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Les Âmes mortes/II/1

La bibliothèque libre.
Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (2p. 1-48).


CHANT XI.

DÉPART POUR DE NOUVELLES EXPÉDITIONS.


Épreuves et surprises inséparables de tout départ précipité. — Départ de Tchitchikof. — Rencontre d’un convoi funèbre au détour d’une rue. — Notre héros y voit un présage favorable. — Grandes méditations au bercement de la britchka. — Images diverses du pays. — Réflexions personnelles qui donnent au poëte l’occasion d’exposer tout le passé de son héros presque endormi : Naissance. — Première enfance. — Premiers traits de caractère. — Éducation à l’école ; éducation à la maison. — Admission au service de la couronne. — Comment, dans la plus humble position, il se concilie la bienveillance d’un supérieur peu enclin à ce sentiment. — Par quels moyens les justiciables et administrés doivent prévenir les temps d’arrêt si fréquents dans les affaires. — Autrefois et aujourd’hui. — Tchitchikof monte un joli petit ménage de célibataire. — Ses délicatesses. — Il passe au service des douanes ; il s’y distingue, comme simple douanier, par son zèle et sa probité. — Plus tard, promu en grade, il se distingue autrement, mais toujours avec zèle ; aussi devient-il riche, et les juifs de la frontière, qu’il avait appauvris, ne se plaignent plus que par habitude. — Fâcheuse querelle avec un camarade de service. — Scandale. — Confiscation de tout ce qu’il possédait, sauf le peu qu’il avait mis à l’ombre. — Tchitchikof intendant d’un beau domaine hypothéqué et ruiné à fond. — Idée lumineuse qu’il doit à un employé bel esprit d’un bureau d’enregistrement. — Il quitte sa place d’intendant et se décide à aller acheter des âmes mortes de préférence dans les lieux où l’épidémie a exercé le plus de ravages. — Discussion de l’auteur avec lui-même sur son sujet, ses personnages et le genre de ses tableaux. — Tchitchikof, qui s’était endormi dans sa britchka, se réveille, et aussitôt il gronde Séliphane de ne pas lancer son troïge à toute vitesse. — Tout Russe aime la vitesse, et la Russie elle-même tout entière se précipite volontiers à fond de train dans l’espace, chaque fois qu’elle se réveille et se sent en bon équipage de course.


Tout devait être prêt dès l’aube, et à six heures du matin Tchitchikof devait avoir franchi la barrière. Mais rien ne se fit comme il l’avait supposé et ordonné. D’abord lui-même il s’éveilla plus tard qu’il ne l’avait résolu, et ce fut pour lui une première contrariété. À peine levé, il envoya savoir si la britchka était attelée et si tout était prêt. On lui rapporta que la voiture n’était point attelée et qu’il ne fallait pas se presser de descendre les bagages. Ce fut une deuxième contrariété ; et pour la troisième, il eut le désagrément de se sentir fort irrité, fort disposé à administrer une vigoureuse correction à l’ami Séliphane ; il n’attendait, pour y procéder, que les mauvaises raisons qu’allait sans doute lui donner le délinquant pour sa justification. Celui-ci se montra bientôt de profil à la porte, et le maître eut le plaisir d’entendre mot pour mot tout ce qu’on entend chaque fois qu’on est très-pressé de partir.

« Pâvel Ivanovitch, il faut ferrer les chevaux.

— Butor ! stupide animal ! pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? Est-ce que le temps t’a manqué ?

— Oh ! non, mais… c’est que… une jante, puis la virole et les lanières d’attache d’une roue doivent être réparées ou remplacées ; les chemins sont effondrés et vous serez bien cahoté… et d’ailleurs l’avant de la britchka est en si mauvais état, que nous n’aurons pas fait deux relais…

— Ah ! vaurien ! s’écria Tchitchikof, en gesticulant tout près de Séliphane avec tant de vivacité, que celui-ci rangea de côté avec précaution sa figure, dans la crainte d’un éclat terrible prêt à s’abattre sur sa tête ; veux-tu donc me tuer, hein ? m’égorger, hein ? gredin, marsouin, vil pourceau, hein ? Attendre pour parler juste le dernier moment, quand je ne devrais avoir qu’à monter et partir… Tu ne savais pas, hein ? Qu’as-tu fait de ces trois semaines et plus que nous sommes ici sans bouger ? Mais j’en suis sûr, tu savais que tout cela était à faire, scélérat ! tu le savais ! tu le savais ! n’est-ce pas, dis, tu le savais ?

— Je le savais, répondit Séliphane la tête basse.

— Eh bien ! pourquoi n’as-tu pas parlé plus tôt ? » Séliphane ne répondit rien et resta immobile ; il se disait à lui-même : « Voyez un peu comme tout cela a mal tourné ; c’est pourtant vrai que je savais et que je n’ai rien dit. »

— À présent, imbécile, que fais-tu là ? amène-moi ici un charron, un forgeron ; qu’il regarde, et que dans deux heures tout soit en état ! Tu m’entends ? Dans deux heures ; et si ce n’est pas fait dans deux heures, je te plie en deux et je fais un seul nœud de tes bras et de tes jambes ! Marche ! »

Notre héros ne badinait que tout juste assez pour tromper sa colère, Séliphane fit un mouvement pour aller exécuter l’ordre du maître, mais il s’arrêta et dit :

« Pardon, Pâvel Ivanovitch ; mais il faut que je vous dise encore… qu’il faudrait bien… vendre notre tigré, parce que, voyez-vous, c’est une canaille, un bon à rien, Pâvel Ivanovitch ; une bête comme ça ne peut donner que de l’embarras en route.

— À la bonne heure ! Je vais aller au marché, n’est-ce pas, chercher un acheteur ?

— Je vous jure, Pâvel Ivanovitch, qu’il n’a pour lui que son apparence ; mais c’est un rusé, un méchant drôle, et avec une canaille pareille, nous…

— Quand il me plaira de m’en défaire, je m’en déferai, brigand ; à présent trêve de paroles inutiles, et prends-y garde : si dans deux heures le charron n’a pas fait tout ce qu’il y a à faire, je te promets une raclée à te disloquer la carcasse. File au plus vite, et pas un mot de plus ! »

Tchitchikof était tout hors de lui ; il décrocha du mur et jeta sur le plancher un sabre qu’il tenait toujours couché derrière lui dans ses excursions, pour s’en servir au besoin comme porte-respect. Il fut ensuite plus d’un quart d’heure avec les forgerons, avant de céder à leurs exigences ; ces coquins, lorsqu’on est pressé, ne manquent jamais de demander six ou huit fois le vrai prix de leur travail ; bien entendu il eut beau se gendarmer, leur parler le meilleur russe, les appeler fripons, voleurs, brigands, dévaliseurs, juifs et renégats, et les menacer même du jugement dernier, ils soutinrent imperturbablement leur caractère, à tel point que non-seulement ils ne voulurent rien rabattre du prix demandé, mais qu’ils mirent sans vergogne près de six heures à un travail qui en exigeait tout au plus deux.

Notre héros eut donc tout loisir de savourer une à une ces interminables minutes d’attente si familières aux voyageurs qui sont là sur les dents, avec leurs malles prêtes, dans une chambre toute tapissée de bouts de corde, de déchirures de papier, de foin, de flocons de ouate et autres résidus. Ennuyé de n’être ni en place ni en chemin, il siffle, il chantonne, il regarde de sa fenêtre passer et s’arrêter des gens qui, tout en causant de leurs affaires, lèvent vers lui un regard curieux, chuchotent et s’éloignent, circonstance dont le malheureux voyageur oisif par nécessité se fait pour diversion un nouveau sujet d’humeur. Tout ce qu’il aperçoit, l’échoppe d’en face, une tête de vieille femme à une lucarne, un chien qui lape on ne sait quoi, le dégoûte et l’irrite ; il s’éloigne de la fenêtre, se tient debout au milieu de la chambre, rêve, souffle d’impatience, puis il frappe du pied et se rapproche de nouveau de la fenêtre pour en fermer la moitié ; là il se donne la satisfaction de traquer et d’écraser une mouche, dont le bourdonnement l’agaçait et le poussait à l’exaspération.

Mais, comme tout a une fin, le moment attendu arriva ; l’avant de la britchka se trouva raffermi ; les roues avaient de nouveaux cercles de fer, et les attaches des brancards étaient consolidées dans les parties affaiblies. Les chevaux ferrés à neuf revinrent de l’abreuvoir, et les coquins de forgerons sortirent de la cour, en comptant leur salaire et en souhaitant un bon et heureux voyage à Tchitchikof, qu’ils venaient de rançonner. Dans la britchka que Séliphane achevait d’atteler, Pétrouchka déposa deux kalatches encore tout chauds[1]. Séliphane engouffra lestement tout son bagage dans la caisse de son siège, et notre héros fit sa sortie, escorté très-poliment par le garçon en surtout de cotonnade grise, qui, la casquette à la main, souriant et saluant sans cesse, tranchait sur un groupe assez nombreux de cochers, d’enfants, de cuisiniers et de vieilles femmes accourus pour assister au spectacle que leur promettait le départ d’un monsieur.

Le monsieur, objet de cette attention générale, assisté du garçon d’auberge, monta en voiture, et cette britchka qui a séjourné si longtemps dans la ville de N…, au grand ennui peut-être de nos lecteurs, sortit au pas de la grande porte de l’hôtellerie. « Ah ! enfin, Dieu merci ! » pensa Tchitchikof tandis que Séliphane se donnait l’innocent plaisir de faire claquer son fouet. Pétrouchka, après s’être un moment tenu comme en équilibre sur le marchepied de l’avant, se décida à grimper et occupa sur le siége le tiers d’espace qui était sa partie congrue. Notre héros, assez pittoresquement posé sur un tapis de Géorgie, s’inclina pour s’y adosser sur un coussin de maroquin vert, et la voiture se mit à rouler en sautant et bondissant sur un pavé qui semblait avoir été inventé tout exprès pour éprouver la solidité de tout véhicule roulant.

Ce fut avec une certaine émotion vague que Tchitchikof regardait les maisons, les murailles, les palissades, les rues qui, elles aussi, dansaient, sautaient et fuyaient en sens inverse, et que peut-être il apercevait pour la dernière fois. Au moment de doubler l’angle d’une rue, la britchka dut s’arrêter ; il défilait dans celle où il fallait entrer un convoi funèbre qui s’étendait à perte de vue. Tchitchikof se pencha en avant et ordonna à Pétrouchka de questionner quelqu’un ; il apprit que c’étaient les funérailles du procureur. Frappé de cette nouvelle, il abaissa la capote, boutonna les rideaux de cuir et se rencogna dans sa voiture. Pendant qu’ils stationnaient ainsi malgré eux, Séliphane et Pétrouchka, ayant pieusement mis chapeau bas, regardaient passer le convoi et s’amusaient à compter combien il y avait de personnes à pied et combien en voiture. Leur maître, s’étant de nouveau mis sur son séant pour leur recommander de ne reconnaître et de ne saluer aucun des laquais et cochers de leur connaissance, se mit aussi à regarder aux œils de vitre logés dans le cuir des rideaux.

Immédiatement derrière le corbillard cheminait pédestrement et chapeau bas tout un peuple d’employés. Il pensa que beaucoup d’entre eux reconnaissaient sans doute, l’un sa britchka, l’autre ses domestiques ; mais tous étaient si pensifs qu’ils s’abstenaient par extraordinaire de ce caquetage habituel aux gens désœuvrés qui charment, en causant, l’ennui que leur impose l’obligation de suivre officiellement un convoi funèbre. Toutes leurs idées étaient réfléchies sur eux-mêmes. « Quel homme trouverons-nous, pensaient-ils, dans ce nouveau général qui va nous arriver ? Comment se prendra-t-il aux affaires ? Quel accueil nous fera-t-il ? » À la suite des employés à pied venaient des voitures pleines de dames en bonnets de deuil. Au mouvement de leurs lèvres et à leurs gestes, il était facile de voir qu’elles tenaient conversation, et même une conversation des plus animées. Elles aussi, peut-être, parlaient du nouveau général, supposant qu’il donnerait certainement quelques bals en vue desquels il convenait de songer aux festons, aux blondes, aux broderies, aux coupes nouvelles. À la queue des voitures défilèrent une douzaine de drochkis vides de leurs propriétaires ; puis, le passage se trouvant libre, notre héros sentit de nouveau le rude bercement de sa britchka.

Aussitôt il replia ses rideaux, reprit sa position, soupira et se dit à lui-même par manière d’amusement : « Ce brave procureur, procouror, procouror, il a vécu, certes, il a vécu, et puis voilà qu’il est mort ! Bon, ils vont bien vite lui faire dire par les gazettes qu’il est mort victime de l’excès de son zèle, à l’inconsolable douleur de ses subordonnés et de l’humanité entière. Citoyen honorable, sage père de famille, modèle des époux, et vingt autres belles choses. Ils sont très-capables d’ajouter qu’il fut accompagné à sa dernière demeure par les pleurs déchirants des veuves et des orphelins… Si l’on prenait le soin de soulever ce voile de convention et de regarder, tout ce qu’on verrait, c’est que le défunt avait les sourcils, l’un surtout, d’une épaisseur peu commune. » Là-dessus il se félicita mentalement d’avoir rencontré un mort et d’avoir croisé le cortège funèbre non en tête, mais en queue et sans surprise, circonstance qu’on assure être un bon présage pour les voyageurs.

La britchka atteignit des rues plus désertes et les longues enfilades de palissades délabrées qui annoncent en Russie l’extrémité d’une ville ; tout à coup le pavé cessa, la barrière fut franchie, la poussière s’éleva épaisse d’abord, un peu moins après. Notre héros était en route, il traversait un espace tout plat et nu. Ce qu’on voit en ces occasions, c’est qu’on ne voit plus rien ; ensuite on prend sans y penser l’habitude de regarder les poteaux qui indiquent les kilomètres parcourus et à parcourir d’un relais au suivant, et la mine des inspecteurs de station, et les puits de village, et les convois de charrettes qui constituent notre roulage national, et les villages, masses grisâtres ornées çà et là de samovars[2], de bonnes femmes et de barbons. En voilà un qui se détache du groupe et accourt de l’auberge vous offrir son avoine ; voici des piétons en marche ; ils sont chaussés d’écorce de bouleau ou de tilleul, et cependant il en est tel qui, avec cette sorte de chaussure, fera des trajets de six à huit cents kilomètres.

Puis passent sous vos yeux les petites villes bâties à coups de hache en rondins rarement recouverts de planches, avec leurs petites boutiques dignes du nom d’échoppes, entourées à la devanture de tonneaux de farine, de pois, de fèves, de noisettes et de laptis ou souliers d’écorces, et de kalatches ou pains jaunets et pansus avec une anse ; une barrière bigarrée de blanc et de noir, avec cordon rouge entre deux, est à l’entrée, une autre semblable à la sortie ; puis ce sont des ponts recarrelés comme les bottes du pauvre, et des espaces sans fin à droite et à gauche ; de temps en temps passe un grand vieux carrosse de propriétaire noble, ou bien un soldat à cheval traînant un caisson de mitraille portant en suscription : 51e batterie d’artillerie ; viennent ensuite des pièces de terre vert de pré, jaune d’or, noir d’ébène et fraîchement sillonnées en guérets en plein désert ; là-bas c’est la chanson qu’on entend dans un lointain incroyable, et des volées de cloches ; plus loin, bien plus loin encore, apparaissent des tourbillons de moucherons, des nuées de sauterelles, des trombes de corbeaux, des faîtes de sapins, des océans de brouillard, faisant ombre sur vingt points d’un horizon qui semble n’avoir pas d’autres bornes…

Russie ! Russie ! des lieux étrangers où je suis, de cette grande distance traversée par plusieurs hautes chaînes de montagnes[3], je te vois, je te vois distinctement, ô mon pays ! Ta nature est pauvre ; là rien pour réjouir ni pour effrayer les regards ; point de ces hardies merveilles couronnées par les témérités de l’art ; point de ces villes signalées par de hauts palais à mille fenêtres, qui ont pour base des masses de rocs géants ; point de ces arbres dont chacun fait tableau, de ces vastes et amples draperies de lierre enserrant les maisons dans leurs plis, grandissant dans le bruit et l’éternelle pluie diamantée qui sort des bénignes vapeurs des torrents et des cascatelles ! Chez toi, on n’a pas à renverser la tête en arrière pour regarder là-haut dans les airs de monstrueuses roches appendues, ici en bizarres corniches, là en immenses voûtes formant des salles de génies ou de Titans éclairées de loin en loin sous les nuages, par des ouvertures où joue le lézard à travers les pampres, les capillaires, les lierres, les mousses enchevêtrées à cet orifice aérien. Point de ces perspectives infinies de cimes éclatantes de lumières diverses sous des ciels d’or, d’argent, d’azur et de pourpre, d’une incomparable transparence ! Non, Russie, en toi, il est vrai, rien de si splendide, de si pittoresque ; en toi tout est plat et découvert, les villes sont plates, sans relief, et ne se détachent sur l’uniformité du désert que comme des points, des marques, de poudreuses oasis ; rien en toi, sous cet aspect monotone, ne charme, ne séduit, n’amuse au moins le regard.

Quelle est donc cette force mystérieuse, cet attrait inexplicable, mais irrésistible, qui m’attire vers toi ? D’où vient, ô Russie, que toujours et partout mon oreille croit saisir la mélodie plaintive, traînante, angoisseuse et peu variée de la chanson que tu fais entendre de l’une à l’autre de tes mers et tout le long de tes fleuves géants ? Cette chanson, que rappelle-t-elle donc à mon cœur, qu’à son souvenir je presse des deux mains ma poitrine pour ne pas éclater en sanglot ? Qu’est-ce que ces sons, ces accents qui, en venant caresser mon âme, produisent dans mon sein de si douloureuses étreintes ? Parle, ô Russie ! que veux-tu de moi, dis ? Quel lien sacré, indéfinissable, mais réel et sensible, y a-t-il entre nous deux ? Pourquoi me regardes-tu ainsi, et pourquoi tout ce que tu contiens attache-t-il sur moi ce long regard fixe ? Que pourrais-tu attendre d’un être si chétif ?… Et jusqu’à cette heure, moi, plein d’anxiété, je me tiens là debout, immobile. Mais déjà se forme un gros nuage sombre et menaçant, tandis que ma pensée s’arrête muette devant les espaces infinis, et sans abri pour y chercher un refuge. Eh bien, cette étendue infinie elle-même, que fait-elle augurer ? Puisque tu es sans limites, ne serais-tu pas la mère-patrie, mère et nourrice de la pensée infinie ? Tu dois être le pays des géants si universellement rêvés à toutes les époques, toi qui es la seule contrée où les géants aient du champ pour leurs pieds, de l’air pour leurs poitrines. Et l’idée dominante de l’étendue incommensurable m’absorbe irrésistiblement, se réfléchissant dans le fond de mon âme avec une force redoutable, et mes pensées s’illuminent d’une puissance miraculeuse. Oh ! quel lointain éblouissant, plein de mirages et de merveilles inconnues au monde entier !… Russie…

« Arrête, arrête, imbécile !… » cria Tchitchikof à Séliphane, et, dans le même temps, un feltiègre à moustaches démesurées, haut placé sur le coussin de cuir d’un chariot de poste, tiré par un troïge lancé au grand galop, croisa la britchka, vomit contre les voyageurs un effroyable torrent d’injures et de menaces, et, après cet orage improvisé, disparut comme une vision, ne laissant d’autre trace de son passage tempétueux qu’un long tourbillon d’épaisse poussière. Petit et fugitif incident de route, rien de plus.

Mais que de choses étranges, attractives, entraînantes et vraiment merveilleuses dans ce seul mot russe, dorôga (la route, le voyage) ! Que de puissance dans le mot, et que de charme dans la chose !… Jour clair, feuillage d’automne, vent froid ; serré dans les plis de notre manteau de voyage, et le chapeau enfoncé sur les yeux, nous nous casons bien commodément, bien étroitement dans un angle de la voiture ; le frisson, qui tout à l’heure parcourait nos membres, a bientôt fait place à une douce chaleur ; les chevaux dévorent l’espace ; nous nous sentons envahis par une somnolence voluptueuse ; nos yeux se ferment, le sommeil nous rend d’abord sourds, non-seulement à la neige inconsistante qui tombe, mais au trot des chevaux et au bruit des roues, et à celui même de notre respiration accompagnée de la dilatation naturelle du corps commune à nous et à notre voisin, d’où il résulte que nous nous réveillons simultanément l’un l’autre.

Nous ouvrons les yeux, nous regardons au dehors : cinq relais ont été franchis, la scène est éclairée différemment ; sous la douce clarté de la lune, c’est une ville quelconque, des églises en bois, dominées par des coupoles, des minarets et des flèches noircis par le temps, des maisons de rondins noirâtres, çà et là quelques maisons en pierre qui tranchent par leur teinte blanche. Les lueurs de la lune se détachent sur les murs et sur les pavés, et tout le long des rues, comme si on eût étendu ici de larges pièces de toile, là des draps de lit, des nappes, des serviettes et des mouchoirs pour qu’ils sèchent au grand air, et l’ombre se dessine en zones noires dans tous les intervalles ; les toits brillent comme de grandes plaques de métal poli, quoique de simple bois la plupart. Pas une âme aux fenêtres, ni au dehors : tout est livré au sommeil, tout, sauf peut-être quelque pauvre diable, quelque petit bourgeois de la ville qui calfate de son mieux ses bottes crevassées, ou le boulanger pressé d’allumer son four. Oh ! la nuit, la nuit ! combien on doit bénir ces voiles que le ciel lui prête, et ce bon air frais qui souffle alors en murmurant son indolente chanson ! Nous nous rendormons, nous nous sentons sans résistance retomber dans cet oubli de nous-mêmes et des autres, et une seconde fois nous réveillons le pauvre voisin, fort dépité de nous sentir peser sans conscience de tout notre poids sur son flanc. Adieu le sommeil cette fois ! nous sourions ; nous voyons s’étendre devant nous des prés, des steppes, l’immensité ; encore un poteau, un autre est dépassé, un troisième. La scène du matin se prépare ; l’aube tire sur l’horizon sa raie blanche, qui, un instant après, est un ruban d’or pâle, puis elle envahit un dixième de l’horizon. L’air en ce moment est plus saisissant, le vent plus intense. Enveloppons-nous bien de notre manteau, il fait froid, on grelotte, on secoue ainsi l’engourdissement du dernier somme. Au moindre cahot du véhicule, nous voilà bien décidément réveillés.

Cependant le soleil s’est élevé majestueux au-dessus de l’horizon en dissipant sous lui les dernière teintes de l’aurore, emportant les dernières ombres de la nuit. Nous nous sentons légers, notre ouïe distingue un murmure de voix ; la télègue dévale de la colline tout au bas de laquelle miroite éblouissante la surface d’un réservoir et de quelques limpides étangs. Des villages, des chaumières et des cabanes isolées, animent tout le versant jusqu’aux rives des eaux ; à part, sur un joli plateau, reluit la croix dorée de l’église locale ; non loin de là se sont formés quelques groupes de paysans, d’autres de paysannes babillardes ; et nous nous sentons un appétit impatient et avide de satisfaction. Voici le relais, vivat ! Oh ! que tu es doux, que tu es salubre et parfois salutaire, voyage, voyage lointain ! Que de fois, pour notre compte, nous avons eu recours à toi comme à une planche de salut ! et chaque fois tu m’as porté au rivage, tu m’as sauvé la vie. C’est, qui le niera ? sur les routes, dans les chemins, en voyage que naissent les fécondes pensées, les rêveries poétiques, les impressions et les expressions grandioses !…

Notre ami Tchitchikof, se trouvant déjà en rase campagne, comme nous l’avons dit, éprouva lui aussi, en ce moment, un commencement de bien-être qui n’avait rien de trop prosaïque, quoiqu’il fût encore tout imprégné de cette prose de la ville de N… Il regarda d’abord en arrière pour bien s’assurer qu’il en était sorti ; quand il fut bien certain que la ville était totalement hors de vue, et qu’on n’apercevait même plus les cabanes, les forges des maréchaux-ferrants et les moulins environnants, ainsi que les minarets blancs des églises bâties en pierre, il ne fit plus attention qu’à la route qu’il suivait, et sa distraction fut telle que cette ville de N…, qui avait été son cauchemar de la veille et qui l’oppressait encore le matin, devint pour lui un souvenir vague et confus, comme s’il ne l’eût en effet connue que pour l’avoir traversée au temps de son enfance.

La route elle-même cessa bientôt d’occuper Tchitchikof ; ses paupières alourdies peu à peu s’abaissèrent, et sa tête s’étant mollement abattue sur l’oreiller, il ferma tout à fait les yeux.

Nous avouons être très-satisfaits de ce sommeil que goûte notre héros, mollement bercé sur d’excellents coussins, dans le fond de sa britchka. Ce temps de repos nous offre une occasion naturelle de parler à loisir à nos lecteurs de la personne même et de quelques détails de la vie de Tchitchikof. Jusqu’ici force nous a été de parler plus que nous n’aurions voulu de Nozdref, du maître de police, et de bals, et de dames, et de caquetages, et de ces milliers de détails qui paraissent assez misérables dans un livre, à plus forte raison dans un poëme, mais qui ont dans le monde une importance positive. Mettons tout cela de côté, du moins pour un temps, et abordons sans plus d’amusement un récit épisodique indispensable.

Il est au moins douteux que jusqu’ici la personne de notre héros ait été vue d’un bon œil par la généralité des lecteurs. Qu’il déplaise aux dames, ceci va de soi : les dames exigent qu’un héros soit parfait ; et, si l’auteur laisse voir dans celui qu’il leur présente la moindre faiblesse d’âme, le moindre défaut corporel, c’en est fait de lui. Le poëte aura beau analyser à fond son âme et en buriner l’image de manière à le faire voir comme dans la glace la plus pure, il n’y sera attaché aucun prix. L’âge et l’embonpoint de Tchitchikof ne peuvent certes que lui nuire. Un homme d’un certain âge, fi ! et de l’embonpoint par-dessus le marché, c’est ce que le beau sexe ne nous passera jamais, et quelques-unes s’emporteront jusqu’à dire : « Mais il est dégoûtant, son héros ! » Hélas ! nous savons tout cela, mais le poëte a ses raisons pour repousser jusqu’à l’idée d’admettre comme le héros de son œuvre un jeune et beau gentilhomme ou un prince qui se montre plein de grandeur, d’honneur et de vertu.

Peut-être, dans nos récits tels que nous les avons conçus, le lecteur sentira-t-il vibrer quelques cordes vierges, jusqu’à ce jour inconnues, inaperçues ; peut-être y verra-t-on se dessiner la richesse infinie de l’esprit national ; peut-être y verra-t-on passer quelque homme doué de qualités presque divines, quelque ravissante jeune personne bien russe, et telle qu’il ne s’en trouverait pas une seconde sur tout le reste du globe, ornée d’une âme angélique toute d’élan, de bonté, de dévouement et de sublime charité ; peut-être, près de ces personnages, tous les gens vertueux des autres sociétés humaines feront-ils l’effet d’être morts, comme un livre est chose morte, comparé à la parole vivante. Un jour viendra que les Russes se lèveront, de grands mouvements se manifesteront… et l’on verra combien profondément il était tombé dans la nature slave de cette semence de vertu qui n’a fait pour ainsi dire que glisser à la surface de la nature de vingt autres races. Mais à quoi bon parler de ce qui est le secret de l’avenir ? Il convient peu à un auteur qui, depuis longtemps homme fait, a été mûri par une vie intérieure austère, par la salutaire sobriété de la solitude, de s’emporter, de s’oublier comme un jeune homme. Toute chose vient à son tour, en son temps, en son lieu.

Ainsi donc je n’ai ni voulu ni dû confectionner un héros homme de grande vertu, et voici en partie ma raison. Il est temps d’accorder le repos et les honneurs du prytanée à l’homme vertueux ; le mot lui-même d’homme vertueux décidément sonne creux dans toutes les bouches ; la médiocrité a fait de l’homme vertueux un dada qu’elle enfourche péniblement dans toutes les littératures, et s’efforce en vain de faire avancer d’un pas en s’aidant du fouet, de l’éperon et de la voix ; ils sont parvenus à tuer sur place l’homme vertueux auquel, à défaut de chair, de peau et d’une dernière ombre de vertu, il reste à peine aujourd’hui le triste squelette de sa charpente osseuse. C’est pure hypocrisie que d’évoquer de nos jours l’homme vertueux, passé à l’état de fossile, et de fétiche d’un autre âge ; je ne sache pas qu’un homme de bon sens ait aujourd’hui un respect sincère pour des êtres de raison ; bref, ayant jugé opportun d’enharnacher le caractère d’un individu retors, qui est très-vivant et même très-fringant, je ne me fais aucun scrupule littéraire de le seller, brider, monter et atteler, de manière à montrer l’intrigant sous toutes ses allures.

L’extraction de notre héros est tout à fait obscure ; ses parents étaient nobles ; nobles d’ancienne date ou de fraîche date, Dieu sait. Il n’avait dans la figure aucun de leurs traits. Une parente, une façon de naine difforme, un vanneau, comme on les appelle, se trouvant présente dans la famille le jour de sa naissance, s’écria en le regardant avec attention : « Bah ! il ne répond pas du tout à l’idée que j’avais ! » Elle aurait désiré que l’enfant eût les traits de la mère, ce qui aurait été heureux en effet ; il ne ressemblait, comme dit le proverbe, ni au père, ni à la mère, mais au premier beau cavalier qui avait galopé par là. La vie ne jeta d’abord sur lui qu’un regard oblique et peu accueillant, un regard trouble et froid comme la vitre saisie par les gelées. Il n’eut dans toute son enfance aucun camarade ; il habita une toute petite chambrette qui n’avait qu’un jour de souffrance, fermé été comme hiver. Son père, homme sec et malingre, affublé d’un long surtout de merlut[4], les pieds chaussés de chaussons de tricot et les jambes nues, geignait, murmurait sans cesse en allant et venant par la chambre, et crachait dans un vieux sablier de bois, tandis que lui, dès l’âge de six ans, stationnait des heures entières, assis sur un méchant tabouret, la plume en main, les lèvres et les doigts souillés d’encre, et sous les yeux un exemple de calligraphie qui disait : « Ne mens pas ; écoute les vieillards, et porte la vertu dans ton cœur. » Quand le petit malheureux, fatigué de son silence et de son immobilité, et de l’uniformité de son devoir, et de l’éternel traînement de chaussons et du périodique crachotement de monsieur son père, s’avisait d’enjoliver à l’excès une majuscule ou de développer un peu trop par le haut ou par le bas un t, un p, un z, ou un d : « Ah ! tu polissonnes encore ! » disait le père, et de longs doigts difformes, armés d’ongles cornifiés, lui tiraillaient les oreilles jusqu’à ce qu’il eût poussé un cri de douleur… Ainsi se passa sa première enfance, et l’on conçoit qu’il n’en conserva dans sa mémoire que des images bien confuses.

Un jour, par un beau premier soleil de printemps, le père monta et fit monter son fils dans une télègue attelée de l’un de ces petits chevaux mouchetés très-vulgaires que nos maquignons, à raison de ce mouchetage de leur robe, rangent au nombre des pègues ou pies. Sur une sorte de caisse placée à gauche de l’avant, prit place à son tour un petit bossu qui était le chef de la seule et unique famille de serfs appartenant au père de Tchitchikof, et à qui incombaient tous les soins du ménage. La pègue et le bossu étaient plus sobres que le chameau, plus fermes que le mulet ; ils roulèrent trente-six heures durant avant de prendre, sur le banc hospitalier d’une chaumière, une collation froide de pâté aux choux et de mouton rôti, après quoi le père et le fils se promenèrent une heure sur le bord d’un gué qu’ils venaient de traverser, pendant que le quadrupède et le bossu se repaissaient l’un d’une mesure d’avoine, l’autre de quelques reliefs du repas des maîtres ; puis on se remit en route, et nos gens arrivèrent enfin le troisième jour sans encombre à leur destination. C’était ce que nous appelons une ville ; l’enfant resta bouche béante à la vue de ce luxe de maisons et de rues qui lui était encore inconnu. Le chariot n’eut pas roulé dix minutes dans la rue principale qu’il entra dans une ruelle longue, tortueuse, inégale, pleine de flaques profondes où la pègue pataugeait et s’embourbait, et où elle serait, pensons-nous, demeurée avec tout l’équipage, si le serviteur et le maître lui-même, au moyen des rênes, du fouet et de la voix, ne l’eussent tenue dans un salutaire état de surexcitation.

Après bien des efforts communs, les voyageurs parvinrent à sortir d’une dernière flaque noirâtre et à pénétrer, en escaladant une pente, dans une petite cour ornée de deux pommiers en fleurs. Ils se trouvaient devant une vieille maisonnette en rondins qui masquait un jardinet planté de légumes communs ; celui-ci, ombragé par des sureaux et des sorbiers, était terminé par une baraque des plus délabrées, à toiture en planchettes pourries ; le jour ne lui venait que par une ouverture d’un pied carré où s’enchâssait une vitre d’un verre grossier, que les filigranes irisés du temps avaient fini par rendre mat à sa manière. Là habitait une de leurs parentes, malingre, petite, vieille, toute ridée jusqu’aux salières du cou, qui pourtant, toute chétive qu’elle était, allait encore, tous les matins, à travers la boue de la ruelle, faire son tour de marché, puis revenait sécher ses bas sur la bouilloire à thé, qu’elle allumait en rentrant de sa course. La pauvre femme caressa l’enfant et se réjouit de l’incarnat de ses joues fraîches, pleines et veloutées. Ce fut d’elle qu’il apprit qu’à partir de ce moment il habiterait sous le même toit et que, dès le lendemain, il commencerait à fréquenter l’école de la ville.

Le père de Tchitchikof ne passa qu’une nuit chez sa parente, où il n’y avait décidément pas de place pour trois ; aussi, le lendemain, huit heures n’étaient pas sonnées qu’il s’était remis en route. Au moment de la séparation, ses yeux paternels ne versèrent point de larmes, mais il donna à son fils unique une vingtaine de sous pour ses dépenses indispensables et quelques friandises, et, ce qui est plus grave, il lui fit les plus sages recommandations dont il fût capable :

« Prends garde, Pavloucha, étudie bien, ne sois ni polisson ni têtu ; tâche, avant tout, de plaire à tes maîtres et aux supérieurs de l’école. Si tu plais à monsieur le principal, quand même, faute de capacité, tu ne ferais de progrès dans aucune des sciences du programme, tu seras favorisé et avancé mieux que personne. Ne te lie avec aucun écolier ; ils ne t’apprendront jamais rien de bon. Et si tu ne peux faire autrement que de t’attacher à deux ou trois camarades, lie-toi avec les plus riches ; ceux-là du moins peut-être un jour te garderont bon souvenir, tu feras usage plus tard de leur nom, ils ne le trouveront pas mauvais, et, s’ils ne te font pas de bien, ils auront conscience de te nuire. Ne régale personne et fais-toi régaler ; garde chaque sou et chaque centime comme la prunelle de tes yeux, l’argent est tout dans ce monde ; un camarade, un bon ami te trompera, te trahira impudemment ; un camarade ne vaut pas une kopeïka que tu retrouveras en tout temps prête à te rendre service ; on fait tout, on rend tout faisable et facile par la kopeïka[5]. »

Le petit bossu appuyé contre le brancard du chariot mit la ponctuation à cette harangue par des mouvements approbatifs du menton ; le père, content de lui-même, se sépara de son fils ; il monta en télègue, le petit bossu se hissa sur sa planche, la télègue tirée par le cheval pie dévala de la cour, remua toutes les fanges de la ruelle, gagna la grande rue et disparut. C’était la dernière fois que le fils voyait son père ; mais les instructions, les dernières paroles paternelles que l’enfant venait d’entendre, germèrent et poussèrent de profondes racines dans l’âme de Tchitchikof.

Pavloucha, dès le lendemain, fréquenta les classes de l’école. Jusqu’aux vacances on eut là tout le temps de le connaître ; il ne montra pas plus d’aptitude pour une science que pour une autre, mais il se distingua par un air de grande attention et par sa propreté, et de plus, il montra une vive intelligence de toutes les choses pratiques. Par exemple, il sut parfaitement s’arranger avec ses camarades de manière à se faire assez souvent régaler sans s’attirer le moindre reproche ; et non-seulement il ne rendait jamais friandises pour friandises, ou morceau pour morceau, mais, cachant sa pitance pour deux ou trois heures, il parvenait à leur vendre justement ce qu’ils lui avaient donné. L’enfant était gourmand et friand ; lui, il avait la force de refuser à son estomac toute satisfaction en ce genre. Des vingt sous que son père lui avait donnés, il sut n’en pas débourser un seul, et avant la fin de l’année il avait doublé sa somme ; non sans déployer, pour arriver à ce résultat, une habileté peu commune à cet âge. Pendant son loisir des fêtes de Noël, il modela en cire, au moyen des bouts de cierges de sa tante, un bouvreuil qu’il coloria, je ne sais comment, et qui fut vendu et bien vendu, à la porte de l’école, le jour même de la rentrée.

Avec ces petits talents, l’école était pour lui une place de commerce ; comme le marché était à peu près sur son chemin, il y allait acheter quelque petite victuaille, puis, son panier sous le banc, il se mettait, aux heures de récréation, entre deux enfants de parents riches, et, dès qu’il remarquait que ses voisins et ses vis-à-vis avaient le regard un peu trouble et la lèvre sèche, symptômes des appels de l’estomac, il soulevait machinalement tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, le couvercle de son panier, leur laissant apercevoir une miche, un pain d’épice, un gâteau. « Donne, donne, cède-moi ta miche, cède-moi ton gâteau ! » lui chuchotaient-ils à l’oreille tour à tour ; et ils ajoutaient : « En veux-tu deux sous ? en veux-tu trois sous ! » Il se faisait prier, puis il prenait l’argent. Il mettait une grande diversité dans son industrie ; il employa deux mois entiers à faire l’éducation d’une jolie souris blanche qu’il tenait prisonnière dans une petite cage de bois d’osier ; il parvint à lui apprendre à marcher sur ses pattes de derrière, à se coucher, à faire la morte et à se relever gaillardement, le tout à de petits signaux qui ne manquaient jamais leur effet sur l’animal. Les enfants gâtés la lui demandèrent à l’envi, et il s’en défit très-avantageusement. Quand il eut cinq roubles dans une bourse et autant dans une autre, il les cousit solidement, les enveloppa de feuilles mortes et les enterra au pied d’un sorbier, puis il se mit à la besogne pour en former une troisième.

Dans ces rapports avec toutes les autorités de l’école on peut bien dire qu’il montra une sagacité et un talent encore plus raffinés. D’abord nul écolier n’était aussi parfaitement tranquille sur son banc : car le professeur le plus influent ne pouvait souffrir les petits garçons fins, mobiles, éveillés, et se montrait en toute occasion et sans occasion le panégyriste juré de l’immobilité et de l’air sérieux, qu’il ornait des noms de tranquillité, d’application et de bonne conduite. Il lui semblait toujours que l’écolier qui remuait, et dont le regard animé laissait briller l’étincelle d’une idée, se mourait d’envie de se moquer de lui ; là-dessus il entrait dans une grande colère, sans que l’assistance, sauf notre héros, y pût rien comprendre, et l’accusé se voyait impitoyablement chassé ou puni. « Je te secouerai, moi, ton petit orgueil, tes airs malins et ta désobéissance ! lui criait-il ; va, frère, je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. À genoux, à genoux, au coin tout de suite, je te prendrai par ta gourmandise ; tu es au pain et à l’eau pour la semaine ! » Et le pauvre enfant, avec toute sa parfaite innocence, en était à se frotter les genoux pour se désengourdir, et il lui fallait après cela jeûner plusieurs jours de suite, si c’était un interne. « Capacités, esprit, talent, tout cela ici, c’est marchandise de pacotille ; la seule chose que je prise dans un enfant, c’est la conduite ! Je maintiens, moi, qu’il faut donner la meilleure attestation pour toutes les sciences à l’enfant qui, même sans savoir ni A ni B, se conduit bien et reste tranquille à sa place ; tenez-vous pour dit que celui en qui je remarque un esprit railleur n’aura de moi que des zéros, eût-il reçu du ciel plus d’esprit que Solon ou que Socrate ; souvenez-vous de cela ! » Il avait en exécration notre bon fabuliste Krylof, pour avoir dit, à propos des musicants ou chanteurs serfs d’un propriétaire noble :

Bois si le cœur t’en dit, mais fais bien ton métier.

Il se plaisait à raconter que, dans l’école primaire où lui-même il avait commencé son éducation, la tranquillité était si grande, le silence si complet, qu’on aurait entendu dans les classes le vol d’une mouche ; il ajoutait que pas un élève, dans tout le cours de l’année, ne bâillait, ne se mouchait, ni ne crachait, et que, jusqu’au coup de cloche, il eût été impossible à un aveugle passant sous les fenêtres ouvertes d’affirmer qu’il y eût quelqu’un dans la classe.

Tchitchikof, qui avait, dès les premiers jours, mesuré l’esprit de ce Pythagoras moderne, n’aurait pas fait un mouvement de la prunelle, du sourcil, du coin de la lèvre, ni du petit doigt, et on l’eût pincé, piqué ou chatouillé par derrière, que son visage n’en eût rien laissé paraître. Lorsque la cloche sonnait, il s’élançait sans affectation de son banc et devançait tout concurrent pour présenter au professeur son bonnet et sa canne ; puis il tâchait de se trouver à deux ou trois reprises sur son passage, et autant de fois il lui faisait un modeste salut. Cet habile manége eut un plein succès ; tout le temps qu’il fut à l’école, il passa pour un élève très-distingué, et, à sa sortie, il reçut l’attestat le plus flatteur pour ses progrès dans toutes les sciences, et, de plus, un livre sur la reliure duquel était inscrit en lettres d’or ; « À Pâvel Tchitchikof, pour son application exemplaire et une conduite sage qui fait espérer en lui un excellent sujet. » Ses études ainsi terminées, il n’était plus ni un enfant ni un adolescent, mais un assez agréable jeune homme dont le menton correct, lisse, mais plus que velouté, appelait déjà le travail du rasoir. Il aurait volontiers employé une dizaine de jours à se montrer un peu dans la ville, au grand orgueil de sa tante ; mais le lendemain même de son triomphe, il apprit que son père venait de rendre à Dieu son âme, et il partit.

L’orphelin trouva pour héritage, au manoir paternel, quatre camisoles usées au point de ne supporter aucune réparation, deux vieilles douillettes de merlut, et une somme insignifiante de numéraire. Il faut croire que le défunt, si fort pour recommander la théorie d’amasser constamment sou sur sou en vue de l’avenir, était, quant à lui, très-faible dans la pratique. Tchitchikof, après avoir mis une pierre sur la fosse de son père, vendit sans désemparer la maisonnette, la terre, meubles, camisoles et douillettes en sus, pour la somme ronde de mille roubles comptant, et se transporta, avec la famille de serfs qui lui appartenait, à la ville, où il avait résolu de se fixer, d’entrer au service civil, et enfin de se faire une petite position convenable. Avant de partir de cette même ville, il avait dit à sa pauvre tante désolée : « Je reviendrai bientôt, bientôt ; » elle n’en crut rien et se laissa mourir la veille de son retour, pour n’avoir pas eu un peu plus de foi en son neveu et quarante-huit heures de patience. Il courut retirer de son ancienne cachette onze bourses de cinq roubles chacune qu’il y avait déposées ; quant aux deux cents qu’il trouva dans le fond d’un tiroir d’armoire dont, faute de clef, il fallut forcer la serrure, il en employa la moitié aux funérailles de la défunte ; puis il prit un logement fort modeste, vers le centre de la grande rue.

Il y eut, la semaine suivante, un petit événement dont il fut contrarié : on renvoya de l’école, soit à cause de son ineptie, soit pour quelque autre cause, le précepteur affolé de tranquillité et de bonne conduite. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que, de désespoir, le précepteur se mit à boire et n’eut bientôt ni de quoi boire ni de quoi manger. Malade, sans pain, sans linge, sans aucunes ressources, il se réfugia dans une espèce de galetas sans poêle, sans vitres aux fenêtres. Ses anciens élèves, les espiègles, les mutins, les mauvais, ceux qu’il avait réellement persécutés sans la moindre ombre de raison, ayant su dans quelle déplorable punition se trouvait ce malheureux, se cotisèrent spontanément ; quelques-uns, s’imposant même pour lui des privations sensibles, formèrent une somme assez ronde. Pâvel Tchitchikof seul, alléguant son peu de fortune et les énormes dépenses qu’il venait de faire en funérailles, grâce encore à un emprunt bien onéreux pour lui, offrit pour sa part de cotisation une microscopique pièce de cinq sous fruste, qu’on lui jeta à la figure en le traitant de ladre. Le pauvre instituteur, en apprenant cette conduite généreuse de ses anciens élèves, se cacha la figure d’émotion et de honte ; il sanglota et versa des larmes plus abondantes qu’il ne leur en avait fait verser par ses procédés aveugles d’autrefois. « Et c’est presque à l’heure de la mort qu’il plaît à Dieu de m’ouvrir enfin les yeux sur mon injustice envers ces bons jeunes gens que je tyrannisais ! » s’écria-t-il. Puis, ayant appris, on ne sait par quelle voie, la triste conduite de Tchitchikof, il soupira avec amertume et dit : « Lui qui avait l’air si doux, si bon, qui était toujours si serviable ! Oh ! quels changements dans l’homme ! ou plutôt, comme celui-ci s’est joué de ma déplorable faiblesse ! »

Qu’on ne se hâte pourtant pas de croire que le naturel de notre héros ait été dur et incapable de tout généreux mouvement, de tout sentiment de pitié : nullement ; en cette conjoncture, par exemple, il était même tout porté de cœur à secourir son vieux précepteur, mais il lui déplaisait d’être ainsi pris à l’improviste ; il eût mieux aimé donner lui-même et peu, très-peu à la fois ; il n’avait pas en ce moment de menue monnaie, la grosse s’additionnait en somme ronde, c’était sa pelote ; le matin encore il avait formé le ferme propos de n’y point faire brèche. En un mot, l’instruction de son père : « Mets sou sur sou, amasse et garde », avait été semée sur un excellent terrain. On aurait tort de trancher en disant : « Il était épris de son cher argent, il l’aimait, l’adorait pour lui-même. » Eh non, il n’était, à proprement parler, ni lésineur, ni avare ; il ne se laissait dominer par aucune passion abjecte, mais avant tout il avait l’esprit et le cœur remplis d’agréables visions d’une vie pleine de douceurs et de plaisirs, au sein d’une certaine abondance ; il entrevoyait dans un gracieux lointain des équipages à lui, une maison bien fournie, une bonne table : voilà ce qui se jouait perpétuellement dans son imagination. C’est uniquement afin de pouvoir se flatter de jouir de tout cela dans la suite qu’il amassait les centimes, se refusant tout dans le présent, à lui et aux autres. Quand il voyait s’élever devant lui un riche se carrant sur d’élégants drojkis attelés de coureurs superbement enharnachés, il restait là, lui, comme fiché en terre, et ensuite, relevant la paupière comme après un long sommeil, il disait : « Eh bien, celui-là était garçon de comptoir, et il avait les cheveux taillés en rond sur la nuque ! » Tout ce qui sentait la grande aisance et la richesse produisait sur lui une impression dont il ne s’expliquait pas à lui-même toute la puissance. Échappé de l’école depuis hier, il était impatient de tout repos, tant il avait hâte et presse de prendre du service et d’avancer sa grande affaire.

Malgré son bel attestat, il eut bien de la peine à se faire admettre au nombre des employés du tribunal de l’endroit. Il n’est pas, dans la ville de Russie la plus obscure, de si minime emploi à obtenir pour lequel il ne faille de la protection. On lui donna une place vraiment misérable, une place de trente à quarante roubles par an ; il n’en résolut pas moins d’être tout feu, tout flamme pour son service, de s’y dévouer, de s’y distinguer, de se faire apercevoir. En effet, il montra une patience, une résignation, une abnégation inouïe. Du matin au soir, sans que son corps ni son esprit parussent y user leurs forces, il tournait, retournait, étudiait les dossiers, faisait des extraits, prenait des notes, puis, plus souvent qu’à son tour, au lieu de rentrer chez lui, il prenait son sommeil dans le greffe même, sur une table ; il lui arrivait même de dîner avec les invalides attachés au service de garde et de balayage du tribunal, et avec tout cela il était d’une propreté minutieuse dans ses habits et ses habitudes, et joignait même à ces élégances la grâce du sourire calme et une certaine noblesse de geste et de maintien.

Disons en passant de ses collègues, que les autres employés du greffe se distinguaient par des habitudes et des qualités diamétralement opposées. Il se trouvait là des figures qui faisaient l’effet d’un pain de seigle que le four en mauvais état n’est pas parvenu à cuire : l’un avait une joue prodigieusement enflée ; un autre le menton tout de travers ; un autre, une vessie crevée en guise de lèvres, et tous, des nez impossibles… remarquable assortiment de laideurs diverses ! Tous, pour parler, émettaient de ces sons de voix durs, grondeurs, colères, comme s’ils se fussent préparés à battre quelqu’un ou à lui faire le plus mauvais parti. C’est que tous sacrifiaient à Bacchus, triste et trop réel témoignage que, dans la nature slave, il reste encore à étouffer beaucoup de vieux restes d’aspirations païennes. Ils arrivaient bien des fois imbus visiblement d’un esprit trop évaporé pour ne pas laisser planer dans la salle d’audience et dans les bureaux une atmosphère peu conforme aux exigences de l’hygiène. Tchitchikof, à la longue, devait immanquablement être remarqué parmi de tels employés, lui dont le corps était sain, le teint rosé et transparent, la voix constamment fraîche et pleine de douceur. Et pourtant, il était presque impossible qu’il fît son chemin ; il était sous les ordres d’un greffier routinier, dur, insensible comme une vieille image en pierre de l’impassibilité absolue. Ce personnage était en tout temps le même, en tout temps sourd, froid, glacial ; jamais on ne l’avait vu sourire même à demi ; jamais, à une question sur sa santé, il n’avait eu la bonne grâce de répondre : Bien, encore moins la politesse d’ajouter : Et vous ? Nul ne l’avait vu, même un instant, différent de ce qu’il était ; qu’on le rencontrât dans la rue ou chez lui, au greffe ou dans la salle des audiences, n’importe ; nul ne lui avait vu montrer le moindre intérêt à personne ; il pouvait se griser, s’enivrer, mais rire ou sourire, jamais ; un brigand même, dans l’état d’ivresse, s’abandonne à une joie sauvage ; lui ne cédait à aucune joie, à aucune émotion quelconque. On ne pouvait découvrir en lui rien de bon, rien de mauvais, et cette absence de toute passion avait quelque chose d’effrayant. C’était une figure de marbre brut, mais sans la moindre irrégularité caractéristique qui lui permît de ressembler à quelqu’un ou à quelque chose ; tous les traits de son visage reflétaient son naturel rigide ; toutes les parties de son galbe avaient une concordance native : seulement, aux nombreuses marques plus ou moins profondes de petite vérole qui l’accentuaient, ce visage était de ceux sur lesquels le diable, dit-on, est venu s’amuser à broyer ses pois. Quant à vouloir amadouer et apprivoiser un être pareil, il semblait qu’il n’y eût pas sur la terre un homme capable de s’en aviser. Tchitchikof l’entreprit.

D’abord notre héros essaya les petits moyens, ceux qui ne frappent pas la galerie : il examina attentivement les plumes dont son chef faisait usage, et il lui en taillait un certain nombre selon sa coupe favorite, puis il les plaçait à portée de sa main ; il époussetait le drap de son bureau du sable et du tabac qui s’y étaient répandus, il mettait des essuie-plumes frais sur son écritoire, il allait prendre son chapeau, un bien affreux chapeau, et le plaçait près de lui une minute avant la fin de la séance ; il lui donnait un petit coup de brosse s’il s’était blanchi contre les murs : mais tous ses soins étaient prodigués en pure perte ; celui qui en profitait ne daignait pas s’en apercevoir.

À la fin, il s’enquit, à propos de l’homme, de la composition de sa famille et de son genre de vie intérieure et intime ; il sut que sa seule affection était pour sa fille, personne mûre, procréée à son image et ressemblance, et le visage non moins outrageusement grêlé que celui du père. C’est devant ce point faible qu’il résolut de dresser ses batteries. Chaque dimanche et chaque fête, habillé avec goût et recherche, col empesé, cravate bien mise, il allait d’abord, comme par hasard, se poster juste sur le passage de la demoiselle lorsqu’elle se rendait à son église ; ce hasard se renouvelait à la sortie de la messe ; on en fut frappé, on joua de la prunelle, des paroles furent échangées, et la partie admirablement liée. Le terrible greffier s’humanisa jusqu’à dire bonjour à son subordonné, et le soir, se penchant à son oreille, il l’invita à venir prendre chez lui une tasse de thé en famille. Nul, dans le greffe, ne s’était encore aperçu de rien que déjà Tchitchikof était devenu commensal, ami intime et factotum dans cette maison où l’on ne pouvait plus se passer de lui un seul jour et où il avait sa chambre ; c’est lui qui achetait le sucre, les pâtés, la farine et le gibier ; ses manières avec la demoiselle étaient celles d’un prétendu ; il appelait le père du nom de papa, et parfois, dans ses enfantillages affectés, il lui baisait la main. Dans la ville et au palais ce fut bientôt la nouvelle du jour ; tous se mirent en tête que le mariage aurait certainement lieu avant le grand carême[6].

Le farouche greffier, très-sobre de présentations, avait par cela même une grande influence qu’il exerça en faveur de son jeune ami, et Tchitchikof, peu de temps après une instante recommandation de ses talents et de son zèle, obtint d’emblée une place de greffier qui était venue à vaquer fort à propos. Le but, l’unique but de la liaison que nous venons de décrire, devint alors évident pour tous les yeux. Le lendemain matin du jour où il prêta le serment d’usage, ayant fait venir son domestique serf de très-bonne heure, il fit enlever, sans le moindre bruit, de chez son ami, le coffre d’effets de tout genre qu’il y avait apporté, et, le jour suivant, il était installé dans un nouveau logement. Dès lors devenu greffier lui-même, il n’appela plus l’autre papa, et, bien entendu, il ne lui baisa plus la main, et quant à la noce, il en fut moins question que jamais : car, après tout, le mot mariage, en aucune occasion, n’était sorti de la bouche de Tchitchikof. Pourtant, chaque fois qu’il rencontrait son bonhomme de collègue, il lui serrait chaleureusement la main et ne manquait pas de l’inviter à venir chez lui le soir sans façon prendre le thé, de sorte que le vieux greffier, avec toute sa roideur et son impassibilité proverbiales, ne manquait pas non plus, de son côté, de branler la tête significativement et de marmotter entre ses dents des monosyllabes qui revenaient à peu près à ceci :

« Ah ! fils du diable, comme tu m’as joué ! »

Tchitchikof venait de franchir le pas le plus difficile ; de ce moment tous les obstacles s’aplanirent devant lui ; il devint au palais un homme d’une véritable importance. Il avait ce qu’on désire le plus de trouver chez tous ceux dont on a besoin : accès facile, paroles douces, manières bienséantes dans les relations, rondeur et activité en affaires. Avec ces procédés et son énergique résolution de mettre le temps à profit, il ne pouvait manquer de faire de sa place ce qu’on appelle une excellente vache à lait, et il ne faillit pas à son programme. C’était l’époque où commençait l’ère des poursuites les plus sévères contre la concussion et la vénalité. Il ne s’en effraya nullement, et tout au contraire il sut les faire tourner à son profit, fournissant ainsi une preuve de plus de la puissance d’imagination russe, qui ne s’éveille et ne se déploie que dans les temps d’oppression. Voici à peu près sa manœuvre habituelle. Quand un plaideur venait tourner autour de son bureau en fouillant à la poche du cœur pour en tirer des lettres de recommandation signées P. Khovansky[7] :

« Non, non, disait-il posément, en souriant et en retenant la main généreuse ; avez-vous pu penser que je… Non, monsieur, je connais mon devoir ; si je puis vous obliger, je le ferai et gratuitement ; ne vous mettez pas en peine, tout sera prêt demain ; veuillez écrire ici votre adresse, vous n’aurez pas même à vous déranger ; il vous sera fait communication chez vous de ce qui vous intéresse. »

Le plaideur enchanté retournait chez lui et se disait avec enthousiasme :

« Eh bien, à la fin, voici un homme comme il nous en faudrait bien quelques milliers ; mais c’est tout bonnement une perle fine que cet homme-là ! »

Mais il attend un jour, un second, puis un troisième jour ; le matin du quatrième, ne voyant encore rien venir, il retourne au greffe, il s’informe… on n’avait pas même secoué la poussière de son dossier. Il accoste avec précaution la perle fine.

« Pardonnez-moi, je vous en prie, dit Tchitchikof en prenant gracieusement les deux mains de son homme ; nous sommes littéralement débordés par les affaires, mais pour demain ce sera fait, comme je vous ai dit ; oui, demain, demain, car j’ai vraiment conscience. »

Et toutes ces bonnes paroles étaient accompagnées d’un ton affectueux et de poses charmantes. Mais ni le lendemain, ni le surlendemain, ni les jours suivants, rien n’était apporté du greffe. Le plaideur, après avoir passé loin des siens une quinzaine ou tout un mois à la ville, réfléchissait, s’informait plus adroitement, et apprenait que c’étaient les simples commis qu’il fallait intéresser.

« Bon, qu’à cela ne tienne ; je vais donner un rouble à chacun de ces trois là-bas.

— Non, ne donnez qu’à un seul, mais un assignat blanc[8].

— Comment, un assignat blanc à un petit commis ! vous plaisantez !

— Ne vous fâchez pas, ce sera justement comme vous dites ; sur votre billet blanc il y aura bien un rouble ou deux pour les petits commis, le reste ira à leur supérieur. »

Après une explication pareille, le plaideur se frappait le front et fulminait, dans son for intérieur, contre les nouveaux us des antres de la chicane, où l’on est rançonné en douceur, détroussé avec bienséance et ruiné noblement par des raffinés. Auparavant, du moins, on savait tout de suite ce qu’on avait à faire : on présentait à l’employé entre les mains de qui l’affaire pouvait s’arrêter, un rouge, un simple assignat de dix, et la machine se mouvait. Il faut un blanc à présent, et l’on perd des semaines à deviner à qui le remettre. Le diable soit de leurs manières délicates, de leurs belles paroles et de leurs raffinements ! Le plaideur a toujours raison de se plaindre, je ne dis pas non ; mais voyons, n’y a-t-il pas quelque chose de gagné ? Vous voyez bien que les chefs sont aujourd’hui les gens les plus purs et les plus nobles du monde, les commis seulement et les menus scribes sont peut-être beaucoup plus avides que ne l’étaient jadis leurs chefs de l’ancien modèle.

Un champ plus vaste et d’un meilleur rapport s’ouvrit bientôt pour Tchitchikof. On avait formé une commission pour la construction d’un édifice considérable, d’un grand bâtiment de la couronne : il se faufila dans cette commission et en devint bientôt un des membres les plus actifs. Cette commission se mit à l’œuvre sans retard et nomma un comité dont on le pria de faire partie, et qu’il domina en ayant l’air de se soumettre à tous, vu qu’il était de tous le moins âgé. La commission se remua sur place six bonnes années sans que la bâtisse pût s’élever d’un demi-pied au-dessus des fondations, soit que le climat fît obstacle, soit que les matériaux de la localité, ne valant rien pour de grands bâtiments, nécessitassent, non sans bien des frais et des embarras, l’essai de matériaux d’une autre provenance. Et, comme on avait payé de confiance les trois quarts des matériaux mis au rebut, chaque membre de la commission dut bien prendre sur lui de désencombrer le terrain, sauf à se faire bâtir, s’il leur plaisait, chacun pour soi, une jolie maison, d’après le système de façade adopté par la ville ; et il faut rendre à ces messieurs de la commission la justice de dire que tous se prêtèrent à la chose de fort bonne grâce. Heureusement pour eux le terrain où ils bâtirent, quoique varié, se trouva être de bien meilleure qualité que l’emplacement destiné au grand bâtiment public.

Seul de tous les membres de la commission, Tchitchikof parut ne rien bâtir ; il n’avait pas de famille, et il ignorait complétement, tant il avait d’affaires, où et comment le bossu et les siens, qui formaient sa seule propriété sous le soleil, parvenaient à se nourrir et à se blottir pour la nuit. Cependant un observateur aurait certainement remarqué qu’il se départait peu à peu des règles de continence absolue et générale qu’il s’était religieusement imposées d’abord ; en effet, il mit un terme à ce trop long carême dont on s’étonnait ; il prouva qu’après avoir fait des épreuves sur sa volonté et sur ses sens, précisément dans l’âge où l’on peut si rarement répondre de soi, il n’était pas pour cela devenu indiffèrent à toute jouissance. Outre le nécessaire on vit paraître chez lui le superflu : il se donna un assez bon cuisinier ; il fit apporter de Moscou une douzaine de fines chemises de toile de Hollande et un drap moelleux et pleine main, comme on n’en avait pas encore vu dans toute la province. Ce fut l’époque où il adopta pour ses habits de ville les couleurs cannelle et roux à pluie d’or ou à reflet jaune brillant, auxquelles il demeura fidèle toute sa vie ; il se donna deux jolis chevaux qu’il se plut à mener lui-même, en vue surtout d’achever l’éducation de celui que le petit bossu lui attelait en bricole, pensant avec raison que le cou du cheval de volée doit avoir toute la souplesse d’un cou de cygne ; il prit l’habitude de l’eau de Cologne, des éponges fines et du savon superfin pour sa toilette de chaque jour ; il en était même un peu prodigue, et les cosmétiques lui coûtaient bon ; mais, quoiqu’il eût passé pour lésineur, il ne regardait pas à la dépense, surtout quand il s’agissait d’entretenir le velouté de ses joues, la souplesse et la fraîcheur de sa peau.

Nous n’avons pas parlé jusqu’ici du chef de ce tribunal près duquel notre héros avait si glorieusement su se créer une bonne position ; c’est que ce prétendu magistrat n’était guère qu’un couvre-pieds rembourré de duvet d’oies grasses. Ce couvre-pieds usé laissait déjà voltiger la plume de tous côtés, que c’en était incommode pour ceux qui étaient au-dessous. Tout à coup il fut jeté de côté, et on envoya comme magistrat, comme fonctionnaire sérieux, un militaire, un ci-devant guerrier, et de plus, hélas ! un ennemi déclaré de la vénalité, de la concussion et de tout ce qui ressemble de près ou de loin à de l’injustice. Dès le lendemain de son arrivée il terrifia son monde ; il exigea des comptes, se montra extrêmement minutieux ; il vit des erreurs, il trouva du déficit dans les caisses ; sept ou huit maisons bourgeoises toutes neuves et gracieusement exposées, le plus joli ornement de la ville, le choquèrent et rendirent son esprit vraiment inquisitorial. Ce fut bientôt un hourvari, un désarroi presque général ; vingt employés furent impitoyablement renvoyés du service ; les jolies maisons, leurs amours, furent séquestrées par le fisc et passèrent soit à des établissements de charité, soit à des écoles de cantonistes enfants de troupe. C’était tout cela le duvet de l’ancien lit de plumes ; l’homme du jour souffla là-dessus comme un soufflet de forge, et Tchitchikof souffrit plus que personne de toutes ces algarades. Son air doux, délicat et discret n’y fit rien, et de prime abord le vieux brave le prit d’instinct dans une belle aversion.

Cet ex-guerrier sabrait à merveille ; mais dans sa nouvelle carrière il ne pouvait pas sabrer bien longtemps de la sorte ; assez versé dans les stratagèmes, il ne connaissait absolument rien aux ruses de paix de l’administration de la justice, de sorte qu’au bout d’un mois ou deux, au moyen d’un air d’innocence, de soumission, de complaisance, de conformité d’opinion ou de sentiment, quelques employés parvinrent à se faire supporter d’abord et bien venir ensuite, et le sabreur se trouva, sans rien y comprendre, positivement à la discrétion d’une poignée de coquins qu’il trouva commode de prendre pour gens probes et justes. Il eut pendant trois jours des visites à qui il raconta son grand exploit, et on l’entendit se féliciter d’avoir su discerner à travers tout ce monde plusieurs hommes sûrs et capables. Les employés qui n’avaient point souffert de la rafale pénétrèrent à fond son esprit et son caractère ; il n’en est pas un qui ne s’affichât à ses yeux en toute occasion favorable, comme grand pourchasseur d’iniquités. Les favorisés, dans toutes les affaires, poursuivaient l’injustice avec la même ardeur que les pêcheurs du Volga poursuivent l’esturgeon pour sa graisse, ses œufs et ses cartilages ; ils firent si bonne pêche de mauvaise chicane et de coquineries, que chacun d’eux eut en fort peu de temps un bon petit capital de plusieurs milliers de roubles mignons.

Alors quelques-uns des congédiés, étant tout à fait rentrés apparemment dans les voies de la vérité et de la justice, furent réintégrés au service : mais Tchitchikof ne pouvait y parvenir d’aucune manière ; il eut beau faire jouer les grands ressorts, et ne pas épargner les bonnes lettres Khovansky avec monsieur le premier secrétaire, qui avait, sans qu’il y parût trop, la haute direction du nez de Son Excellence, rien n’y fit. L’honorable général était ainsi fait que, bien qu’on le menât sur la généralité, à son insu, par le bout du nez, quand il avait en tête une idée à part, une idée tenace, elle y était clouée et rivée ; et celle-là, rien ne pouvait la lui arracher du cerveau. Tout ce que put obtenir pour notre héros l’habile et complaisant secrétaire, ce fut le retrait de la mention déshonorante qui entachait ses états de service, et à cet égard même il n’amena à ses fins le général qu’en faisant appel à sa pitié, en lui peignant sous les couleurs les plus vives la situation désespérée de la famille du pauvre Tchitchikof, qui était orphelin, célibataire et très-peu à plaindre.

« Allons, patience ! j’ai jeté l’hameçon, il s’est accroché à des racines et le crin s’est rompu ; adieu la pêche pour aujourd’hui, et je replie ma ligne ; quand je pleurerais, en serais-je mieux loti ; c’est à recommencer, voilà tout ! » Là-dessus, il adopta diverses résolutions héroïques et dignes de lui, entre autres de reprendre du commencement sa carrière avec tout l’excessif labeur et toutes les privations qu’il s’était si sagement et si fortement imposés à vingt ans, afin de remonter du bas même de l’échelle sans avoir entamé la masse assez ronde d’économies formées avec tant de soins et tant d’amour.

Tchitchikof dut passer dans une autre ville ; là, comme il était entièrement inconnu, il trouva les premiers mois bien durs ; puis il changea presque coup sur coup deux ou trois fois de place, parce que celles qu’il acceptait pour ne pas rester oisif comportaient de la malpropreté et de la bassesse. Tchitchikof, l’homme le plus enclin à l’élégance, obligé de stationner de longues heures au milieu de gens crottés et sans linge, restait seul propre, sans doute au fond de l’âme bien plus que sur lui, mais il avait la passion des tables de bois verni, du fauteuil couvert de maroquin et des essuie-plumes. Jamais, certes, il ne se serait permis, dans l’abandon de la causerie, un mot malséant ; combien ne devait-il donc pas gémir de voir les autres, dans leurs discours méprisables, s’abstenir de toute décence et, ce qui est encore une grave dissonance, de toute cette considération qu’on doit sans doute au titre et au rang ! Nous sommes bien sûrs, nous, que le lecteur apprendra avec plaisir que Pâvel Ivanovitch changeait de linge tous les deux jours et même tous les jours pendant les grandes chaleurs, en juillet. La moindre mauvaise odeur le blessait très-sensiblement, à ce point que quand le petit bossu venait lui tirer ses habits ou ses bottes, il tenait sous ses narines une fleur ou un flacon d’essence, quoique cet homme ne sentît pas le rance comme plus tard Pétrouchka ; il avait des nerfs de jeune demoiselle, et conséquemment il avait cruellement à souffrir dans un cercle d’hommes qui exhalaient les alcools, l’ail et le tabac, et n’avaient point le sentiment de ce qui est bien ou malséant dans le langage et les manières. De frais qu’il avait été et gras dans une juste proportion, il devint en peu de mois très-maigre et d’un pâle tirant sur le vert ; alors, s’il se regardait au miroir, ce n’était plus que pour se raser, et chaque fois il se disait : « Mon Dieu, que je suis devenu laid ! » Après quoi il retournait sa glace pour ne plus se voir ; mais il supporta toutes ces mortifications avec un courage indomptable, une résignation invincible, dont il fut à bon droit récompensé par l’accueil favorable qu’on fit à sa demande de passer dans le service des douanes.

Le service des douanes était depuis un certain temps l’objet de ses visées et de ses aspirations. Il avait eu occasion de voir quelques douaniers tous abondamment fournis d’élégants colifichets et bimbelots venus de l’étranger ; il avait admiré ces figurines de porcelaine, ces fins mouchoirs de batiste qu’ils envoyaient à leurs commères, à leurs tantes et à leurs sœurs. Vingt fois il s’était dit en soupirant : « Voilà, voilà un service ! il faut viser là ; près de la frontière, on trouve des gens plus polis, plus civilisés, et il y est facile, je crois, de s’approvisionner de chemises en toile de Hollande ! » Ajoutons qu’il rêvait en outre beaucoup d’un certain savon français qui donnait, disait l’étiquette, sous toute garantie, une grande blancheur à la peau, et aux joues une fraîcheur merveilleuse. Ce savon, il en avait oublié le nom, mais il s’en présentait certainement de temps en temps à la frontière. À l’époque où il avait commencé à rêver ainsi service de douane, il était retenu par les divers profits courants de la commission des bâtiments de la couronne, et alors la douane en perspective lointaine était pour lui comme la grue planant sous les nuages ; la commission n’était qu’une mésange, un simple moineau, mais un moineau qu’il tenait dans la main. Depuis qu’il ne tenait plus le moineau, il s’était repris à l’idée de la grue, et il fit tant et tant qu’à la fin on l’admit au service de la douane.

Tchitchikof se rendit promptement au poste de la frontière qui lui avait été indiqué, et dès les premiers jours il déploya dans ses fonctions une animation extraordinaire. Il semblait que la nature l’eût créé douanier, tant il montrait d’habileté et pour ainsi dire de flair ; il ne lui fallut pas un mois pour être au courant de tout et pour se faire la main aux objets ; sans peser, sans mesurer, il savait au seul vu collectif de la facture et de l’article à peine mis à découvert par un coin, combien il y avait d’aunes dans la pièce, de bouteilles dans la caisse, de bobines dans le carton ; il lui suffisait de pousser du genou une balle pour dire à l’instant combien elle pesait de livres. Quant à la visite proprement dite, c’est là surtout qu’il brillait ; aussi ses camarades disaient-ils, le louant sincèrement à leur manière, que c’était un chien, un vrai chien. Quiconque était de la partie ne pouvait en effet qu’admirer la patience avec laquelle il tâtait chaque bouton et le moindre repli de la doublure des habits, et cela toujours avec un imperturbable sang-froid et une politesse désespérante.

Dans l’accomplissement de ces fonctions, quand les visités furieux se contenaient à peine et se mouraient d’envie de souffleter ce doucereux monsieur, lui, sans changer de visage, sans rien diminuer de son exquise mansuétude : « Vous plairait-il, monsieur, de rester un moment, un seul moment en repos, là… et de vous lever, je vous en prie ? bien ! » Ou il disait : « Veuillez, de grâce, madame, passer dans cette pièce, vous trouverez la femme de l’un de nos employés, laquelle s’expliquera avec vous, c’est une formalité de deux ou trois minutes. » Ou bien encore : « Vous me permettrez, monsieur, d’ouvrir un peu ici la doublure de votre manteau ; je ne gâterai point le drap. » Et, tout en parlant ainsi, il tirait de cette doublure des châles, des blondes, des mouchoirs, et cela avec le même sang-froid qu’il eût tiré un essuie-main de sa commode. Un des inspecteurs émerveillé dit tout haut à un des chefs d’administration en tournée que ce nouvel employé était un diable, et non pas un homme ; qu’il visitait, un petit maillet à la main, les roues, les timons, les patins, qu’il tordait les oreilles des chevaux, qu’il leur fourrait… je ne sais comment vous dire cela ; il faut vraiment être archidouanier pour aller chercher là de la contrebande. Le pauvre voyageur, après avoir franchi la frontière sur ce point, avait besoin de plusieurs minutes pour se remettre ; il essuyait la sueur qui perlait sur son visage et dans sa poitrine, et conjurait sa colère au moyen du saint signe de la croix. C’est que vraiment sa situation était analogue à celle de l’écolier qui sort du cabinet particulier où le directeur, l’ayant fait venir comme pour lui adresser quelque conseil, lui aurait tout à coup vertement administré le fouet, sans manifester le moindre signe de colère.

Les mouvements du douanier Tchitchikof étaient si prompts et si imprévus, de jour, de nuit, sur toute une ligne de plus de soixante kilomètres, qu’avec lui toute contrebande dans cette région était devenue matériellement impossible ; fléau de cette branche d’industrie, il mit sur les dents un nombre considérable des juifs de Pologne. Son incorruptibilité était plus qu’inattaquable ; elle semblait surnaturelle. Il s’abstint même de former pour lui un petit capital du prix de certains objets de valeur minime, qui sont de si peu de considération pour le trésor qu’ils ne vaudraient pas le papier et le temps qu’on emploierait à les inscrire. Un service signalé par tant de désintéressement associé à tant de zèle ne pouvait qu’exciter l’admiration générale et devait enfin parvenir à la connaissance du ministère des finances. On lui accorda double promotion de rang civil et d’emploi. N’étant pas homme à s’arrêter en si beau chemin, il saisit presque aussitôt l’administration d’un projet plein de réticences, mais où il promettait, si on lui confiait, à lui, les moyens nécessaires pour le mettre à exécution, de prendre à de certains piéges infaillibles tous les contrebandiers. On mit sans retard sous son commandement absolu une troupe de soldats, et il fut investi du droit de perquisition le plus illimité. C’était justement où il en voulait venir.

Il s’était formé précisément à cette époque une puissante association de contrebandiers qui avaient si habilement, si secrètement réglé les choses, et sur une si grande échelle, qu’ils pouvaient bien, sans illusion excessive, se promettre des millions de bénéfice annuel. Il avait depuis longtemps connaissance de leur entreprise, et même, des agents secrets de la société étant venus pour le pressentir, il avait répondu laconiquement à ces gens : « Trop tôt. » Ayant désormais tout ce qu’il fallait entièrement à sa dévotion, il fit savoir à la compagnie qu’il était prêt à les entendre ; il leur fit tenir un rouleau d’écorce où il était écrit au charbon en grossiers caractères : « À présent, bon. » L’affaire était pour lui excellente et sûre ; et il devait gagner en un an ce qu’il n’aurait pas eu en vingt années de chipotage ordinaire, selon son rang et sa place. Avant de s’être fait déférer une mission spéciale sur un projet tout à lui, il n’avait voulu entrer avec eux dans aucune relation suivie, parce qu’il n’était encore qu’un simple pion, et qu’en cette qualité il n’aurait reçu d’eux que peu de chose ; mais officier, quelle différence ! il posait carrément ses conditions. Pour faciliter le libre jeu des rouages de la machine, il embaucha un employé, dont il était devenu, pour l’ordinaire du service, le confrère et camarade ; celui-ci avait plus de soixante ans, mais, malgré ses cheveux gris et son air grave, il fut sans force devant l’idée d’une fortune rapide.

Dès que l’on se fut bien entendu sur les conditions, les opérations de la société commencèrent, et le début ne laissa rien à désirer. Le lecteur a probablement entendu conter une bonne histoire de troupeaux de moutons qui passaient la frontière avec une toison de surplus très-artistement sanglée sur de minces couches de dentelles de Flandre qui valaient des millions. Cet exploit de contrebande arriva précisément quand Tchitchikof, préposé de la douane, avait la mission particulière de prendre et de livrer tous les contrebandiers. S’il n’eût été lui-même en part dans cette grosse affaire, aucun juif au monde n’aurait mené à bonne fin les opérations. Après trois ou quatre entrées en Russie de petits troupeaux de moutons de la même valeur, les deux préposés se trouvèrent à la tête d’un capital, chacun, de quatre cent mille roubles ; on dit même que Tchitchikof avait non quatre cents, mais bien cinq cents et quelques milliers de roubles, car il était partout, et avait la main à une foule de choses dont son confrère moins favorisé, moins actif et sans mission particulière, ne s’apercevait même pas ; et Dieu sait à quels énormes chiffres eussent monté ces sommes, si quelque malin diable ne fût venu se jeter en travers de toutes ces prospérités, et brouiller le cerveau des deux amis, qui, pour parler plus simplement, se fâchèrent entre eux, se querellèrent jusqu’à la plus folle exaspération sur des choses tout à fait misérables.

Le luxe, dans le monde, est-il une chose utile et bonne, ou inutile et funeste ? telle est la question sur laquelle ils discutèrent avec feu ; cette discussion dégénéra en fâcheuse dispute, et malheureusement Tchitchikof, qui peut-être avait bu pour conserver l’éclat de sa voix, s’oublia jusqu’à appeler son camarade fils de prêtre ; fils de prêtre, eh bien oui, il l’était en effet et ne le savait que trop bien, mais on ne veut pas être appelé fils de prêtre, et il fut exaspéré par cette dénomination ; aussi lui répondit-il fort bien : « Tu mens ; je suis conseiller d’État, et non pas un fils de prêtre, c’est toi qui es un… un fils de prêtre… » Et, une minute après, il répéta avec l’intention de le piquer ou plus vif : « Oui, voilà ce que c’est, tu es un fils de prêtre, et rien que cela, entends-tu ! » Le conseiller d’État aurait bien pu, après avoir ainsi renvoyé à Tchitchikof et pour ainsi dire cloué sur lui une qualification si outrageante, se tenir pour pleinement satisfait : mais non ; tandis que notre héros, toujours préoccupé du devoir, allait inspecter le poste et donner plusieurs ordres utiles, son lâche confrère eut l’infamie de rédiger contre lui et d’expédier à l’autorité supérieure un rapport secret.

Cette démarche insensée ne provenait pas de cette seule algarade ; ils avaient déjà été aux prises au sujet d’une commère fraîche et ferme comme un navet de Kief, selon l’expression des pions de douane et du sergent de la troupe, qui racontaient à la veillée que deux mauvais drôles avaient reçu de l’argent pour donner, en un certain endroit, une bonne rincée à notre héros, et ils ajoutaient tout bas avec malice que c’étaient deux imbéciles dont la gaillarde faisait des gorges chaudes avec un certain capitaine Chamcha. Mais ce sont là des propos de subalternes, qui sentent leur bivouac et dont le lecteur fera lui-même bonne justice. Le mal, c’est que les mystérieuses relations de la douane et de la contrebande devinrent publiques et firent scandale dans l’administration. Le conseiller d’État tomba, et cela à un âge où on ne se relève pas ; mais dans sa chute il entraîna notre héros. Celui-ci, bon logicien toujours, allégua pour sa défense que, pour prendre tous les contrebandiers, comme il s’y était engagé, il avait eu besoin de les allécher, de les attirer tous du côté de son fort ; mais il y avait eu, comme nous avons dit, trop de scandale dans la contrée pour qu’on l’admît à justification ; il fut mis en jugement ; tout ce qu’il possédait fut confisqué, ainsi que l’avoir du conseiller d’État, condamné sommairement à l’exil. Tchitchikof tint tête à cet effroyable ouragan, mais il n’en fut pas moins dépouillé de toute une fortune.

Cependant, quelle que fut la finesse de flair du contrôleur qui verbalisa et mit les scellés dans l’appartement et les communs, notre héros n’en parvint pas moins à dérober à l’inquisition de ce furet peu traitable une petite partie de son trésor ; puis, pendant qu’on délibérait pour savoir ce qu’on déciderait du sort d’un homme à qui personne ne niait des moyens, il mit en œuvre tous les ressorts d’un esprit très-fécond, très-expert, très-versé dans la connaissance de l’homme ; ici il s’aida des charmes de ses manières, là il fit du pathétique, ailleurs il brûla quelques bonnes pastilles d’encens, ce qui ne gâte jamais rien quand on manœuvre bien l’encensoir ; ailleurs il se servit de la clef d’or ; bref, il sut amener ses premiers juges à ménager l’honneur d’un camarade ; l’esprit de corps joua son jeu et, en résultat, il échappa à la justice criminelle qui avait frappé comme la foudre son vieux compagnon, le faux frère, le dénonciateur.

En somme, il perdit tout son gros capital, il perdit un beau mobilier et des centaines d’élégants brimborions ; il se trouva pour tout cela tant d’amateurs ! Mais il sut conserver une somme ronde de dix mille roubles qu’il avait, d’instinct, mise à l’ombre pour le jour noir, sans parler d’une bourse de cuir contenant de la menue monnaie d’or de tous les pays, encore pour un millier de roubles, puis deux douzaines de chemises de belle toile d’Amsterdam, une des petites briskas légères et commodes dans lesquelles voyagent les célibataires, et deux serfs, successeurs du petit bossu défunt, l’un son laquais Pétrouchka, l’autre son cocher Séliphane. Les employés de la douane, touchés d’un bon et louable sentiment devant ce grand désarroi d’une jolie fortune perdue pour un mot hasardé, glissèrent dans la poche de la briska cinq ou six morceaux du savon étranger qu’il employait pour entretenir la fraîcheur de ses joues. Voilà exactement tout ce qui resta de chevance à notre héros, dont quelques individus gardèrent un assez bon souvenir comme d’un homme qui, sans une infâme délation dont il fut tenu trop de compte, aurait peut-être à jamais détruit la contrebande. Cette opinion de quelques-uns donna la clef de sa constante assertion, que dans le service public il avait pâti pour la vérité et pour la justice.

Il était naturel de conclure qu’après un si violent orage, instruit par l’expérience du malheur, Pâvel Ivanovitch allait sans doute, au moyen de ses chers et suprêmes dix ou douze mille roubles, se retirer dans quelque petite ville de district, bien loin de tout bruit et de toute intrigue, et qu’enveloppé d’une modeste robe de chambre d’indienne, le dimanche, accoudé sur sa fenêtre ouverte à l’air pur et au soleil, il prendrait plaisir à calmer avec de bonnes paroles les querelles des paysans échauffés par le vin ; qu’il irait lui-même choisir dans sa cour la volaille destinée au potage, et qu’il passerait enfin de la sorte, sans éclat, mais non pas tout à fait sans utilité, comme exemple, les quinze, les trente, les quarante années peut-être qu’il avait encore à vivre sur la terre. Mais il n’en fut pas ainsi, et l’on sera forcé de rendre justice à l’invincible puissance de son caractère.

Il suffisait à l’humeur d’un homme tel que Tchitchikof de n’avoir pas été condamné au criminel et mis à mort, pour que la passion dominante qui, on le sait, le possédait depuis sa tendre enfance, surgît en lui indomptée et vivace. Sans doute, agité par un sujet immense de regrets et de douleur, il murmurait contre le monde entier, il s’irritait de l’injustice du sort, accusait la malice et les lâchetés des hommes ; et pourtant il ne pouvait se résoudre à renoncer au besoin de faire de nouvelles expériences. On a déjà vu, on verra surtout dans la suite, qu’il sut déployer une constance près de laquelle pâlit la constance de l’Allemand. Mais ce peuple ne doit une telle qualité qu’au cours lent et paresseux de son sang : le sang de Tchitchikof, tout au contraire de celui des Allemands, coulait avec force, courait à flots, et il fallait une énergie de raison peu commune pour contenir une ardeur qui aurait voulu jaillir, déborder et se donner libre carrière au dehors.

Sans cesse protestant contre sa mésaventure, il raisonnait, et ses raisonnements avaient un grand air de justesse et d’équité. « Pourquoi suis-je là, moi ? Pourquoi le malheur a-t-il ainsi fondu sur ma tête ? Qui est-ce qui baye aux corneilles dans sa place au temps où nous vivons ? Tous notoirement s’en font litière. Je n’ai pas fait un seul malheureux, je n’ai pas offensé la veuve, je n’ai dépouillé aucun orphelin ; j’ai tiré à moi, quoi ? du superflu ; j’ai pris tout ce que tout autre aurait pris, et j’ai profité de ce qui eût fait le profit d’un autre. Pourquoi Pierre réussit-il, et non moi, Paul ? Pourquoi Pierre a-t-il, sans reproche, quatre bons manteaux de rechange, et pourquoi resterais-je nu ? Que dois-je faire à présent, et à quoi me jugera-t-on encore propre ? De quels yeux regarderai-je désormais tout bon père de famille ? Que puis-je moi-même répondre à ma conscience, qui me reprochera mon temps perdu ? Que diront dans la suite mes enfants ? Ils diront… c’est clair… ils diront : « Notre père était un animal qui n’a pas su nous laisser un peu de fortune ! »

On sait que Tchitchikof s’occupait beaucoup de sa future descendance. Les enfants, nos enfants : il est si touchant de voir un homme s’inquiéter pour ses enfants ! Peut-être, sans ces questions qu’on se fait pour ses enfants, n’entreprendrions-nous rien avec âme et constance. Il est si naturel de se dire : « Que penseront de moi mes enfants ? » Notre futur chef de race est comme un matou prudent qui regarde du coin de l’œil si le maître est assez loin, accroche à la hâte ce qui se trouve à sa portée, soit chandelle de suif, soit tranche de lard, soit jeune poulet, soit canari, et va enrichir, en lieu sûr, le magasin qui sera le garde-manger des siens et de lui-même.

Oui, si notre héros gémissait et se plaignait en lui-même, son esprit était loin d’admettre l’idée de rester à l’avenir dans l’inaction ; il n’attendait, pour reconstruire, que l’occasion d’avoir un plan. Il se refit hérisson ; il reprit sans balancer son ancienne vie de privations, il réduisit dans ses habitudes tout ce qu’il ne put rejeter entièrement ; il ne garda tout au plus de son élégance chérie que quelques soins de propreté, et encore se tenait-il prêt à se replonger dans les fanges de l’existence la plus humiliante. En attendant mieux, il fut réduit à se faire domestique ; il accepta une place d’intendant factotum, condition qui, en Russie, n’a pas encore acquis le modeste droit de bourgeoisie ; on y est encore ballotté de tous les côtés, très-peu estimé même des moindres suppôts de chicane, malvenu de ceux que l’on sert, assujetti à faire le pied de grue dans l’antichambre, exposé à l’impertinence et aux rebuffades des… Mais, dans le besoin, l’homme se soumet à tout.

Entre plusieurs missions spéciales qui lui furent données, il dut aller engager, dans une des succursales du Lombard[9], quelques centaines de paysans.

Il régnait le plus déplorable désarroi dans le patrimoine du maître, où de fréquentes épizooties, des intendants fripons, la disette, enfin des maladies qui s’étaient abattues sur les meilleurs travailleurs, avaient fait périr un nombre considérable de ces pauvres gens. Le mal ne pouvait se réparer de longtemps, à cause de l’insouciance coupable du noble propriétaire ; celui-ci continuait de sacrifier ce qu’il avait encore de numéraire pour vivre à Moscou, toujours habillé à la dernière mode, sans avoir souvent à la maison de quoi dîner. Il dut à la fin se résoudre à engager ce qui lui restait de son bien. Emprunter au Lombard, c’est emprunter au trésor impérial, ou, comme on dit, à la couronne. Or, en ce temps-là, une hypothèque donnée sur son domaine à la couronne était un pas qu’on ne se décidait pas à faire si lestement qu’aujourd’hui.

Tchitchikof, en sa qualité d’homme d’affaires du gentilhomme, ayant fait, auprès des employés, les dispositions convenables (on sait que la plus simple requête ne peut être présentée sans quelques préliminaires, tels que, par exemple, de verser au moins autant de bouteilles de madère qu’il y a de gosiers dans la section où l’affaire doit passer), fut amené de lui-même à venir déclarer, entre autres circonstances, que la moitié des paysans du domaine étant morts par suite de telle ou telle cause ; il craignait qu’il n’en résultât quelques chicanes ultérieures sur la différence que cette perte pouvait faire dans la valeur actuelle du bien offert en garantie. « Ces morts sont inscrits sur les listes du dernier recensement, n’est-ce pas ? dit le secrétaire. — Oui, sans doute, répondit Tchitchikof. — De quoi donc alors vous alarmez-vous ? repartit le secrétaire. Eh ! l’un meurt, l’autre naît, et le compte se retrouve. »

Cette dernière explication du secrétaire fut comme un vif trait de lumière pour l’esprit de notre héros, qui conçut aussitôt la pensée la plus féconde, à son avis, qui soit jamais tombée dans une tête humaine. « Bah ! se dit-il, en voilà de la chance ! Tous ces jours-ci je rêvais, je cherchais quelque chose comme une idée qui voulait entrer et qui n’entrait pas ; vrai, j’étais comme Iakim, qui cherche ses mitaines depuis des heures, tandis qu’elles lui battent les flancs, pendues à sa ceinture ! C’est résolu, j’achète tous les morts avant qu’on songe même au nouveau recensement ; j’en achète, dis-je, supposons, mille ; ces morts, aux yeux de la loi, ce sont mille paysans ; je me présente au Lombard qui me prête, au vu de mes contrats d’acquisition, deux cents roubles par âme, certes pas moins ; et me voilà d’emblée à la tête d’un capital de deux cent mille roubles. Allons, dépêchons-nous, le moment est favorable ; il y a eu récemment une épidémie, et il est mort, grâce à Dieu, assez de monde ! Les propriétaires ont fait d’énormes pertes aux cartes, ils ont fait la vie, ils sont épuisés, éreintés, criblés de dettes. Tous vont à Pétersbourg prendre du service, comme ils disent ; leurs biens sont laissés à l’abandon, de sorte que d’année en année les impôts sont plus difficiles à payer ; chacun me cédera avec plaisir tous ses morts, ne fût-ce que pour l’avantage de ne plus avoir à payer la capitation pour eux. Dieu sait si quelques-uns ne me donneront pas, outre cela, quelque chose. Je ne me fais pas illusion ; je sais bien que c’est difficile et que je ne mènerai peut-être pas à bonne fin tous les préliminaires du grand coup de filet sans que quelque maille s’accroche par-ci par-là… Mais pourquoi l’esprit aurait-il été donné à l’homme ? Ce qu’il y a d’excellent en ma faveur, c’est que mon but, fût-il soupçonné par quelque fine mouche, leur paraîtra à eux-mêmes invraisemblables ; les autres, si on leur en parle, crieront tout de suite à l’absurde, et en définitive, personne ne croira à mon projet.

« Il est vrai que, d’après la loi, on ne peut ni acheter ni hypothéquer les hommes qu’avec la terre où ils sont inscrits ; mais que me fait cela, à moi ? J’achète l’homme pour créer la terre, pour coloniser, pour peupler le désert ; c’est ce que j’ai grand soin de déclarer en achetant des âmes. Cela constitue une exception, qui est loi aussi. Il y a maintenant, dans les gouvernements de Tauris et de Cherson, de la terre à la pleine disposition des amateurs de colonisation et de défrichement, et justement moi je suis amateur fou de ces utiles créations ; il n’y a rien là qu’on ne doive louer et même encourager. Oui, messieurs, c’est mon secret ; mais si vous tenez absolument à le savoir, un mot vous suffit : le ciel et les solitudes de Cherson ou de Tauris me plaisent beaucoup ; on y peut, si on a de la tête, aller peupler des vallées… Suffit, on croit comprendre l’affaire, on me laisse tranquille, on me regarde même avec considération. Mais les magistrats quelquefois… Bien, je vous attendais là  : un magistrat curieux ou tracassier veut savoir si les paysans sont réels. Réels ? comment ne seraient-ils pas réels ? on paye pour eux la capitation : mais il suffit d’une ample affirmation sans phrases, et voulez-vous encore la signature du capitaine de police du lieu de l’achat ? C’est facile, allez. Le magistrat convaincu baissera pavillon, et moi, tout affectueusement et sans nulle rancune, je le consulterai encore sur le nom à donner à l’ensemble de mes plantations ; sera-ce slabode Tchitchikof ou bien colonie Pavlovski, de mon nom de baptême… Hein ? Non, plutôt colonie Tchitchikof… qu’en dites-vous ? »

Et c’est par cette suite de raisonnements qu’il conçut son bizarre projet d’expédition dans nos provinces, et que d’heure en heure il s’y affermit davantage, en formant toutes sortes de conjectures. Je ne sais trop si les lecteurs en sauront autant de gré que l’auteur de ces récits au bon Tchitchikof ; c’est, j’en conviens, assez peu supposable : car il est bien certain que, si cette grande conception n’avait pas germé dans l’esprit de Pâvel Ivanovitch, ce poëme n’existerait pas, et, à notre avis, ce serait bien dommage.

Pâvel Ivanovitch se signa pieusement, à la russe, et procéda aux voies d’exécution de son plan. Il feignit d’être occupé de la recherche et du choix d’un lieu où il désirait fixer son domicile ; et alléguant divers prétextes, il voulut examiner les vraies campagnes, les plaines et les vallons situés à l’écart des routes fréquentées, et, de préférence, les localités qui avaient le plus souffert de la disette, des épizooties et des épidémies, bref, où l’on pût acheter au moindre risque et au meilleur compte possible la sorte de gens dont il avait besoin. Il ne s’adressa pas à l’aventure au premier propriétaire venu ; il lui fallait des personnes qu’il y eût plaisir et convenance à fréquenter, de ces personnes avec qui on pût en douceur traiter utilement son genre d’affaires. De son côté, il tâchait d’abord de faire connaissance avec son homme, de le disposer en sa faveur, de manière à pouvoir, autant que possible, acheter son monde, en faisant avec le vendeur un commerce d’amitié plutôt qu’une affaire d’intérêt. Et notez que si, en thèse générale, l’honneur…

Ah ! cher lecteur, qu’avons-nous fait, vous en me prêtant une si complaisante attention, moi surtout en vous racontant si haut l’histoire de mon héros, tandis qu’il dormait d’un si heureux somme dans sa britchka ! Voilà que je l’ai réveillé en répétant à chaque minute et si indiscrètement son nom. Vous savez combien il a un caractère délicat et susceptible. Comme il promène ses regards encore à demi voilés par le sommeil ! S’il allait être fâché ! sans doute pour vous, lecteur, peu importe que Tchitchikof soit fâché ou non ; mais l’auteur, le poëte, c’est bien différent : il doit avoir bien garde de se brouiller avec son héros, surtout lorsqu’il reste encore bien du chemin à faire avec lui, et c’est justement ici le cas.

« Hé, toi ! à quoi penses-tu ? que fais-tu ? dit Tchitchikof à Séliphane.

— Qu’est-ce qu’il y a, maître ? répondit Séliphane d’une voix lente et nasillarde.

— Comment, quoi ? vois donc, brute, comme tu mènes ! Plus vite, plus vite ! »

Il est de fait que, depuis plus d’une bonne heure, Séliphane menait les yeux fermés, secouant les rênes, de temps en temps, par pur instinct, sur les flancs des chevaux qui dormaient aussi, mais en mettant un pied devant l’autre ; Pétrouchka, qui depuis longtemps, à son insu, n’avait plus de casquette, dormait côte à côte avec Séliphane ; celui-ci était penché en avant, Pétrouchka était tout renversé en arrière ; son corps et sa tête se balançaient avec une souplesse parfois si risquée que sa nuque heurta aux genoux le bon Tchitchikof, qui, sans colère, lui donna sur le nez une bonne chiquenaude. Séliphane reprit tout à fait son gouvernement, il appliqua plusieurs coups de fouet sensibles sur le dos du tigré, que cette circonstance détermina à prendre son meilleur trot, et il n’y eut plus qu’à promener l’instrument sur les autres. Ce ne fut plus le trot, ce fut alors un galop rapide et harmonieux. Tchitchikof sourit et se plongea délicieusement entre ses coussins de maroquin. Séliphane criait : « Ehk ! ehk ! ehk ! » en faisant de petits bonds sur son siége, et le troïge, tantôt gravissait, tantôt redescendait une des montées dont la route se composait en cet endroit ; l’équipage en ce moment suivait l’inclinaison d’une longue, très-longue descente ; Tchitchikof était triomphant ; il adorait la vitesse. Au fait, quel Russe n’aime pas la vitesse en voyage ? lui qui se plaît à tourbillonner, à franchir d’un bond l’espace, à toucher sans délai le bout et le fond des choses, lui qui, pour un désir même extravagant, est prompt à envoyer tout au diable, le moyen qu’il n’aime pas la vitesse, la vitesse qui, pour lui, a quelque chose de magique, d’enchanté, de fascinateur et de triomphant !

La vitesse en voyage, c’est comme une force secrète, une puissance occulte qui vous a pris et vous transporte sur ses ailes ; vous traversez les airs, vous fuyez, tout fuit avec vous ; les poteaux indicateurs fuient, les convois de marchandises fuient, d’un et d’autre côté ; des forêts aux sombres rangées de pins et de sapins fuient, volent en rendant un bruit de haches destructives ou de croassements voraces ; la route tout entière fuit, se perd dans un lointain où l’on ne distingue plus rien, rien qui ait une forme accusée si ce n’est peut-être un pan du ciel, et la lune sans cesse déchiquetée par l’interposition du nuage mobile. Ô troïka, troïka, oiseau-troïka ! il ne faut pas demander qui t’a inventée ; tu ne peux avoir été conçue, tu ne pouvais naître et paraître qu’au sein d’un peuple vif et agile, sur un territoire géant qui s’étend sur la moitié du globe, et où, en route, nul sous peine de vertige ne s’amuse à compter les poteaux.

Dans ta configuration, tu n’as pas une bien belle apparence, ô télègue, britchka rustique, kibitque, équipage de route, d’hiver ou d’été, tu n’es pas un objet d’art fait pour arrêter les regards : du bois sec, une hache, une doloire, un bras agile, et te voilà sur pied ; il n’y a pas un paysan d’Iaroslaf qui ne soit propre à cette construction. La troïka est attelée ; et l’homme ? quel homme ? l’homme pour conduire ? Eh tenez, c’est, si vous voulez, ce même paysan. « Bon ! qu’il chausse donc ses bottes fortes ! » Plaisantez-vous ? il n’est pas postillon allemand, il n’a pas de bottes fortes et se passe même de toute chaussure. Il a ce qu’il faut : des mitaines aux mains et de la barbe au menton ! Voyez-le, Dieu sait sur quoi il se tient en équilibre ; il a entonné sa chanson, il est parti, c’est le tourbillon, les jantes des roues sont confondues et semblent une surface plane du centre à la circonférence ; la route frémit à l’approche de l’impétueux attelage, le piéton se range, en jetant une malédiction qui n’est qu’un cri d’épouvante, puis il regarde bouche béante, mais la trombe a passé, elle fuit, fuit, fuit… mais là-bas, tout là-bas, un nuage de poussière s’élève en spirale, puis fond, se partage et se dissout en vaste draperie qui s’abaisse obliquement sur les bas côtés du chemin. Tout a disparu.

N’es-tu pas ainsi faite, ô Russie, ô mon bien-aimé pays ? ne te sens-tu pas emportée vers l’inconnu comme l’impétueuse troïka, que rien ne saurait atteindre ? sous toi la route fume, les ponts gémissent, tonnent ; tout est dépassé, distancé, débordé. L’observateur s’arrête, frappé de cette divine merveille. N’est-ce pas l’éclair ? N’est-ce pas la foudre lancée du ciel ? Que signifie ce mouvement, sujet d’universelle terreur ? Quelle force mystérieuse, inappréciable, recèlent donc ces coursiers inconnus au monde ? Ah, coursiers, coursiers russes ; quels coursiers, en effet, êtes-vous ! vos crinières sont-elles l’asile favori du tourbillon ? Y a-t-il donc une oreille attentive qui frémisse à chacune de vos fibres ?… Mais ils ont entendu d’en haut un chant connu ; les trois poitrails de bronze se sont tendus, douze pieds nerveux sont partis à la fois d’un même élan, sans presque toucher la terre de leur rapide sabot ; trois coursiers se sont à nos yeux métamorphosés en trois légères parallèles qui fuient confondues en un trait à travers l’atmosphère émue. Elle fuit, la troïka, elle vole toute fulgurante de l’esprit de Dieu… Ô Russie, Russie ! où cours-tu ? dis, réponds-moi ! Elle ne répond pas. La clochette tinte d’un son surnaturel ; l’air scindé, brisé, gronde, tournoie, s’échappe en amples courants ; tout ce qui est sur la terre est traversé au vol… et l’on voit se retirer de biais, se ranger à l’écart et te livrer passage, peuples, royaumes et empires.

  1. Kalatche, espèce de pain levé et peu cuit, jaunet, en fleur de froment, d’une forme particulière. On en fait partout en Russie, mais nulle part d’aussi bons qu’à Moscou.
  2. Bouilloires souvent décrites à foyer central, avec cheminée au-dessus et robinet vers le pied, objet utile et premier ornement de toute chaumière après les saintes images du coin d’honneur. Mais la prière et l’eau bouillante sont les deux éléments essentiels de la vie champêtre en Russie : l’une, pour ramener les aspirations de l’esprit ; l’autre, la transpiration matérielle du corps.
  3. Gogol voyageait en Suisse et en Italie à l’époque où il écrivait ce onzième chant de son poëme.
  4. Merlut ou merluche, mot qui n’appartient guère encore, comme touloupe, samovar, verste, archine, etc., etc., qu’au français de la Grande-Russie, désigne des peaux d’agneau mort-né, de tout jeune mouton ou même parfois de bouc, préparées par un procédé particulier, et dont on fait de chaudes et durables doublures de robes de chambre chez les riches; en vieillissant et devenant fort laides, elles passent aux laquais, qui les cèdent aux employés pauvres et peu difficiles sur l’élégance du costume dans leur intérieur.
  5. C’est-à-dire par l’argent : une kopeïka, dont on fait improprement un kopeck en français, est le centime (la centième partie du rouble)
  6. En Russie, aucun mariage n’est célébré pendant le carême.
  7. C’est-à-dire des assignats de la Banque. Feu le prince Khovansky signa de sa main tout le papier-monnaie de l’empire pendant près d’un demi-siècle; aussi la célébrité dont jouissait ce nom dans le pays égalait celle du nom de Garat, qui a figuré si longtemps sur nos billets de banque.
  8. De vingt-cinq roubles.
  9. Le Lombard est un des plus considérables établissements de crédit en Russie. Voir la note du t. I, p. 15.