Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 129-130).
Livre I. — Partie I. [1341]

CHAPITRE CXLIX.


Comment le comte de Montfort alla à grand’foison de gens d’armes pour prendre Brest, et comment ceux de la ville se rendirent à lui.


Quand le comte de Montfort perçut qu’il avoit gens à plenté, il eut conseil d’aller conquérir par force ou par amour tout le pays, et détruire tous rebelles à son pouvoir. Puis issit hors de la cité de Nantes à grand ost : si se retraist pardevers un moult fort châtel qui sied d’un côté sur mer, qu’on appelle Brest ; et en étoit gardien et châtelain un gentil chevalier que on appeloit messire Garnier de Clisson[1], cousin au duc qui mort étoit, et cousin à messire Olivier de Clisson, un noble chevalier et un des plus hauts barons de Bretagne. Ainçois que le dit comte venist à Brest, il avoit si contraint tous ceux du commun pays, fors des forteresses, que chacun le suivoit à cheval ou à pied, que nul ne l’osoit laisser ; si que il avoit si grand ost que merveilles étoit. Quand il fut parvenu devant le châtel de Brest atout son ost, il fit appeler le chevalier, messire Garnier de Clisson dessus dit, par messire Hervey de Léon, qui là étoit venu avec lui, et requit au dit messire Garnier qu’il voulsist obéir à lui et rendre la ville et le châtel comme au duc de Bretagne et à son seigneur. Le chevalier répondit qu’il n’étoit point conseillé de ce faire, ni rien n’en feroit, ni ne le tiendroit à seigneur, si mandement n’en avoit et enseignes du seigneur à qui il devoit être par droit. Adonc se retraist le dit comte arrière, et défia le dit chevalier et ceux du châtel et de la ville.

Lendemain, quand il eut ouï messe, il commanda que tous fussent armés, et fit assaillir le château, qui moult étoit fort et bien pourvu et appareillé pour lui défendre ; et messire Garnier de Clisson, qui preux étoit, sage et hardi, fit aussi toutes ses gens armer, qui bien étoient trois cents armures de fer et bons combattans, et fit chacun aller à sa défense, là où il les avoit ordonnés et établis, et en prit environ quarante des plus hardis, et s’en vint hors du château jusques aux barrières pour les défendre s’il put, quand il vit les assaillans venir tous embataillés. À ce premier assaut eut très grand hutin et très durement trait et lancé, et tout plein de morts et de navrés de ceux de dehors ; et y fit le dit chevalier tant de beaux faits d’armes que on le devoit bien tenir pour preux. Mais au dernier, il y survint si grand’foison des assaillans, et si les semonnoit le comte si âprement, que chacun s’efforçoit et pénoit d’assaillir, et mettoit en aventure. Si que, au dernier, les barrières furent gagnées, et convint les derniers retraire vers la forteresse à grand meschef, car les assaillans se férirent entre eux et en tuèrent aucuns ; et le chevalier, qui y faisoit merveilles d’armes, les rescouoit ce qu’il pouvoit, et les mettoit à sauveté dedans la maître porte.

Quand ceux qui étoient sur la porte virent le grand meschef, ils eurent paour de perdre le château ; si laissèrent avaler le grand rastel, et encloirent le chevalier dehors, et aucuns de ses compagnons qui se combattoient fort à ceux de dehors. Là fut le bon chevalier à grand meschef et durement navré en plusieurs lieux, et ses compagnons, qui hors étoient forclos, presque tous morts ; ni oncques ne se voulut rendre prisonnier pour requête que on lui fit. Quand ceux du châtel virent le grand meschef là où le chevalier étoit, et comment il se défendoit, si s’efforcèrent de traire et de jeter de grosses pierres à faix, tant qu’ils firent les assaillans traire arrière, et resachèrent sus un peu le rastel, par quoi le chevalier entra dedans la porte durement blessé et navré en plusieurs lieux, et aucuns de ses compagnons, qui demeurés avec lui étoient, tous navrés aussi ; et les assaillans se retrairent arrière à leur logis, durement travaillés, et les aucuns blessés et navrés, et le comte de Montfort durement courroucé de ce que le chevalier lui étoit échappé.

Lendemain il fit faire et appareiller instrumens et engins pour plus fort assaillir le châtel, et bien dit qu’il ne s’en partiroit pour bien ni pour mal, s’il l’auroit à sa volonté. Au tiers jour après il entendit, par une espie, que le bon chevalier messire Garnier de Clisson étoit trépassé des plaies et des blessures qu’il avoit reçues en soi défendant, si comme voir étoit, dont ce fut pitié et dommage : si commanda tantôt que chacun s’armât pour recommencer l’assaut. Chacun à son commandement s’appareilla, au mieux qu’il put, et allèrent recommencer l’assaut moult vigoureusement. Et adonc le comte fit traire avant aucuns instrumens qui faits étoient, et grands merrains pour jeter outre les fossés pour venir au mur du châtel. Ceux de dedans se défendirent très durement de traire et jeter pierres, feu et pots pleins de chaux, jusques environ midi. Adonc les fit requérir le comte qu’ils se voulsissent rendre et le tenir à seigneur, et il leur pardonneroit son mautalent. Ils eurent conseil longuement, tant que le comte fit cesser l’assaut : au dernier, quand ils se furent longuement conseillés, ils se rendirent de plein accord au dit comte, sauf leurs corps, leurs membres et leur avoir. Si entra ledit comte dedans le châtel de Brest à peu de gens, et reçut la féauté de tous les hommes de la châtellenie, et y établit un chevalier pour châtelain en qui moult se fioit ; puis revint à ses tentes tout joyeux.

  1. Il est nommé Gauthier de Clisson dans l’Histoire de Bretagne.