Le vingtième siècle/Partie II/Chapitre 14

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BARRICADE MOBILE BLINDÉE ET CAPITONNÉE.
BARRICADE MOBILE BLINDÉE ET CAPITONNÉE.


XIV


Tocsin, générale et canon ! — Où les Parisiens savourent les vives sensations d’une attaque de nuit. Les nouveaux modèles de barricades sont appelés à faire leurs preuves. À bas le gouvernement !


Le 6 avril, à trois heures du matin, les troupes du gouvernement, massées dans les Champs-Élysées, reprirent l’offensive. Les citoyens armés qui gardaient les barricades du faubourg Saint-Honoré goûtèrent la vive sensation d’une surprise nocturne ; éveillés par le fracas des détonations éclatant dans la nuit, ils furent sur pied en un clin d’œil comme de vieux troupiers et coururent aux créneaux de leurs barricades. Sur chaque trottoir une longue file noire s’avançait rasant les maisons ; c’était l’ennemi !

« Feu ! cria le chef de la barricade et à bas le gouvernement ! »

Les petites barricades formant les avant-postes de l’insurrection ne pouvaient résister longtemps ; leurs défenseurs tiraillaient plus ou moins longtemps selon leur inspiration, puis se repliaient sur la barricade suivante. Cette attaque de nuit, pleine de saveur pour les combattants des barricades et pour les voisins réveillés en sursaut, fut conduite avec rapidité et intelligence par de vieux officiers habitués à la guerre des rues. À six heures, trente-cinq barricades étaient tombées au pouvoir de l’armée ; on avait brûlé quinze mille cartouches et des deux côtés savouré des impressions délicieuses.

Un roulement confus produit par des milliers de tambours s’entendait de tous les côtés : c’était la générale qui, de ses notes terribles, appelait aux barricades tous les citoyens de bonne volonté.

Le commandant en chef des troupes régulières fit bivouaquer ses soldats autour de la Madeleine, en tête de la longue ligne des vieux boulevards, coupée par les 182 barricades de l’exposition. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait que pavés soulevés, bastions improvisés, forteresses volantes, créneaux, sacs à terre, tout un pittoresque ensemble de constructions armées de canons, hérissées de fusils et fièrement couronnées de drapeaux battant sous l’air vif du matin.

Pendant que les troupes déjeunaient joyeusement, le général, mâchonnant sa vieille moustache grise, examinait avec une lorgnette son futur champ de bataille.

« Pas mal ! pas mal ! grommela-t-il, ça va chauffer tout à l’heure… Allons, colonel ! sacrebleu, colonel !… six pièces en batterie sur le boulevard et des gargousses blanches d’abord… Je ne veux pas trop les abîmer, ces braves insurgés ! »

Un combat d’artillerie s’engagea sur le boulevard entre la troupe et la première barricade. À sept heures, une sonnerie de clairons avertit les insurgés qu’on allait tirer à gargousse pleine ; quelques acharnés défenseurs de la barricade persistèrent à rester. Ce fut un héroïque et superbe spectacle pour les heureux habitants des maisons voisines. La barricade, récompensée par une médaille d’argent, ne manquait pas de solidité ; une vingtaine d’obus arrivant en plein ne suffirent pas à la démolir et n’ouvrirent que des brèches insignifiantes que les braves insurgés comblaient instantanément avec des sacs de terre. À la fin les deux pièces de canon de la petite forteresse ayant été démontées, le général lança une compagnie d’infanterie à l’assaut. Les insurgés eurent le temps de se replier et ne laissèrent à la barricade qu’un homme contusionné.

Les trois barricades suivantes prirent quatre heures aux troupes. Leur enlèvement eut lieu à peu près comme pour la première, avec le concours de l’artillerie. La cinquième — la barricade-forteresse de M. Sébastien Houzé (médaille d’or) — montra que l’exposant n’avait pas volé sa médaille ! Conçue selon les principes de Vauban améliorés par l’expérience, elle résista vaillamment au canon et repoussa deux assauts de l’infanterie. Les maisons
Révolution de 1953. — Défense des Barricades.
voisines furent légèrement écornées dans l’ardeur de la lutte ; mais les propriétaires, certains d’être indemnisés, ne songèrent pas à s’en plaindre ; quant aux locataires, ils gagnèrent beaucoup d’argent en louant aux curieux de l’intérieur leurs fenêtres et leurs balcons.
Parisiens savourant les vives sensations d’une surprise nocturne.
Parisiens savourant les vives sensations d’une surprise nocturne.
Le général, voyant cette résistance, résolut de tourner la barricade. Une compagnie de ligne réquisitionna tous les véhicules d’un loueur d’aérocabs et tomba sur les défenseurs, occupés en avant
par une fausse attaque. La barricade était prise.
Pour éviter la possibilité d’une nouvelle surprise, les insurgés amenèrent
quelques barricades aériennes construites pendant la nuit et surveillèrent le ciel avec la plus grande attention.

La bataille continuait. Les troupes se fatiguaient visiblement ; derrière chaque barricade prise, une autre se dressait menaçante ! La barricade artistique du citoyen Narcisse Boulard (médaille d’or de 1re classe) fut le théâtre d’un combat extrêmement pittoresque. Sur leur demande, les photo-peintres fédérés avaient été chargés de défendre l’œuvre de leur collègue ; pour donner à la lutte le caractère artistique réclamé par la barricade elle-même, ils avaient tiré du musée d’artillerie quatre couleuvrines du temps de François Ier ; mais à la quatrième bordée les couleuvrines éclatèrent avec ensemble ; les vaillants artistes, loin de se décourager, clouèrent leur drapeau au sommet de la barricade et continuèrent la lutte avec leurs arquebuses à roues et leurs escopettes à silex. La barricade fut prise enfin, malgré deux sorties opérées par le bataillon des artistes.

Les volontaires féminines de Marseille gardaient la barricade suivante ; toutes brûlaient de se signaler, depuis la commandante jusqu’à la cantinière, sauf Hélène qui, simple journaliste à la suite, ne se croyait pas tenue d’opérer des prodiges de valeur.

Déjà quelques citoyennes avaient concouru à la défense des barricades précédentes, la commandante marseillaise, jalouse de leur gloire, se lança au secours de la forteresse artistique avec l’espoir de l’arracher aux mains de la troupe. Hélène, objectant la nécessité de prendre des notes, resta en arrière.

Hélas ! les volontaires marseillaises avaient trop présumé de leurs forces ; tout le bataillon, cerné par un flot de lignards, allait être fait prisonnier.

Les insurgés, voyant la mauvaise position des courageuses Marseillaises, poussèrent rapidement la barricade roulante du citoyen Barbizot du côté de l’ennemi ; Hélène, prise dans le mouvement, se trouva tout à coup au milieu de la bagarre, au moment où de nouvelles troupes de ligne s’élançaient pour repousser le mouvement des insurgés. Signalée par son bel uniforme aux coups de l’ennemi, elle allait tomber entre les mains des troupes, lorsque dans une bousculade, elle se trouva jetée contre la barricade roulante, que poussaient toujours le citoyen Barbizot et quelques braves. L’ouverture de la barricade-boule se trouvait justement devant elle, elle se précipita dedans et verrouilla précipitamment la porte de tôle. Elle était sauvée, pour le moment du moins.

Le citoyen Barbizot et ses acolytes poussaient toujours leur boule en avant. Hélène, cramponnée à la banquette, exécuta quelques tours sur elle-même, sans se faire de mal, heureusement ; puis la boule s’arrêta. Le citoyen Barbizot essayait d’entrer dans sa barricade pour canarder l’ennemi à son aise ; Hélène l’entendit tirer sur la porte.

« Sapristi ! s’écria le malheureux inventeur, ma barricade est fermée !… et voilà les séides de la tyrannie qui arrivent… pas moyen d’entrer ! sapristi de sapristi !… »

Hélène s’était fourrée sous la banquette, elle entendit les garnisaires expropriés frapper à coups redoublés sur la solide plaque de tôle.

« Pas moyen !… quelle déveine, gémissait le pauvre Barbizot, on va me retirer ma médaille !…

— Vite, en retraite ! » dit un de ses hommes.

Les volontaires de Marseille étaient prisonnières, les troupes approchaient. La boule du citoyen Barbizot ne leur disant rien qui vaille, par prudence, les soldats dirigèrent sur elle un feu violent à distance ; puis voyant que personne ne répondait, quelques hommes s’approchèrent et se mirent en devoir de la rouler vers leurs lignes.

Hélène recommença donc à tourner comme un écureuil en cage.

Une prisonnière.
Une prisonnière.

Cet exercice violent ne cessa que derrière la barricade prise.

« Voilà une prise, mon général, dit une voix, et il doit y avoir quelqu’un dedans.

— Allons, rendez-vous ! » dit le général.

Hélène ne répondit pas.

« Rendez-vous et ouvrez votre boîte, reprit le général, ou j’ouvre moi-même avec de la dynamite !… »

Au mot de dynamite, Hélène se précipita sur les boulons et ouvrit la souricière où elle se trouvait prise.

« Ah ! fit le général, encore une volontaire… qu’on la conduise au quartier général. »

Et la pauvre Hélène dut suivre avec quatre hommes et un caporal les boulevards jusqu’aux Champs-Élysées.

Ce fut la dernière victoire du gouvernement. À partir de ce moment, les troupes cessèrent d’avancer. Le combat s’arrêta au moment du dîner ; le soir il reprit sur les boulevards, magnifiquement éclairés par les lampes électriques et se continua pendant une partie de la nuit dans les petites rues où des colonnes s’étaient aventurées pour tenter des mouvements tournants.

Hélène, prisonnière au palais du gouvernement et, vu sa qualité de journaliste, traitée admirablement par des épouses de ministres qui nourrissaient l’espoir d’être citées dans ses articles, se croyait hors de danger, lorsque, dans le courant de la seconde journée de bataille, elle vit tout à coup une douzaine d’hommes en tabliers de tapissiers se présenter devant le palais, en portant chacun un fauteuil sur la tête. Tout d’abord elle n’y fit pas attention et se remit à écouter le bruit de la fusillade ; mais, en reportant les yeux sur celui qui marchait en tête, elle reconnut l’exposant américain de la Barricade Fallacieuse.

Son cœur battit. Allait-elle encore se trouver au milieu d’une bagarre ?

Les douze faux ébénistes entrèrent tout droit dans le palais. Sous le vestibule, un sergent leur barra le passage.

LA BARRICADE FALLACIEUSE. (MÉDAILLE D’OR.).
LA BARRICADE FALLACIEUSE. (MÉDAILLE D’OR.).

« On ne passe pas ! cria-t-il.

— Ce sont des fauteuils pour le conseil des ministres, dit l’Américain.

— Drôle d’idée de renouveler leur mobilier en ce moment-ci, dit le sergent d’un ton bourru. Allons, premier étage, la porte en face ! »

Les ébénistes grimpèrent l’escalier. Hélène ne perdait pas un de leurs gestes. Elle les vit déposer leurs fauteuils sur le palier, en travers de la porte du conseil et se mettre en devoir de les visser tranquillement.

« Qu’est-ce que vous faites donc ? cria le sergent.

— Nous emménageons, reprit un des ébénistes.

All right ! » dit l’Américain en poussant le ressort.

Les douze fauteuils ne formaient plus qu’un seul corps, la barricade était faite.

L’Américain ouvrit tranquillement et sans frapper la porte du conseil des ministres.

Les ministres, stupéfaits d’être ainsi interrompus dans le cours d’une grave séance, tournèrent des regards étonnés vers les intrus.

« Vous êtes prisonniers ! » cria l’Américain.

La capture des membres du gouvernement, ainsi opérée sans coup férir, acheva de porter le trouble dans les opérations de l’armée. Leurs communications coupées avec les ministres, les généraux mirent une certaine mollesse dans l’attaque des barricades.

LE BATAILLON DES PHOTO-PEINTRES À LA DÉFENSE DE LA GRANDE BARRICADE ARTISTIQUE.
LE BATAILLON DES PHOTO-PEINTRES À LA DÉFENSE DE LA GRANDE BARRICADE ARTISTIQUE.

Les insurgés, profitant de ces hésitations, poussèrent à leur tour des colonnes du côté des Champs-Élysées pour faire leur jonction avec les douze Américains qui continuaient à garder à vue les pauvres ministres. L’après-midi de ce jour mémorable, sur le bruit qu’un nouveau gouvernement venait de s’introduire dans le palais national, les troupes mirent la crosse en l’air.

La bataille était finie, la fraternisation commença. Hélène, délivrée par les insurgés, retrouva M. et Mme Ponto près de la Madeleine.

« Eh bien, mon enfant, qu’en dites-vous ? dit M. Ponto, superbe ! superbe ! Je vous ai aperçue au moment où vous vous êtes enfermée avec tant de présence d’esprit dans la barricade roulante ! avez-vous recueilli des notes pour le journal ?

— J’ai bien mal à la tête, dit Hélène, et j’ai perdu mon carnet ! »

Le soir, M. Ponto, revenant dîner à l’hôtel, rapporta les épreuves d’une proclamation et d’un décret du gouvernement provisoire, ainsi conçus :

République française. Vacances décennales 1953.
Gouvernement provisoire.
Français,

L’infâme gouvernement qui déshonorait notre belle patrie et pesait d’un poids si cruel sur nos cœurs de patriotes, l’ignoble et criminel gouvernement a succombé dans la lutte ouverte dans les rues de la capitale.

Le lion populaire en a fait justice !

Vive le futur gouvernement !
(Suivent les signatures.)
République française. Vacances décennales 1953.

Le gouvernement provisoire décrète :

Les citoyens ministres de l’ex-infâme gouvernement sont nommés sénateurs. Ils font partie, à compter d’aujourd’hui, de la Chambre des vétérans.

Le futur ministre des finances sera chargé de liquider leur pension de retraite.

Vive le futur gouvernement !
(Suivent les signatures.)