Les Âmes mortes/I/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (1p. 20-51).


CHANT II.

LA FAMILLE MANÎLOF.


Tchitchikof fait atteler pour aller voir Manîlof, qui lui a dit demeurer à quinze kilomètres de la ville. — Pétrouchka reste préposé à la garde des effets. — Portrait de Pétrouchka ; l’auteur s’excuse de présenter au public dédaigneux de Russie le laquais et le cocher d’un héros qui lui-même n’est ni prince, ni comte, ni baron ni même général. — Tchitchikof franchit la barrière de la ville et une distance de quinze verstes, puis une seizième verste. — Là un paysan est interrogé sur le village nommé Manilovka. — Après une demi-douzaine de verstes encore, Tchitchikof arrive enfin. — Description des localités. — Joie de Manîlof voyant venir une visite quelconque, puis reconnaissant Tchitchikof. — Insignifiance impatientante de certains personnages. — Portrait de Manîlof, en qui on voudrait voir une passion, une manie, un vice, afin de savoir de lui quelque chose. — Mme Manîlof est bien la femme de son mari, et tous deux sont bien les père et mère des petits Manîlof. — Manières cérémonieuses du couple sentimental. — Trio de louanges données sans restriction à toutes les notabilités de la ville. — Recrudescence de compliments mutuels. — La salle à manger, les enfants, leur gouverneur. — Manîlof fait briller à table l’instruction de ses héritiers. — Thémistoclus mord Alcide à l’oreille. — Manîlof, après le dîner, emmène son convive dans sa petite tabagie, qu’il nomme son cabinet. — Tchitchikof, qui ne fume pas, se prête aux propos bucoliques et sentimentalistes de son amphitryon et en fait une transition pour savoir s’il est mort beaucoup de monde dans le village depuis le dernier cens. — L’intendant en apporte la liste. — Caractère et position de cet homme. — Tchitchikof veut avoir ces âmes mortes ; Manîlof craint un moment que son convive ne soit fou, puis il se rassure, revient aux propos idylliques, il promet d’aller à la ville, au premier jour, passer l’acte de vente de ses morts, et reçoit les tendres adieux de son ami. — Mme Manîlof et les deux jeunes savants au moment du départ. — Il est promis des joujoux. — Derniers efforts faits pour retenir l’aimable visiteur. Tchitchikof part. — Il y a de l’orage dans l’air. — Manîlof, toujours rêveur, rêve ce soir-là plus rêveusement que jamais ; une seule question l’interloque : « À quoi bon acquérir des âmes mortes ? »


Il y avait déjà plus d’une semaine que le voyageur était dans la ville, allant à toutes les soirées et à tous les dîners, et passant son temps, comme on dit, très-agréablement. À la fin, il se décida à étendre le cours de ses visites hors de la ville, en commençant par MM. Manîlof et Sabakévitch, à qui il avait engagé sa parole. Peut-être qu’en ceci il fut excité par un autre mobile, par une pensée positive plus importante, plus selon son cœur… Mais c’est ce que le lecteur apprendra peu à peu, à mesure que les faits passeront devant nous, s’il a toutefois la patience de lire cette nouvelle, il est vrai très-longue, et qui se développera de plus en plus, et même fort largement en approchant de la fin, laquelle sera, ici comme partout, la couronne de l’œuvre.

Il avait été ordonné au cocher Séliphane d’atteler les chevaux de très-grand matin à la britchka. Pétrouchka devait, au contraire rester préposé à la garde de la chambre et de la valise. Il faut que le lecteur fasse connaissance avec ces deux domestiques, serfs de notre héros. Il va sans dire que ce sont des personnages peu marquants, pas même de ceux qu’on appelle du second plan ou même du troisième ; il va sans dire aussi que la marche et les ressorts de notre épopée ne sont pas appuyés sur eux et ne font que les toucher et les accrocher un peu en passant : mais l’auteur aime beaucoup à se montrer fécond en menus détails et, tout Russe qu’il est, il a la prétention d’être ponctuel comme un Allemand. Cela prendra du reste bien peu de temps et d’espace, car nous n’ajouterons presque rien à ce que le lecteur sait déjà de Pétrouchka, c’est-à-dire que Pétrouchka était porteur d’une redingote brune qui avait appartenu à son maître, et qu’il avait, comme en ont les gens de sa profession, gros nez et grosses lèvres. Par caractère, il était plutôt sombre et muet que grand parleur ; il avait même un noble penchant à la civilisation, c’est-à-dire à la lecture des livres ; seulement il ne s’occupait pas du sujet. Et que lui importait s’il s’agissait des amours d’un héros, ou d’un A, B, C, ou si c’était un livre de prières ? il lisait tout avec une égale attention ; si on lui eût donné un livre de chimie, il ne l’aurait pas refusé. Ce qui lui plaisait n’était pas ce qu’il lisait, mais la lecture, ou mieux l’acte de la lecture même, admirant que des lettres il sortît éternellement quelques mots dont parfois le diable sait le sens. Il gardait de préférence, dans cette opération, la position couchée, et s’établissait dans l’antichambre, et sur son lit, c’est-à-dire sur le matelas qui serait, par cette pression de jour et de nuit, devenu mince comme une galette, s’il ne l’eût pas été d’avance.

Outre sa fureur de lecture, il avait encore deux habitudes, celle de dormir tout habillé, en surtout, et d’exhaler de toute l’économie de sa personne une senteur à lui particulière, qui était son atmosphère inséparable, une atmosphère de renfermé et de chambre à coucher, si bien qu’il lui suffisait d’arranger son lit même dans une maison non encore habitée, et d’y apporter son manteau et ses habits pour qu’il semblât que, dans cette chambre, on vécût sans air frais depuis dix ans. Tchitchikof, homme très-délicat, et même dans certains cas, fort peu endurant, dès qu’il s’était étiré et avait aspiré, le matin, l’air de l’appartement, fronçait le sourcil, secouait la tête et disait : « Que diantre est-ce donc ? tu transpires, drôle. Tu devrais bien aller au bain. » Pétrouchka ne répondait rien et tâchait d’avoir l’air de s’occuper de quelque chose ; il allait, une brosse à la main, près de l’habit du maître suspendu à un clou, ou tout simplement il rangeait les chaises ou le linge. Quant à ce qu’il pensait en ce moment, il se disait peut-être à lui-même : « Et toi, tu es aussi gentil garçon ; ne te mets-tu pas tout en nage à répéter quarante fois la même chose ? » Au reste, Dieu sait ce que pense un domestique serf dans le temps où son maître lui fait des remontrances.

Voilà ce qu’on peut dire de Pétrouchka pour cette première fois… Le cocher Séliphane était un tout autre homme…

Mais l’auteur a vraiment conscience d’occuper si longtemps son lecteur de gens plus que subalternes, lui qui sait combien peu volontiers le monde aime à explorer les couches inférieures de la société. L’homme russe, le voici : il a un grand penchant à faire connaissance avec quiconque est au moins d’un grade au-dessus de lui, et la connaissance chancelante d’un prince ou d’un comte lui semble fort préférable aux plus intimes affections entre égaux. L’auteur même a honte de son héros, qui n’est que conseiller de collège[1]. Comme ses inférieurs, les conseillers de cour voudront se lier avec lui ; mais ceux qui ont atteint le titre de général, ceux-ci peut-être jetteront sur le livre un de ces regards méprisants que jette l’homme du haut de son orgueil sur tout ce qui ne rampe pas à ses pieds, ou qui pis est, ne feront aucune espèce d’attention au livre ni à l’auteur. Tout en restant sous le coup de la possibilité d’un tel affront, il faut retourner à mon héros.

Ayant donné ses ordres dès le soir même, puis étant réveillé de très bonne heure, s’étant levé, s’étant lavé et relavé le corps depuis les pieds jusqu’à la tête avec une éponge mouillée, ce qu’il ne faisait que les dimanches (et ce jour-là était un dimanche), s’étant rasé de si près, que ses joues en furent douces, unies et lustrées comme du satin, ayant mis un habit caneberge à pluie d’or, et une pelisse d’ours noir, il sortit, et, au bas de l’escalier, se fit soutenir tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, par le garçon d’auberge, et monta en britchka. L’équipage sortit avec bruit de la porte cochère de l’hôtellerie. Un pope qui passait lui ôta son chapeau ; plusieurs petits garçons, aux souquenilles sales, tendirent la main en disant : « Monsieur, donnez à des orphelins ! » Le cocher, ayant remarqué que l’un d’eux aimait à grimper derrière les équipages et serrait de près la britchka, lui cingla la figure d’un coup de fouet, et la britchka se sentit assez rudement ballottée sur le pavé de la rue. Dans le lointain on voyait avec joie paraître la barrière peinte en noir et en blanc coupée par une raie rouge sang de bœuf, comme toutes les barrières. C’était l’annonce que le cahotement du pavé et les autres désagréments allaient cesser. Et en effet, après quelques dernières secousses des plus rudes, Tchitchikof se sentit à la fin rouler sur la terre molle. La ville avait à peine disparu derrière lui que déjà commencèrent à paraître, des deux côtés de la route, sous tous les aspects possibles, les menus symptômes de l’état inculte et sauvage où étaient laissées les communications ; c’était une double ligne inégale et accidentée de taupinières, de sapinières, de touffes naines de pins maigres et souffreteux, de pieds calcinés d’anciens troncs que l’incendie avait dévorés, de sauvages bruyères et autres ornements de ce genre. Il arrivait même que des villages s’étendaient alignés en deux parallèles exactes ; ils ressemblaient par leur construction à du vieux bois en bûches superposées, qu’on aurait mises sous une toiture de planches grises, ornée à son rebord de découpures en bois pareilles à ces dessins à jour qu’on fait aux essuie-mains, dans nos campagnes, depuis les temps de Rurick et d’Oleg.

Quelques paysans, comme à l’ordinaire, bâillaient empaquetés dans leurs amples touloupes, sur les bancs que formait un bout de madrier posé sur deux piquets devant leur porte cochère. Des femmes à large face et à la gorge bridée par le cordon de la taille prise au niveau des aisselles, regardaient des fenêtres du haut, tandis qu’un veau regardait encore plus naïvement par la lucarne du bas et qu’un pourceau avançait son groin entre les barreaux de la palissade. En un mot, c’était un paysage excessivement connu. Après avoir franchi quinze kilomètres d’une si agréable contrée, Tchitchikof se rappela que, d’après l’indication même de Manîlof, là devait être son village. Mais il vit filer le seizième poteau, et toujours point de village. S’il n’avait pas rencontré deux paysans sur la route, il lui aurait fallu en faire son deuil et regagner la ville. À la question : « Où est le village Zamanilovka ? » les paysans ôtèrent leur chapeau, et l’un d’eux (indubitablement le plus sage, il portait une barbe en coin à fendre le bois), répondit : « Manîlovka peut-être, et non Zamanilovka.

— Oui, oui bien, Manîlovka !

— Manîlovka ! ah ! ainsi, tu feras encore une verste, et alors t’y voici ; c’est-à-dire de ce côté, à ta droite.

— À droite ? dit le cocher.

— À droite, répondit le paysan, oui, c’est la route pour Manîlovka.

« Quant à Zamanilovka, il n’y en a pas trace dans le pays. On nomme l’endroit ainsi, c’est-à-dire, son nom est Manîlovka ; mais Zamanilovka, non, il n’y en a pas du tout. Va tout droit, tu verras sur la montagne une maison de pierre, et à deux étages, la maison du maître, c’est-à-dire, dans laquelle est le seigneur. Tu seras devant Manîlovka, mais sois sûr que, pour Zamanilovka, il n’y en a pas du tout de ce nom, et il n’y en a jamais eu. »

Notre britchka se lança à la quête de Manîlovka. Ils firent d’un trait deux kilomètres ; ayant alors remarqué un petit chemin à ornières, ils le prirent : puis ils le longèrent bien l’espace de trois ou quatre kilomètres, mais toujours sans apercevoir la moindre apparence de maison en pierre. Tchitchikof, à cette occasion, se souvint que quand en Russie un ami, un campagnard vous prie de venir le voir chez lui à quinze verstes, il faut au moins doubler ce nombre pour se faire une idée approximative de la vraie distance. La terre de Manîlovka n’avait rien dans son site qui pût intéresser. La maison seigneuriale était perchée sans encadrement, seule, sur un monticule ou plutôt sur un simple tertre, exposée à tous les souffles de la rose des vents ; le versant qu’elle dominait était comme une sorte d’ample boulingrin frais fauché ; le maître y avait fait planter deux ou trois clumbs à l’anglaise, composés de lilas, de seringats, et d’acacias à fleurs jaunes. Quelques bouleaux atrophiés formant un massif assez laid élevaient, à dix pieds au-dessus du sol, leurs cimes incapables de donner de l’ombrage, ce qui ne l’avait pas empêché de se construire, sous deux de ces arbres vieillots et poitrinaires, une tonnelle à toit plat : elle consistait en six supports revêtus de lattes croisées, peintes en vert et avec cette inscription au-dessus de l’entrée formée par deux colonnettes : « Temple de la méditation solitaire. » À vingt pas de ce temple soi-disant, était une mare, supposons un étang, couverte de végétations épaisses, qui jouaient le tapis de billard, et telles enfin qu’on en voit d’ordinaire dans les jardins anglais de presque tous nos campagnards russes.

Au pied du versant et en partie sur le versant même, de noires petites chaumières faisaient tache çà et là, et notre héros, on ne sait pourquoi, se mit à les compter, et il en compta plus de deux cents. Nulle part il n’y avait entre elles ni arbres, ni buissons, ni verdure quelconque ; on ne voyait que des rondins brunis et déprimés par le temps. Deux commères seules animaient le paysage ; elles avaient relevé pittoresquement leurs habits, et, s’en étant fait une ceinture bien assujettie sur les hanches, elles entrèrent bravement jusqu’aux genoux dans l’eau dormante de l’étang, d’où elles tirèrent par deux balises de bois un méchant filet à compartiments, où se trouvaient pris deux écrevisses et un imprudent gardon ; ces femmes semblaient être en querelle et se faire l’une à l’autre des gronderies énergiques. Plus loin, à gauche, brunissait, bleuâtre et peu agréable à l’œil, un triste bois de pins. Le temps était lui-même très-propre à rendre tout site maussade et fatigant ; le jour n’était ni clair, ni sombre, mais d’un certain gris indéterminé rappelant la teinte générale de l’uniforme des soldats de garnison. Pour compléter le tableau, il y avait là un coq qui témoignait du variable aussi bien qu’eût pu faire un baromètre ; il avait eu l’envergure du bec fendue jusqu’au cerveau par l’effet de fureurs rivales dont la cause est fort connue ; il n’en brillait que plus fort et se battait les flancs de ses ailes ébouriffées et pantelantes, qui ressemblaient à de vieux débris de nattes de til[2] traînés sur les chemins. En entrant dans la cour, Tchitchikof aperçut, sur le seuil de l’auvent, le maître lui-même, qui était là en surtout de chalis fond vert, tenant sa main gauche au front en guise de garde-vue, comme pour voir mieux l’équipage qui arrivait à lui. À mesure que la britchka avançait vers l’auvent, les yeux du seigneur s’éclaircissaient, et un sourire allait s’épanouissant de plus en plus sur son visage.

« Paul Ivanovitch ! s’écria-t-il enfin, au moment où Tchitchikof sortait de la britchka. À la fin, vous vous êtes souvenu de nous. »

Les deux amis s’embrassèrent fortement, et Manîlof emmena sa visite dans l’appartement. Malgré le peu de temps qu’ils mettront à traverser l’avancée, l’antichambre, la salle à manger, voyons si nous parviendrons à dire quelque chose du maître de la maison. Mais ici l’auteur doit reconnaître que l’entreprise n’est pas sans difficulté. Il est beaucoup plus facile de représenter des caractères aux grands traits, car alors tout bonnement, on jette la couleur à pleines mains : des yeux noirs pleins de feu, de longs sourcils pendants, un front sillonné de rides profondes, un manteau noir ou braise ardente jeté sur l’épaule… et le portrait est fait. Mais tous ces messieurs si semblables entre eux, tels qu’on en voit chez nous par douzaines, et qui, à les regarder quelque temps, offrent de petites particularités à peine saisissables, ces messieurs sont vraiment tout ce qu’il y a de plus ingrat pour le pauvre artiste condamné à les peindre. Ici on avouera qu’il faut porter la plus grande intensité d’attention, pour faire ressortir devant soi des traits sans relief et presque frustes, et en général il faut, avec de tels originaux, plonger là un regard bien exercé, bien scrutateur, pour trouver quelque chose qui ait ombre de physionomie. Dieu seul peut-être sait quel était le caractère de Manîlof. Il y a une sorte d’hommes qu’on nomme des ni ci ni ça, à la ville Bogdane, au village Séliphane, comme dit le proverbe ; c’est peut-être dans cette classe qu’il faut ranger Manîlof.

Au premier coup d’œil c’est un homme de bonne mine ; les traits de son visage ont de l’agrément, mais dans cet agrément il semblait qu’il eût été mis trop de sucre ; dans ses manières et dans le tour de sa phraséologie coutumière, on sentait le parti pris de faire des connaissances et de passer pour un homme charmant. Son sourire était, voulait être engageant ; sa chevelure était blonde et ses yeux bleu de faïence. Dans la première minute de sa conversation on ne pouvait s’empêcher de dire : « Quel homme agréable et bon ! » Dans la minute suivante on ne disait rien du tout, et, à la troisième on pensait : « Que diable est-ce que cet homme ? » et on s’en allait plus loin ; si on ne s’en allait pas, on éprouvait un ennui mortel. On ne pouvait attendre de lui aucun mot vif ni même aucun de ces mots supportables qu’on entend de quiconque est mis sur un sujet qui lui tient tant soit peu au cœur. Chacun a sa manie spéciale : chez l’un c’est la manie des chiens couchants ; chez un autre, c’est la manie de la musique, et il se croit unique pour sentir la profondeur de certains chefs-d’œuvre de l’art ; un troisième est passé maître en bonne chère ; un quatrième est incomparable quand il joue un rôle de trois pouces plus haut que n’est sa taille naturelle, et il est toujours en scène ; un cinquième a des goûts moins ambitieux, il dort, ou bien, à la promenade, il grille visiblement du désir de se montrer attelé en bricole à quelque aide de camp général de passage, afin d’être bien remarqué dans toute cette gloire par ses connaissances et par les gens de la localité ; un sixième est gratifié d’une main qui sent une envie irrésistible de plier par un coin un as ou un deux de carreau[3], tandis que la main du septième se glisse d’instinct vers sa bourse, et, pour être sûr d’avoir des relais, a soin d’arriver plus près de la personne de M. le maître de poste ou même des postillons ; en un mot chacun a son tic, mais Manîlof n’offre rien de saillant à l’observateur. À la maison, il parle peu, et, la plupart du temps, il réfléchit, il pense ; ce qu’il pense, c’est un mystère, non pas entre Dieu et lui, mais un mystère, je crois, pour lui-même. On ne peut pas dire qu’il ait jamais médité quelque système de grande culture, car il n’allait jamais voir ses champs, et chez lui, l’économie rurale était visiblement abandonnée au hasard.

Quand son régisseur lui disait :

« Monsieur, il faudrait bien faire telle ou telle chose.

— Hum, ce ne serait pas mal, » répondait-il en retirant sa pipe de ses lèvres, et livrant à l’atmosphère un trésor de blanche fumée, habitude prise jadis à l’armée, où il avait laissé la réputation d’un officier très-doux, très-délicat et très-bien élevé, mais d’un vrai bourreau de tabac turc. « Oui, oui, ce ne serait pas mal ; ce ne serait pas mal, hum ! »

Quand un de ses paysans venait le trouver et lui disait en se grattant la nuque :

« Maître, permets que j’aille chercher de l’ouvrage afin que je gagne de quoi payer ma redevance.

— Bon, va, » lui répondait-il tout en fumant sa pipe ; et il ne lui venait pas même à l’esprit que cet homme allait se livrer, loin de ses yeux, à ses habitudes invétérées d’ivrognerie.

Quelquefois du haut de son perron, jetant un regard long et fixe sur sa cour, sur la route, et plus loin sur l’étang, il rêvassait à un passage souterrain qui, de la maison, s’étendrait sur tout cet espace, puis il quittait cette idée et passait à celle d’un grand pont en pierre jeté sur l’étang ; sur ce pont seraient à droite et à gauche des bancs où les marchands forains viendraient étaler et débiter les diverses marchandises communes nécessaires aux villageois. Toutes les fois qu’il se représentait ce champ de foire, ses yeux s’humectaient d’attendrissement et sa figure s’animait d’un air de grande satisfaction. Ces embryons d’idées, qu’il donnait volontiers pour des projets à peu près arrêtés, restaient à l’état de songes vagues, mais persistant comme l’idée fixe de celui qui n’a plus d’idées. Il y avait dans son cabinet, sur le bureau, un livre qu’on y a toujours vu et toujours avec un signet à la page 15. Il le lisait constamment depuis plusieurs années, sans avoir pu sortir de ces quatorze premières pages.

Il manquait éternellement quelque chose dans sa maison. Le salon avait son meuble tendu d’une belle étoffe de soie, qui, sûrement, lui avait coûté une somme assez forte ; par malheur l’étoffe avait manqué pour deux fauteuils, qui avaient, en attendant, été couverts de deux nattes de til. Le maître de ce beau meuble ne manquait pas, depuis plusieurs années, d’avertir ses visites de ne pas s’asseoir sur la grosse enveloppe poudreuse de ces sièges, et il disait : « Ce sont deux fauteuils qui ne sont pas prêts. » Dans une autre pièce, il n’y avait pas de meuble du tout, quoiqu’il eût été dit, dès les premiers jours après le mariage de Manîlof :

« Ma chère amie, il faut que je songe à meubler cette chambre au moins d’un meuble provisoire, et j’aviserai après. »

Le soir, on mettait sur la table un joli chandelier de bronze noir, dont la tige était formée par le groupe des trois Grâces, et le haut pourvu d’un charmant garde-vue en nacre de perle ciselé, et, de front avec cet objet agréable à l’œil, on posait un vieux chandelier de cuivre invalide, boiteux, faussé, courbé, tout ensuiffé… Eh bien, ni le maître, ni les dames, ni les valets, personne ne remarquait même le contraste choquant de ces deux objets si disparates.

Sa femme… Du reste ils étaient très contents l’un de l’autre. Bien qu’ils eussent plus de huit ans de mariage, les conjoints s’apportaient l’un à l’autre un quartier de pomme, un petit bonbon, une noisette, et ils se disaient avec l’innocente émotion du plus tendre amour : « Voyons, m’ami (ou m’amie), ferme les yeux et ouvre le petit bécot, et on aura du nanan. » Il va sans dire que le petit bécot s’ouvrait aussitôt, et on ne peut plus gentiment. Avant les jours de naissance et de fête patronale, des surprises étaient préparées : c’était quelque joli étui à cure-dents ou un essuie-plume brodé en perles, ou à l’avenant. Souvent ils étaient assis sur le divan, et tout à coup, sans qu’on pût en deviner la cause, l’un posait sa pipe, l’autre son ouvrage, et ils s’imprimaient l’un à l’autre un si long et rude baiser, qu’avant qu’ils eussent fini ce jeu on avait tout le temps de fumer une cigarette. En un mot, ils étaient ce qu’on appelle heureux. Certainement il était trop facile de voir que, dans la maison, il y avait assez de choses à faire sans ces longs baisers et ces adorables surprises, et qu’on eût pu leur poser beaucoup de questions gênantes pour leur amour-propre. Pourquoi, par exemple, la cuisine se faisait-elle bêtement et dans le plus grand désordre ? Pourquoi est-on à court de provisions en tout genre ? Pourquoi une ménagère qui est une voleuse ? Pourquoi des gens sales, infects, et presque toujours pris de vin ? Pourquoi toute la valetaille des cours dort-elle librement douze heures du jour et ne fait-elle que des sottises pendant les douze autres ? Ce qui répond à toutes ces questions, c’est que Mme Manîlof est une personne bien élevée. Et la bonne éducation est donnée, comme on sait, dans des pensionnats. Et dans les pensionnats, comme on sait, il est enseigné qu’il y a trois choses qui constituent la base des vertus humaines. Le français, indispensable au bonheur de la vie de famille ; le piano, pour charmer les moments de loisir du mari ; et enfin, la partie du ménage proprement dit, qui consiste à tricoter des bourses et à préparer de jolies petites surprises. Pourtant il y a des raffinements, des perfectionnements dans les méthodes, surtout dans ces derniers temps ; tout ceci dépend de l’esprit et des moyens de la maîtresse de pension. Il est d’autres pensions où c’est la musique qui est en avant, puis le français et enfin la partie du ménage. Et quelquefois il arrive que, dans le programme, la première chose est la science du ménage, ou les ouvrages de mains pour surprises, puis le français et enfin la musique. Il y a méthodes et méthodes, programmes et programmes. Il faut encore remarquer, quant à Mme Manîlof… Mais j’en conviendrai, j’ai une peur effroyable de parler des dames, et il est temps de retourner à nos amis, qui se tenaient depuis quelques minutes près de la porte du salon, combattant de courtoisie à qui n’entrerait pas le premier.

« De grâce, ne faites donc pas de façons avec moi ; je passerai après vous, disait Tchitchikof.

— Non, pardon, je ne me permettrai point de prendre le pas, moi campagnard, sur une visite si… aimable, si parfaitement civilisée.

— Civilisée !… Vous voulez rire… Allons, de grâce, passez.

— Eh bien donc, veuillez entrer, je vous prie.

— Et ça pourquoi ?

— Je sais ce que je dois… » repartit Manîlof d’un air tout à fait gracieux.

Les deux amis finirent par franchir le seuil du salon en marchant de côté et se faisant face, puis aussitôt Manîlof prit Tchitchikof par la main :

« Permettez-moi de vous présenter ma femme, lui dit-il. Ma chère amie, monsieur est Paul Ivanovitch. » ajouta-t-il en s’adressant à sa femme.

Tchitchikof regarda la jeune dame, qu’il n’avait pas du tout aperçue dans la chaleur des cérémonies de la porte. C’était une assez jolie femme et habillée tout à fait à son avantage ; elle portait une capote de soie damassée d’une couleur tendre ; elle jeta précipitamment, et d’un gracieux mouvement du poignet, je ne sais quel objet sur la table, et le saisit sous le voile de son mouchoir de batiste à coins brodés qu’elle tenait à la main. Elle se leva du divan où elle s’était tenue assise. Tchitchikof fit avec grand plaisir le mouvement de lui baiser la main. Elle lui dit en traînant un peu les paroles que c’était bien aimable à lui d’être venu les charmer de sa présence ajoutant qu’il ne se passait pas de jour que Manîlof ne parlât de Paul Ivanovitch.

« C’est vrai, dit Manîlof ; elle me disait deux ou trois fois chaque jour : « Eh bien, tu vois, il ne vient pas. — Attends, chère amie, il viendra. — Il ne viendra pas. — Il viendra. » Et vous voici à la fin ; vous nous honorez de votre bonne visite. Ah ! c’est un grand, un bien grand plaisir que vous nous faites là, un vrai jour de mai, fête de cœur… »

Tchitchikof, voyant ce chaleureux accueil aller jusqu’à employer ces mots de fête du cœur, sentit un peu de trouble et répondit avec une humilité sincère que, pour des termes si gracieux, il était d’un nom et d’un rang bien modestes, bien chétifs…

« Bah ! bah ! vous avez tout en vous, tout, tout, et même à mon sentiment plus que cela encore.

— Comment avez-vous trouvé notre ville ? se hâta de dire Mme Manîlof ; y avez-vous passé votre temps sans trop d’ennui ?

— C’est une très-jolie ville, répondit Tchitchikof, une ville qui me plaît beaucoup ; j’y ai passé tous ces dix à douze jours très-agréablement : j’y ai trouvé une société très-aimable.

— Et que vous semble de notre gouverneur ?

— N’est-ce pas, dit Manîlof, que c’est un homme très-distingué… et qui reçoit à merveille ?

— Vous avez parfaitement raison, répondit Tchitchikof, c’est un homme tout à fait comme il faut. Et comme il a pris en main les rênes de son administration ! comme il comprend bien ses devoirs ! Il faut souhaiter à notre patrie beaucoup de magistrats comme celui-là.

— Ah ! comme il sait, n’est-ce pas, en recevant quelqu’un, observer la délicatesse du langage et des manières… ajouta Manîlof en faisant une délicate figure de haut magistrat qui reçoit l’administré ; et de plaisir le hobereau fermait aux trois quarts les yeux, à peu près comme un chat à qui on passe légèrement les doigts sur la gorge et autour des oreilles.

— C’est un homme très-accueillant et très-agréable, reprit Tchitchikof. Et comme il est adroit de ses mains ! Vrai, j’ai eu de la peine à en croire mes propres yeux. Comme il s’entend à broder des dessous de lampe et des dessus de presse-papiers, de coussinets et de tabourets ! Il m’a fait voir une bourse en perles, qui est de son travail… En vérité, je ne sais si les doigts de fée de madame pourraient mieux faire que cela.

— Et notre vice-gouverneur, hein ? n’est-ce pas aussi un aimable homme ? dit Manîlof en commençant à manœuvrer ses yeux comme tout à l’heure.

— C’est un charmant, un très-charmant homme, répondit sans balancer Tchitchikof.

— Çà, permettez : que vous a semblé de notre maître de police ? n’est-ce pas que c’est vraiment un homme agréable ?

— Comment donc ! et très-agréable, même ; de plus, un brave homme et plein d’esprit. Le président de cour, le procureur général et moi, nous avons été battus au whist chez lui ; nous avons joué jusqu’aux derniers coqs[4]… C’est un brave, un excellent homme.

— Eh bien, vous allez me dire votre avis sur la femme du maître de police, ajouta Mme Manîlof ; n’est-il pas vrai que c’est une très-aimable femme ?

— Oh ! c’est une des plus excellentes femmes que j’aie connues, une femme essentielle, » dit Tchitchikof.

On ne manqua pas, après cela, de passer en revue le président, le procureur et le directeur de la poste, de sorte qu’il ne fut pas oublié un seul des fonctionnaires un peu marquants de la ville : et notez, je vous prie, que tous se trouvèrent les plus honnêtes gens du monde.

« Est-ce que vous habitez la campagne à poste fixe ? dit Tchitchikof aux deux époux.

— Oui, la plupart du temps, répandit Manîlof ; quelquefois nous allons passer une, deux, trois semaines à la ville, uniquement pour voir des gens comme il faut ; c’est indispensable : on deviendrait sauvages, à vivre constamment confinés dans une campagne.

— C’est très-vrai, dit Tchitchikof.

— Eh mais ! oui, reprit Manîlof : ce serait tout autre chose si l’on était bien avoisiné ; si, par exemple, on possédait à quelques kilomètres de chez soi… si, par exemple, un homme demeurait là tout près, avec qui on pût, en quelque sorte, parler de choses agréables, du vrai bon ton, du bon goût et des manières du monde, et suivre ici l’étude de quelque bonne petite science, n’est-ce pas ?… de ces choses, hein ! qui dégourdissent l’âme, vous savez ! ces choses qui font pousser des ailes… pour s’envoler… »

Manîlof avait certainement ici à rendre l’idée de choses pour lesquelles il n’y a pas de mots. S’étant aperçu que la langue se refusait à le suivre dans ces hauteurs, il exprima, d’un geste élevé, le fait poétique de son exaltation, et reprit terre en disant : « Alors, ah ! alors, sans doute, la campagne et la solitude auraient bien de l’agrément. Dans nos environs il n’y a personne, absolument personne… Tout ce qu’on peut faire, c’est de feuilleter, de loin en loin, quelque numéro du Fils de la patrie[5]. »

Tchitchikof convint, en branlant la tête et allongeant sympathiquement la lèvre, que c’était un état de choses bien fâcheux ; puis, voyant combien son hôte désirait de lui entendre prononcer là-dessus quelques paroles de choix, il ajouta qu’à son gré rien n’est plus charmant que de vivre dans la solitude, si l’on y sait jouir des spectacles qu’offre la nature, et de lire chez soi quelque livre.

Ceci étant trop discret, Manîlof reprit :

« À la bonne heure ; mais savez-vous, si l’on n’a pas sous la main un ami avec qui partager ses joies…

— Ah ! vous avez raison, parfaitement raison, interrompit Tchitchikof ; qu’est-ce que c’est, sans cela, que tous les trésors du monde ? « Autour de toi n’aie pas de l’argent, mais des braves gens, » a dit un sage. Oui, c’est un sage qui a dit cela.

— Eh bien ! Paul Ivanovitch, dit Manîlof montrant, répandue sur toute la face, une expression non-seulement douce, mais liquoreuse comme ces juleps qu’un médecin homme du monde administre habilement à ses riches et fantasques patients, si impatients de toute amertume, si difficiles à rasséréner, à encourager, à faire transpirer à souhait ; n’est-ce pas ? oui, avec un bon ami de son sexe on éprouve, je puis dire, une sorte de bien-être céleste… Houh ! voilà en ce moment, par exemple, à cette heure, que la Providence me procure le bonheur sans pareil, unique… de causer comme cela avec vous, de jouir de votre charmante conversation… Ah !…

— De grâce, quelle conversation, quel charme ? Je suis un homme tout bon, tout hôte, un homme de rien, je vous assure.

— Oh ! Paul Ivanovitch, permettez-moi de parler à cœur ouvert : je donnerais avec joie la bonne moitié de ma fortune pour avoir une partie seulement des qualités que vous possédez !

— Eh bien, moi, je vous dis, répondit Tchitchikof, que je tiendrais à grand honneur d’avoir le quart ou le demi-quart… »

On ne sait vraiment jusqu’où serait allée cette effusion de tendres sentiments des deux amis, si un domestique ne fût venu annoncer que le dîner était prêt.

« Je vous en prie, dit Manîlof, vous nous excuserez si vous ne trouvez pas chez nous autres campagnards un repas comme ceux qu’on fait dans les capitales sous les lambris dorés, sur les parquets en marqueterie. Nous offrons du chou à nos visites, mais c’est offert de bon cœur. Allons, de grâce ! de grâce ! »

À cette occasion, en arrivant vers la porte, ils recommencèrent les grandes cérémonies à qui ne prendrait point le pas sur l’autre, et Tchitchikof se décida à passer, en s’effaçant contre le battant gauche de la porte.

Arrivés dans la salle à manger, ils y trouvèrent deux marmots d’un âge à pouvoir, à la rigueur, être placés au bas bout de la table, sur des chaises hautes. Ils avaient près d’eux leur précepteur, qui s’inclina et sourit avec une politesse convenable. La maîtresse de la maison s’assit au centre, devant la soupière. Tchitchikof prit place entre madame et monsieur, et un domestique assit les enfants après leur avoir noué une serviette à chacun sur la nuque.

« Ah ! les jolis enfants ! dit Tchitchikof en les regardant avec un grand air de complaisance. Quel est leur âge, s’il vous plaît ?

— Celui-ci a sept ans, l’autre six, dit Mme Manîlof.

— Thémistoclus ! » dit le père s’adressant à son petit aîné, qui tâchait de dégager son menton serré dans la serviette. Tchitchikof releva un peu les sourcils à ce nom très-probablement grec, que Manîlof gratifiait d’une terminaison latine, sans se douter qu’il faisait de l’hybride[6] ; mais, sans se rendre mieux compte que l’inventeur de ce qu’il y avait là de doublement païen dans une respectable famille chrétienne, il ramena sa face au calme de la bonhomie. « Thémistoclus, dis-moi un peu quelle est la principale ville de France ! »

Un examen aux fumées de la soupe et au fumet des petits pâtés ! cela se voit ; mais c’est étrange, et cela ne tient pas. Cependant, le précepteur regarda très-fixement Thémistoclus et avait bien l’air de lui vouloir sauter au visage. Thémistoclus dit, sans trop se faire presser : « C’est Paris. » Le précepteur désarma, et même fit un signe d’approbation très-débonnaire.

« Et chez nous, quelle est la principale ville, voyons ? » ajouta l’impitoyable examinateur.

M. le précepteur reprit son air anxieux et rigide.

« Pétersbourg… répondit assez bravement Thémistoclus.

— Et quelle autre ville encore est principale ?

— Moskva, répondit le jeune savant avec une légère nuance d’impatience, en suivant de l’œil le plat aux pâtés.

— Bravo ! mon petit ami, s’écria doucereusement Tchitchikof. Voyez-moi un peu ce gaillard-là, poursuivit-il en se tournant, avec un air de grande admiration, vers Manîlof. Je vous dirai qu’on peut attendre beaucoup, et beaucoup, d’un pareil enfant. Si vous ne saviez pas cela, je vous l’annonce.

— Oh ! vous n’avez encore rien vu, repartit Manîlof enchanté ; sachez qu’il a un esprit étonnant pour un enfant. Voilà son puîné, Alcide, qui est bien moins prompt à comprendre. Mais mon Thémistoclus, voyez-vous, il n’a qu’à apercevoir une cigale, un grillon, une petite bête du bon Dieu, tout de suite ses yeux brillent… et de courir après, et de suivre, et de tourner et retourner l’insecte avec sa houssine, et de le prendre dans le creux de la main. Je le mettrai dans la diplomatie. Thémistoclus ! poursuivit-il en s’adressant à l’espérance de sa maison, tu veux être ambassadeur ?

— Oui, » répondit Thémistoclus en rongeant une croûte et en balançant la tête à droite et à gauche.

En ce même instant, le laquais qui se tenait derrière la chaise de l’enfant se hâta de moucher le futur ambassadeur ; et il fit bien de se presser, car autrement une gouttelette étrangère à la soupe, qu’il venait de mettre devant lui, allait allonger le bouillon par sa chute inévitable.

L’entretien passa à de bons propos sur les charmes d’une vie retirée et paisible, ce qui n’empêcha point Mme Manîlof de parler du théâtre du chef-lieu et du personnel de la troupe. Le précepteur regardait avec grande attention les interlocuteurs, et, aussitôt qu’il remarquait qu’ils étaient disposés à rire, il ouvrait la bouche et riait avec un dévouement méritoire. C’était évidemment un homme reconnaissant, résolu à donner par là une marque de déférence sympathique à l’honnête couple qui le traitait en véritable ami de la maison. Une fois, pourtant, son visage prit une expression rigide, et il frappa comminatoirement sur la table en regardant fixement les enfants, qui étaient placés en face de lui. Ce n’était pas sans raison, car Thémistoclus avait mordu Alcide à l’oreille ; et Alcide, les yeux gros de larmes et la bouche tout en convulsion, allait jeter les hauts cris quand, à la vue du précepteur irrité, réfléchissant tout à coup à l’inconvenance d’un scandale qui pourrait bien le priver d’un plat, il ramena ses muscles faciaux à leur état normal, et se mit, sans éclater, à ronger, arrosé de quelques larmes muettes, un os de mouton, qui lui étendit sur ses deux joues un beau vernis de graisse, et bientôt il n’y eut plus de trace apparente ni de chair, ni de pleurs, ni de morsure.

La dame de la maison s’adressait de temps en temps à Tchitchikof pour lui dire : « Vous ne mangez rien ! vous avez mangé si peu… » À quoi le convié répondait autant de fois : « Je vous rends mille grâces, j’ai parfaitement dîné ; et d’ailleurs il n’y a pas de mets qui vaille le plaisir d’une aimable conversation. »

On se leva de table. Manîlof était tout heureux, et la main posée sur le dos de son ami, il le dirigeait doucement vers le salon, quand tout à coup le convive se pencha vers lui, et lui déclara d’un air très-significatif qu’il avait à lui parler d’une affaire des plus urgentes.

« En ce cas, passons dans mon cabinet, je vous prie, » dit Manîlof.

Et il le conduisit dans une petite chambre dont l’unique fenêtre offrait pour horizon lointain la forêt bleuissante dont nous avons parlé plus haut.

« Voici, dit-il en introduisant son convive, mon petit coin particulier.

— C’est une fort gentille petite chambre, » dit Tchitchikof en regardant la pièce, qui en effet avait un air agréable.

Les murs étaient peints en couleur à la colle d’une teinte gris bleu fort tendre ; le mobilier consistait en quatre chaises, un fauteuil et une table ; sur la table étaient, outre le livre dont nous avons fait mention, quelques papiers écrits en grosse de greffes ; mais ce qui surabondait, après cela, c’était le tabac à fumer. Le tabac s’offrait à la vue sous tous les aspects sur cette table : en coffret, en paquet, en blague et en tas. Sur le large accoudoir de la fenêtre, il y avait aussi des tas, non de tabac, mais de cendres provenant de la pipe ; c’étaient deux lignes régulièrement parallèles de petits monticules régulièrement pointus formés avec un soin particulier ; il était évident, d’une part, que Manîlof ouvrait rarement sa fenêtre ; d’une autre, qu’il se retirait dans ce cabinet pour bien méditer cette vérité, que sur cette terre tout n’est qu’amertume, que fumée et que cendre.

« Permettez-moi de vous prier de vouloir bien vous installer à votre aise dans ce fauteuil, dit Manîlof ; vous reconnaîtrez qu’il est vraiment assez commode.

— Je n’en doute pas ; mais permettez que je me mette sur cette chaise.

— Permettez-moi de ne pas vous permettre cela, dit en souriant Manîlof ; c’est un fauteuil qui est destiné aux visites, et bon gré mal gré, voyez-vous, il faut que vous l’occupiez. »

Tchitchikof, vaincu, s’assit dans le fauteuil.

« Vous me permettrez bien maintenant de vous offrir une pipe.

— Non, car je ne fume pas, » répondit Tchitchikof d’un air qui disait : « Mon aimable hôte, je suis peiné de vous refuser. »

— Et pourquoi donc cela ? dit Manîlof, lui aussi, d’un air mignard qui disait : « Mon adorable convive et ami, je suis peiné d’avoir à subir un refus. »

— J’ai évité d’en prendre l’habitude ; je crains : on dit que cela dessèche la poitrine.

— Permettez-moi de vous faire observer que c’est un préjugé. Je suis bien persuadé que fumer la pipe est beaucoup plus sain que de priser. Dans le régiment où j’ai servi, il y avait un lieutenant, un homme très-agréable et très-bien élevé, qui ne se séparait jamais de sa pipe ; il fumait à table, au lit et ailleurs, et partout et toujours ; il a aujourd’hui plus de quarante ans, il se porte, Dieu merci, à faire envie aux plus gaillards. »

Tchitchikof dit là-dessus que cela arrive, en effet, et qu’il y a ainsi dans la nature beaucoup de choses que les esprits les plus fins et les plus éclairés ne peuvent expliquer.

« Mais permettez d’abord que je vous adresse une petite requête, » ajouta-t-il d’une voix où se faisait sentir on ne sait quelle étrangeté d’émotion et d’intonation gutturale.

Et aussitôt, Dieu sait aussi pourquoi, il regarda derrière lui. Manîlof aussi, le sympathique Manîlof, tourna la tête en arrière.

« Y a-t-il longtemps que vous avez fait le cens dans votre domaine, et que vous avez présenté votre rapport là-dessus à l’autorité ?

— Le dernier recensement, ah oui ! il y a longtemps, il y a vraiment… oui, il y a bien… au fait, je ne me rappelle pas combien il y a.

— Depuis ce temps-là vous est-il mort beaucoup de paysans ?

— Hum ! je ne saurais, en vérité, vous dire… c’est une chose sur laquelle je ne ferai pas mal de questionner mon intendant. Eh ! quelqu’un… Amène-moi l’intendant ; il doit être ici aujourd’hui. »

L’intendant paraît au bout de dix minutes à peine. C’était un homme d’une quarantaine d’années, un manant qui se rasait, qui avait substitué le surtout au cafetan sur ses larges épaules, et qui, selon l’apparence, menait une vie fort insoucieuse ; son visage était arrondi et plein ; le ton légèrement jaunâtre de sa peau et ses petits yeux moites, à peine entr’ouverts, témoignaient qu’il était grand ami du lit de plumes et du couvre-pieds de fin duvet. Tout en lui disait qu’il avait fait grassement sa couche, ainsi que le pratiquent en général messieurs les intendants de gentilshommes absents ou de hobereaux présents dans leurs terres. Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune garçon ayant eu la chance d’apprendre à lire et à écrire, il avait été attaché au service de la maison de son maître ; puis il avait épousé une fille de confiance de la dame ; cette jeune femme lui remettait les clefs et la garde de tout plus souvent que de raison ; lui-même bientôt avait pris temporairement, puis définitivement, les fonctions de sa femme ; puis il suppléa, et enfin supplanta l’ancien intendant. Une fois intendant, il se mit, sans balancer et d’instinct, à agir en intendant ; il se lia et s’accompéra par noces, baptêmes, fêtes de famille et affaires, avec tous les gros bonnets du village, et fit peser les travaux et les charges sur les pauvres ; c’est la règle. Il s’habitua peu à peu à ne se plus lever avant huit heures du matin, à se faire mettre le samovar de beau cuivre rouge sur la table et à prendre le thé sans hâte et en vrai gourmet, ce qui ajoute encore une bonne heure et demie de loisir au repos prolongé de ses nuits.

« Dis-moi, l’ami, combien il nous est mort de paysans depuis le dernier recensement, depuis la liste détaillée, tu sais, que nous avons présentée dans le temps.

— Ah ! combien ? Comment, combien ? Eh !… il en est mort beaucoup depuis ce temps-là, dit l’intendant ; sur quoi il comprima un bâillement ou un hoquet, en faisant à sa bouche un paravent de sa main gauche fraîche et potelée.

— Voilà justement ce que je pensais, dit Manîlof ; oui, oui, il en est mort beaucoup. » Et, se tournant vers Tchitchikof, il ajouta de nouveau : « Oui, oui, il en est mort beaucoup ; c’est justement comme je pensais. »

Manîlof, en général, pensait beaucoup.

« Mais combien en est-il mort ? demanda Tchitchikof.

— Çà, oui, à propos, dis-moi combien il en est mort, voyons, répéta sympathiquement Manîlof.

— Quoi ? le nombre des morts ? Eh mais ! on ne sait pas cela comme ça, combien il en est mort… personne n’a songé à les compter, sûrement.

— C’est vrai, ce qu’il dit, Paul Ivanovitch, et c’est aussi ce que je pensais ; il y a eu, voyez-vous, une grande mortalité : on ne sait pas du tout, du tout, combien il en est mort.

— Eh bien, dit Tchitchikof en s’adressant lui-même à l’intendant, fais-nous le plaisir, frère, d’aller en faire vite le compte et d’en dresser une liste exacte, une liste où soient inscrits les noms, prénoms, sobriquets, dates de naissance, et couleurs d’œil et de cheveux de chacun de ces morts. Tu as compris ?

— Oui, oui, inscris-les bien tous comme ça et avec la date de naissance et le sobriquet, tout enfin, dit Manîlof.

— J’ai compris, dit l’intendant, et il sortit.

— Et par quelle circonstance ou quel motif avez-vous besoin de cela ? » dit d’un ton très-naturel et très-placide le bon Manîlof, dès que son intendant se fut éloigné.

Cette question parut contrarier Tchitchikof. Son visage exprima, en ce moment, une sorte de tiraillement secret dont il rougit : il devait avoir à émettre des idées pour lesquelles les mots ordinaires ne fonctionnent pas volontiers. Et en effet, il était réservé à Manîlof d’entendre des choses extraordinaires, des explications étranges, telles que peut-être jamais encore n’en avait ouï l’oreille humaine.

« Vous me demandez pourquoi… Voici mes raisons : ces raisons, c’est tout bonnement que je voulais… que je voulais acheter des paysans… dit Tchitchikof, saisi en ce moment par une petite toux de contenance qui lui permit de ne pas achever l’explication toute simple, toute bonasse.

— Bien… mais permettez-moi de vous demander comment vous avez l’intention d’acheter : les paysans avec la terre, ou des paysans à déplacer, c’est-à-dire sans le sol ?

— Non, non ; ce n’est pas exactement un achat de paysans que je veux faire, dit Tchitchikof ; je voudrais seulement avoir les morts…

— Comment ? Pardon ; je suis un peu dur d’oreille de ce côté ; j’ai cru entendre une parole bien étrange.

— Mon intention est d’acquérir les morts, qui, au reste, sont encore indiqués vivants dans les papiers de la dernière révision. »

Manîlof, à cette explication, laissa tomber sur le plancher sa pipe et son long tuyau à tchoubouc d’ambre ; en même temps il ouvrit une grande bouche, qu’il garda ouverte ainsi trois bonnes minutes durant. Les deux amis, qui avaient devisé ensemble sur les charmes idylliques de la vie intime au désert, restèrent en ce moment immobiles, les yeux attachés l’un sur l’autre, et dans cette position ils ressemblaient un peu à ces anciens portraits de famille qu’on faisait pour être suspendus aux deux côtés d’un trumeau. À la fin, Manîlof releva son tuyau, y rajusta la pipe à un bout, le tchoubouc à l’autre ; puis, avant de rebourrer, il regarda longtemps en dessous Tchitchikof pour voir s’il ne découvrirait pas quelque signe d’ironie sur ses lèvres : car il craignait le ridicule de prendre au sérieux ce qui n’aurait été qu’un badinage ; mais il n’aperçut rien de ce qu’il cherchait, et, tout au contraire, la figure du personnage était plus grave qu’auparavant, Manîlof alors, au lieu de bourrer sa pipe, fit un mouvement de plus grande attention, pensant : « Ah ! mon Dieu ! au fait, ce cher monsieur ! quelque chose ne serait-il pas tout à coup dérangé dans sa tête ? qui sait ? » Et il se mit à le regarder de beaucoup plus près, non pas sans appréhender une triste découverte en ce genre. Mais non, l’œil de son interlocuteur était parfaitement limpide ; rien de ce trouble, rien de cet air sauvage, rien de ces petits feux mobiles qu’on observe dans le regard des aliénés, dans l’accès de leur idée fixe ; tout, dans cette placide figure, était, au contraire, honnête et reposé. Manîlof bourra et alluma sa pipe, tout en pensant à ce qu’il allait dire et faire ; et comme, du reste, il n’imaginait absolument rien, sa gorge vint un peu au secours de sa stérile imagination en émettant de très-minces courants de fumée blanche que la résistance de l’air faisait anneler et frisotter à un pied de distance de sa lèvre entr’ouverte. Tchitchikof reprit :

« Ce que je vous demande, c’est que vous me disiez tout bonnement si vous pouvez me céder, me donner, faire passer en ma possession, de la manière qui vous conviendra le mieux, ces âmes, non vivantes en réalité, mais vivantes encore selon la fiction légale du fisc… »

Manîlof était encore si troublé, si éperdu, qu’il resta l’œil fixe et la bouche ouverte, sans articuler un son.

« Y a-t-il quelque chose qui vous contrarie ? Vous sentiriez-vous mal ? dit Tchitchikof.

— Qui ça ? moi ?… non, merci… Pardon ! seulement, voyez-vous, je ne comprends pas bien… Ah ! c’est que moi, sans doute, je n’ai pas reçu une de ces brillantes éducations de gentilhomme, comme celle qui se fait voir dans votre moindre mouvement ; et je n’ai pas l’art en parlant de tourner les choses à mon commandement. Peut-être bien qu’ici, dans cette explication que vous avez l’indulgence de me donner, il y a tout un autre sens… Peut-être il vous plaît de vous exprimer comme ça en figures, n’est-ce pas ? pour donner un ornement à vos paroles… Convenez.

— Eh ! point du tout, reprit Tchitchikof ; je nomme les choses par leur nom ; je parle véritablement de celles de vos âmes qui sont positivement mortes. »

Manîlof retomba dans sa stupeur profonde. Il sentait qu’il lui fallait ici formuler quelque bonne question bien catégorique ; mais le fond de cette question, quel devait-il être ? et après cela, la forme à donner ?… Le diable sait. Dans sa détresse il serra fortement les lèvres, ce qui fut cause que deux rapides courants de fumée, au lieu d’un, échappèrent en rayons de ses narines et produisirent à distance un petit nuage qui, en s’interposant, sauva momentanément sa confusion.

« Eh bien, s’il n’y a pas d’obstacle à ce que je viens de vous demander, on peut, Dieu merci, procéder à la rédaction de l’acte de vente.

— Comment ? comment ? une vente d’âmes mortes, un acte de vente ?…

— Mortes… non pas, dit Tchitchikof ; nous les inscrirons comme vivantes, puisqu’elles sont inscrites comme telles dans les registres officiels. Personne ne me fera jamais faire la moindre infraction aux lois ; j’ai toujours respecté et fait respecter les lois ; j’ai souffert beaucoup de cette inflexibilité dans la carrière du service public, mais excusez : le devoir avant tout, et la loi au-dessus de tout ; voilà quel je suis et quel je serai jusqu’à la tombe. Là où la loi parle, je n’admets pas d’objections. »

Ces dernières paroles plurent à Manîlof ; cependant, quant au fond de l’affaire qui lui était proposée, il continuait de n’y rien comprendre ; de sorte que, au lieu de répondre, il suça énergiquement son tchoubouc, qui, par l’effet de cette violence, se mit à rendre un soupir de basson. On eût dit qu’il avait voulu en faire sortir une opinion sur ce qu’il y avait d’inouï dans la circonstance ; mais le tchoubouc ne trouva rien à fournir qu’une note douteuse, plus propre à embrouiller qu’à éclaircir la question.

« Peut-être que vous avez dans l’esprit quelques doutes ?

— Oh ! nullement, nullement, je vous prie de croire ; je parlais, moi, vous voyez bien, parce que nous causons, et… pas du tout, mais du tout, que je permisse d’avoir la moindre ombre de prévention ; de la prévention, moi, contre vous, fi donc ! seulement, permettez, Paul Ivanovitch, de vous soumettre… N’y aura-t-il pas là une entreprise ? non, non ; comment dirai-je ? oui, je dis bien ; une négociation, oui, une affaire, n’est-ce pas ? une affaire un peu, un tout petit peu en contradiction avec les institutions et avec les vues subséquentes de notre grand empire ? hein, dites. »

Ici Manîlof, après avoir pris la pose de tête que doivent certainement avoir ceux qui s’occupent de négociations importantes, regarda d’un œil plein d’intelligence son interlocuteur ; tous les traits de son visage et la fixité de ses lèvres serrées avaient une expression si profonde, que peut-être ne vit-on jamais rien de comparable que dans la physionomie de quelque diplomate consommé, au moment le plus critique de la plus épineuse négociation.

Mais Tchitchikof affirma du ton simple de la plus naïve sincérité que l’entreprise, affaire ou négociation dont il s’agissait, n’était d’aucune sorte en opposition ni contradiction avec les institutions civiles et les vues ultérieures du gouvernement de l’empire. Il laissa passer deux minutes et ajouta froidement que la couronne n’avait jamais à perdre, mais à gagner à tout mouvement de la propriété réelle ou fictive, et que son intérêt était tout entier dans son papier timbré et sa taxe d’enregistrement.

« Alors vous croyez donc ?…

— Je crois que c’est bien.

— Que c’est bien ?

— Oui.

— Vraiment moi, savez-vous, je n’y vois pas de mal ; du moment que c’est bien, c’est bien. »

Et Manîlof fut rayonnant de se sentir tout calme. Ce que c’est pourtant que les bonnes explications !

« Après cela, du reste, moi, je ne sais pas votre prix… dit Tchitchikof.

— Le prix de quoi ?… oui, voyons, de quoi ? Est-ce que vous croyez que j’irai prendre de l’argent pour des âmes qui, à bien considérer les choses, ont, en mourant, pour ainsi dire cessé de vivre, n’est-ce pas ? Bah ! bah ! s’il vous est venu le caprice, pardon ! la petite fantaisie d’une frime, mettons ; de mon côté, moi, j’ai… la chose de vous donner gratis ce que vous demandez, et, de plus, je prends les frais d’actes et de copie à ma charge. »

L’historien de cette conférence encourrait un grave reproche s’il manquait à dire que l’acquéreur fut intérieurement pénétré d’une bien vive joie à ces bonnes et généreuses paroles de Manîlof. Quelque grave et sensé que fût Tchitchikof, il s’en fallut bien peu qu’il ne fît un saut délirant à la manière du bouc qui, on le sait, ne saute de deux ou trois pieds en l’air, comme lancé par un ressort secret, qu’une ou deux fois en sa vie, et cela dans le transport de sa joie la plus folle. Il resta assis ; mais il se retourna avec tant de force sur son fauteuil, que l’étoffe de laine qui couvrait le siège en eut une déchirure très-peu ravaudable. Manîlof regarda avec une certaine surprise son nouvel ami, et celui-ci, pressé par la reconnaissance, lui fit tant de remercîments, lui dit de si aimables choses, que l’hôte se troubla, rougit jusqu’au blanc des yeux, branla longtemps la tête et finit par dire que ceci n’était rien, qu’il voudrait bien avoir plus réellement l’occasion de lui prouver son entraînement de cœur, le magnétisme de son âme… et que, quant à des âmes mortes, ce n’était que de la vétille.

« Pas si vétille, pas si vétille, non pas, » dit Tchitchikof en pressant cordialement la main à son hôte. Et il poussa un profond soupir ; il était, ce semble, lancé dans les effusions de sentiment ; et ce ne fut pas sans émotion qu’il ajouta : « Si vous saviez quel service vous venez de rendre, avec ce qu’il vous plaît d’appeler de la vétille, à un homme sans famille, sans consistance… car enfin, que n’ai-je pas souffert ? ah ! comme une barque égarée seule en mer et livrée à la merci des vagues que fouette l’ouragan… à quelles intrigues n’ai-je pas été en proie ! quelles persécutions n’ai-je pas éprouvées, quels chagrins n’ai-je pas été réduit à dévorer !… et pourquoi ? parce que je ne transigeais pas avec l’iniquité, parce que ma conscience demeurait pure et qu’en tendant la main à la veuve sans défense, en appuyant le pauvre orphelin qu’on dépouillait, je ne songeais qu’à eux, jamais à moi !… » Tchitchikof ne put achever ; son attendrissement était si grand qu’une larme lui coula de l’œil dans la bouche.

Manîlof n’était pas moins ému que l’orateur. Les deux amis se pressèrent de nouveau la main, et longtemps ils se regardèrent en silence, les yeux tout moites de pleurs. Manîlof ne pouvait se résoudre à lâcher la main de notre héros, et même par accès il la pressait si fort, que Tchitchikof commençait à se reprocher d’avoir été un peu trop sentimental. Étant cependant à la fin parvenu à se dégager en douceur, il se hâta de dire qu’il serait bon de faire l’acte de cession le plus tôt possible ; que, pour cela, le mieux serait qu’il vînt en ville lui-même. Puis il s’empara de son chapeau et se mit à saluer son hôte.

« Comment ! vous voulez déjà partir ? » dit Manîlof comme s’il sortait d’un songe et qu’il cherchât à rattraper ses oreillers en déroute.

En ce moment Mme Manîlof entra dans le cabinet.

« Élisa, figure-toi, dit le mari d’un air consterné, Paul Ivanovitch nous quitte.

— C’est que nous l’avons bien ennuyé, dit à cela Mme Manîlof.

— Madame, dit pathétiquement Tchitchikof en posant la main sur son cœur, c’est là, là que restera imprimé le souvenir des moments heureux que j’ai passés dans votre maison ! Croyez bien que je ne connaîtrais pas de plus grande félicité que de pouvoir vivre, sinon avec vous sous le même toit, du moins dans un très proche voisinage.

— Ah ! Paul Ivanovitch, s’écria Manîlof, en qui cette idée eût pris fort aisément racine, que ce serait en effet délicieux de vivre comme ça ensemble sous le même toit, ou bien de pouvoir venir chaque jour en été philosopher, vous savez, sous l’ombre d’un vieux frêne, parler de justice, de conscience.… et de tant de belles choses, ah !

— Oui, ce serait le paradis, oh ! soupira Tchitchikof… Adieu, madame ! dit-il en s’approchant respectueusement de la main de Mme Manîlof ; adieu, mon bien honorable ami ! N’oubliez pas ma prière.

— Pour cela, soyez bien tranquille, répondit Manîlof. Vous me reverrez dans trois jours au plus tard. »

Tous passèrent dans la salle à manger.

« Adieu, mes petits amis ! dit Tchitchikof en apercevant Alcide et Thémistoclus, qui s’occupaient d’une façon de hussard en bois de sapin, personnage qui avait perdu les deux bras et le nez à quelque bataille.

— Adieu, mes chers mignons. Excusez-moi si je ne vous ai pas apporté quelque chose de la ville : c’est que, j’en conviendrai, j’ignorais absolument que vous fussiez au monde ; à présent que nous avons fait connaissance, je reviendrai vous voir et, certes, je ne vous oublierai pas. Toi, tu auras un sabre. Veux-tu un sabre ?

— Je veux… répondit Thémistoclus.

— Et toi un tambour ; n’est-ce pas que tu veux un tambour ? continua Tchitchikof en se baissant vers Alcide.

— Bambrabout, répondit affirmativement Alcide en plongeant sa tête dans sa poitrine.

— C’est convenu ; je t’apporterai un tambour, un superbe tambour, et tu nous feras des trrrr trrrr et ta ta ta ta trra trrra. Adieu, mon ange, adieu. » Et après avoir donné à chacun des enfants un baiser sur la tête, il dit à Manîlof et à sa femme, avec ce sourire béat qu’on fait aux tendres parents au sujet de l’innocence des désirs de leurs enfants : « Moi, j’adore ces petits êtres !

— Restez, rentrons, Paul Ivanovitch, dit Manîlof quand tous furent réunis sur le perron ; voyez, voyez quels gros nuages.

— Ce sont des nuages insignifiants, qui seront dissipés dans une heure.

— Mais savez-vous le chemin pour vous rendre chez Sabakévitch ?

— Non ; mon intention était justement de vous le demander.

— Attendez, je vais expliquer cela à votre cocher. » Et avec la plus grande complaisance il expliqua au cocher les particularités de la route à tenir ; dans son zèle il dit vous à ce rustre de Séliphane, qui, au reste, ne s’en aperçut pas ; seulement il fit de la main gauche le geste de passer deux chemins de traverse et d’entrer résolument dans le troisième selon l’indication ; puis il salua le monsieur et la dame, saisit les guides et mit la britchka en mouvement. Tchitchikof partit ; mais, tant qu’il put apercevoir ses hôtes, il les regarda toujours groupés sur le devant de leur porte, et qui le saluaient à outrance, agitant en l’air leurs mouchoirs et se soulevant sur la pointe des pieds pour surprendre son dernier regard même quand sa face entière était déjà réduite par l’éloignement au diamètre d’un rouble argent.

Manîlof resta à la fin tout seul sur la deuxième marche de son perron ; la britchka avait disparu qu’il était encore là, debout, la pipe à la main et l’œil fixe. N’apercevant même plus le petit nuage de poussière que laisse derrière lui tout véhicule en marche par un temps sec, il rentra, se mit sur une chaise et se livra à la douce pensée qu’en général il avait été envers son convive aussi aimable qu’il avait pu l’être et qu’on devait l’attendre de son vif désir de plaire.

Insensiblement ses pensées se portèrent sur d’autres objets, puis Dieu sait où elles allèrent s’égarer. Il rêva à la félicité de deux vrais amis ; il se représenta combien il serait doux d’avoir dans son proche voisinage un ami dont il ne serait séparé que par un cours d’eau, supposons par une rivière. Bientôt cette petite barrière l’importune, il s’arrange de manière à faire, par surprise, en une nuit, construire un joli pont ; près de cet endroit est un monticule ; il y élève une énorme maison, et sur l’édifice un très-haut belvédère, si haut que de là, par un temps bien clair, on peut apercevoir Moscou ; là, au grand air, il prend le thé avec son ami en devisant sur une foule de questions charmantes. Cet ami, c’est Tchitchikof, et voilà qu’un jour ils arrivent ensemble en de beaux équipages dans un superbe hôtel magnifiquement éclairé, où ils émerveillent une nombreuse et brillante assemblée par la grâce et la distinction de leurs manières, et la haute autorité de la contrée, ayant entendu beaucoup parler de cette rare amitié, les fait tous les deux généraux ; on les aime, on les recherche, on les loue ; ils deviennent Dieu sait quoi encore, puis il est des gens qui veulent leur donner une fête solennelle…

Mais l’étrange promesse que lui avait fait faire Tchitchikof interrompit tout à coup ses méditations ravissantes. La pensée de ce qu’il y avait de ridicule à faire à un ami un don en âmes mortes était pour lui de fort dure digestion ; il avait beau la tourner et retourner dans son cerveau, où pourtant, comme on vient de soir, tant de choses trouvaient place, il ne pouvait parvenir à se rendre bien compte du désir fantasque de son autre lui-même. Il passa ainsi sans désemparer, toujours fumant, toujours rêvassant, toute la soirée jusqu’au souper.

  1. Rang civil qui correspond au grade de colonel de la ligne.
  2. La seconde écorce très-fine du tilleul ou du bouleau.
  3. C’est-à-dire faire paroli au jeu.
  4. Jusqu’au jour suivant.
  5. Le Fils de la Patrie était alors rédigé par MM. Gretch et Boulgarine, les fondateurs de cette publication et de l’Abeille du Nord ; l’un paraissait sous forme de cahiers, l’autre de simple feuille. Tous deux contenaient souvent des articles très-libéraux relativement à l’époque, surtout avant 1825.
  6. Hybride, formation de deux mots appartenant à deux idiomes distincts comme choléra-morbus, hippocampe, lapis-lazuli, chloroforme.