le bataillon des élèves du Conservatoire politique et le bataillon des Marseillaises.

Les employés des grands magasins de nouveautés, enrégimentés, s’avançaient précédés de tambours et de clairons. Ils furent d’abord applaudis, mais on leur marqua ensuite une certaine froideur quand on lut les inscriptions de leurs drapeaux. Les patrons, industriels sans pudeur, n’avaient pu résister au désir de battre la grosse caisse au profit de leurs magasins ; mêlant la réclame à la politique, ils marchaient contre la Bastille avec des devises comme celles-ci, inscrites sur d’immenses bannières :

République française. — Grands Magasins de Chaillot, les plus immenses du monde.
à bas le gouvernement ! en avant les nouveautés !
Malgré les vacances décennales, ouverture d’un rayon de Nouveautés révolutionnaires et patriotiques.
Prochainement exposition des nouveautés d’été.
Vive le prochain gouvernement !


PREMIÈRES DÉFECTIONS DANS L’ARMÉE.
PREMIÈRES DÉFECTIONS DANS L’ARMÉE.