Les Âmes mortes/II/10

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Traduction par Ernest Charrière.
Librairie de L. Hachette et Cie (2p. 296-359).


CHANT XX.

MISÈRES ET GRANDEURS DE TCHITCHIKOF. — SES OPINIONS AU SEIN DE LA FORTUNE.


Tchitchikof à son réveil va enlever trois caisses en dépôt chez un certain Dobriakof. — Arrivé à un repos de chasse princier, il en sort enrichi d’une somme considérable. — Il est sur le point d’épouser une belle châtelaine millionnaire. — Un ennemi du général Bétrichef. — Il donne son dernier bal. — Assassinat aux baisers. — Un hobereau maquignon. — Assassinat aux chevaux fougueux. — Vertiges auxquels les gentillâtres des deux sexes sont sujets dans les pays des steppes. — Fuite sur fuite. — Le prince anglomane. — Un partage de succession. — Tchitchikof est arrêté dans une auberge. — Un gorodnitchii ou maire qui a des procédés. — Il sauve son prisonnier ; il sauvegarde la fortune de Tchitchikof et lui donne sa fille. — Celle-ci devient le type de la dame provinciale russe. — Tchitchikof père de famille. — Il lui naît un enfant par an. — Velléités de voyages après dix ans d’un bonheur et d’une prospérité monotones. — Un voyage interrompu. — Nouveaux rêves d’excursions. — Les élections des magistrats. — Intrigues des candidats. — Tchitchikof se croit un moment nommé maréchal de la noblesse de son district. — Il est maintenu second candidat sur les listes pour les élections triennales suivantes. — Vieillesse honorée de Tchitchikof. — Ses habitudes, ses principes, ses sentiments, ses opinions sur la question brûlante de l’abolition du servage. — « Et si omnes pro, ego contra » est sa devise. — Tchitchikof n’est peut-être pas mort. — En tout cas, Tchitchikof est immortel.


Il y avait un mois et plus que Tchitchikof n’avait joui des sept heures de sommeil par jour qui sont indispensables à la santé de l’homme, et, dans ces derniers temps, le repos des nuits semblait l’avoir tout à fait abandonné. Le mouvement doux et moelleux du traînage lui fut très-favorable, car, étendu commodément dans sa calèche, il dormit là quatorze heures tout d’une même haleine. Il se réveilla à la fin par un éternuement magistral semblable à une détonation d’espingole, et suivi d’un mouchement de la plus pure sonorité, et la commotion qui accompagna ce double éclat fut une double épreuve de plus pour les admirables ressorts de la vieille calèche. Un chien rompit sa chaîne ; un coq ergoté comme un aigle, lâcha prise et donna à sa nombreuse famille l’exemple d’une fuite effarée ; deux paysans coururent dans leur clos, voir qui pouvait tirer ainsi près des habitations ; une femme, tremblante comme la feuille et bouche béante, laissa choir sur le seuil de l’étable une grande jatte de lait caillé ; mais Séliphane et Pétrouchka, qui ne se méprirent point sur la nature innocente du phénomène, se précipitèrent tout droit à la couche de leur maître. Tchitchikof, dès qu’il put se rendre compte des choses, apprit que les chevaux avaient dû souffler et se refaire, et que les gens eux-mêmes, après avoir trôné sur le siége de la calèche près de quinze heures d’horloge, avaient profité de ce repos forcé pour se restaurer un peu dans une atmosphère d’hommes, de chou, de lait et de pain chaud.

Notre héros entra dans la chambre de l’auberge rustique et y dévora à lui tout seul tout un tiers d’un beau koulébeak[1] de six à huit livres pesant, que ces braves gens avaient préparé pour une noce de village, puis les chevaux ayant été remis à la voiture, il paya la dépense, reprit sa place et se remit en route après s’être parfaitement renseigné sur la situation du domaine d’un nommé Dobriakof, qui, cinq jours avant l’emprisonnement de Tchitchikof, avait reçu de lui en dépôt trois caisses fort lourdes, et à qui il avait promis d’aller consacrer, de bonne et franche amitié, une semaine entière de plein loisir.

Il trouva le manoir de Dobriakof et les caisses qui l’attendaient, mais non Dobriakof lui-même qui était absent. L’oncle de ce gentilhomme, vieillard plus qu’octogénaire, fit parfaitement dîner Tchitchikof et son monde, livra les caisses à la réquisition de son hôte de quelques heures, et ne le laissa partir que sur sa promesse formelle de revenir très-prochainement voir son neveu.

Notre héros se repentit cruellement de la précipitation avec laquelle il quitta ce toit hospitalier, quoiqu’il eût jugé peu prudent, pour le fardeau qu’il emportait, d’user plus longtemps de cette hospitalité. À peine il se fut remis en route que le jour s’obscurcit, le vent s’éleva, d’affreuses rafales de neige tourbillonnèrent ; toute trace de route disparut ; la tempête était d’autant plus redoutable qu’il s’y joignait un froid assez vif.

Les voyageurs, complétement égarés, errèrent ainsi avançant à l’aventure, avec des peines infinies, non sans de fort grands dangers, jusqu’au delà de minuit, quand enfin, au profond désespoir qui commençait à les saisir, succéda une faible lueur d’espérance ; l’ouragan perdit de sa violence, la nuit devint moins impénétrable ; ils crurent voir s’étendre devant eux une clairière entre d’épais taillis, et ils avaient heureusement vent arrière. Ils louvoyèrent dans les vallées que formaient entre elles les mille montagnes de neige élevées tour à tour et dévorées par la tempête ; dans un moment de halte forcée que firent les chevaux qui étaient éreintés de fatigue, ils entendirent un aboiement de chiens ; ce bruit de bon augure redonna, même aux chevaux, un peu de courage, et, cinq minutes plus tard, ils distinguèrent au loin des lumières.

C’était le repos de chasse d’un très-riche seigneur qui s’y trouvait avec un nombre considérable d’amis et de voisins du premier choix. Là était réunie toute sa meute avec tous ses veneurs, un équipage vraiment royal ; on était, dans la pièce principale, à la fin d’un souper copieux et splendide qui se terminait par de larges libations. Ce fut à ce moment que Pâvel Ivanovitch fut annoncé au prince Koutinine comme un voyageur égaré, demandant à son Excellence Sérénissime l’hospitalité pour la nuit. Le prince, occupé de faire promptement dresser quelques tables de jeu, ordonna que l’inconnu eût un bon feu et un bon souper d’abord, et qu’il lui fût ensuite présenté s’il n’aimait mieux aller se coucher.

Au bout d’une heure, Tchitchikof était au salon assis à côté du prince, qui venait de gagner à un jeune gentilhomme, à la suite d’une partie de jeu, son argent, les deux terres qu’il possédait, son haras et jusqu’à son équipage, ses armes et ses chiens.

Le prince voulut savoir quel était l’hôte que venait de lui envoyer la tempête ; Tchitchikof posa en homme qui, las du séjour atrophiant des villes, est à la recherche d’une terre et d’une femme, voulant vivre désormais de la vie de famille et se livrer, pour le reste de ses jours, à ses goûts pour l’agriculture. Le prince lui indiqua, à trente ou quarante kilomètres plus loin, une magnifique propriété appartenant à une demoiselle très-entendue dans la régie de ses domaines, et qui serait probablement charmée de faire sa connaissance, et mieux que cela, de se donner à lui avec tous ses domaines. Ensuite il engagea Tchitchikof à ponter, s’il lui plaisait de tenter la fortune, à une table de pharaon. Mais notre héros avait, pour le moment, quelques ordres à donner à ses gens. Il se fit conduire à une petite chambre qu’on lui avait assignée, et on s’excusa poliment de ce qu’il devrait, pour s’y rendre, traverser la cuisine. En rentrant dans cette chambre, suivi de Pétrouchka, il y vit ses trois caisses rangées contre la paroi, et il les regarda fixement en fronçant le sourcil ; car c’était un bien lourd fardeau à transporter avec soi dans toutes ses pérégrinations. L’idée lui vint de demander à Pétrouchka s’il savait ce que c’était que cet homme au regard vif, qui se tenait assis sur un escabeau près du foyer de la cuisine.

« C’est, dit Pétrouchka, un juif qui, dit-on, est riche à millions et que le hasard amène toujours à point là où dansent les fortunes.

— Prie-le de passer ici et me laisse avec lui, mais tâche de te faire prêter une balance et des poids, et tiens-toi dans la cuisine, près de cette porte-ci. »

Le juif fut introduit, la balance fut demandée. Au bout d’une demi-heure, les trois caisses embarrassantes avaient disparu de la chambre et peut-être de la maison. Tchitchikof, sans avoir ouvert sa cassette, rentra au salon ayant le portefeuille garni de soixante-quinze beaux mille roubles, dont il lui prit la fantaisie de hasarder quelque chose. Il eut les meilleures chances, et, la plus belle assurément, c’est que, ayant gagné une trentaine de mille roubles, sans qu’on y fît seulement attention, il eut la joie de voir toute la société, accablée de fatigue, se disposer par groupes que précédaient des laquais armés de flambeaux, et se retirer par toutes les portes. Il était cinq heures du matin.

Tchitchikof ne dormit point. Le temps s’était tout à fait calmé, le clair de lune était superbe. Il poussa son lit vers la fenêtre de manière à barrer la porte, et ouvrit sa cassette tout près de lui sur un large tabouret. Puis à demi étendu sur sa couche, le couvre-pied blanc pittoresquement jeté sur ses épaules, il se mit à compter ses capitaux, qui s’élevaient à plus d’un million. Comme il achevait cette enivrante opération, il vit, sous sa fenêtre, se dresser un homme qui parut le regarder. Il s’élança aussitôt à son vasistas qu’il ouvrit résolûment, armé d’une pantoufle en guise de pistolet, et son geste effraya comiquement le croquant, dans lequel Tchitchikof reconnut avec une très-grande joie son cocher Séliphane. Il l’appela et lui donna l’ordre formel d’atteler et d’être entièrement prêt pour le départ dès le point du jour.

Le double troïge de Tchitchikof n’aurait pas été en état de fournir dix kilomètres en traînant la calèche avec la britchka tirée en remorque ; mais, comme la veine de bonheur n’était pas épuisée, il se trouva justement que plus de quinze robustes chevaux de poste qui remisaient sous un hangar, devaient, au point du jour, partir pour regagner une maison de relai située à dix-neuf kilomètres de là, justement dans la direction des domaines de l’opulente demoiselle à marier. Les chevaux de Tchitchikof furent attachés, chacun par son bridon, derrière la voiture ; de sorte que le trajet ne fut qu’une promenade pour les pauvres bêtes. Après trois heures de repos à l’auberge qui se trouvait sur la limite de deux gouvernements, ils furent attelés tout de bon et se trouvèrent en état de gagner, au petit trot, le manoir où peut-être le bonheur attendait Tchitchikof.

Notre héros, avant de franchir ce petit espace d’une quinzaine de verstes, crut devoir procéder avec le soin le plus minutieux aux détails de sa toilette. En vain on lui avait dit qu’Appoline Mercourievna avait eu vingt prétendus qu’elle avait tous successivement maltraités et chassés ; qu’elle était orgueilleuse, fantasque, colère et souvent cruelle ; qu’elle faisait éprouver à ses deux mille cinq cents âmes un sort pire que les tourments de l’enfer, et qu’elle était secondée à souhait dans cette tâche par une femme comme elle, restée fille, et que sa redoutable activité faisait paraître cent fois plus féroce encore que sa noble maîtresse, il voulut voir et juger par lui-même ; il se présenta, il fut accueilli, fit sa cour, plut à la demoiselle, devint amoureux de ses charmes un peu forts, se déclara, fut agréé, et on prit jour pour les noces.

Grande joie parmi les paysans de la châtelaine, qui s’imaginaient qu’un homme enfin allait bientôt devenir leur maître, et que ce maître était un ange du ciel, un sauveur que leur envoyait la Providence. Ô espérance ! quels abîmes de misère et de douleurs ne viens-tu pas parfois embellir de quelque lueur fugitive ! Les parents convoqués arrivèrent de tous côtés… L’un d’eux, hélas ! était de la ville même d’où venait Tchitchikof. Il raconta en secret à sa cousine tout ce qu’il savait ou croyait savoir ; c’était la veille même du jour indiqué pour la célébration de l’opulent hyménée. Appoline ayant bien entendu surtout ce point que son prétendu avait demandé au général gouverneur grâce de tous ses crimes vrais ou faux, au nom de sa femme et de ses enfants, en sut assez sur le monstre. Elle l’attendit au milieu de tous les conviés qui, n’étant prévenus de rien, n’avaient préparé que des physionomies à joyeux épanouissement, et, au moment où Tchitchikof entra au salon et où il accourut à elle pour lui baiser la main, cette même main, à l’improviste, fit pleuvoir sur ses joues vermeilles une grêle de soufflets qui les fit passer subitement du rose au ponceau. Pendant cette exécution elle vomit un torrent d’affreuses paroles, et elle ordonna à ses valets de mener à grands coups de nerfs de bœuf ce beau monsieur jusqu’à sa calèche qui se trouva être tout attelée et chargée pour la route.

Notre héros, qui semblait toucher enfin le but même de ses travaux, l’objet innocent et louable de ses expéditions : se marier, acquérir de beaux domaines, y enrichir ses vassaux, s’y livrer aux délices de la vie champêtre au sein d’une aimable famille née de lui, et conquérir, à force de sagesse, d’ordre et de prudence, la considération et l’estime de tout le monde, devait passer encore par les mains de bien des hommes pervers. Ce fut d’abord dans celles d’un hobereau, ennemi personnel du général Bétrichef et à qui il eut le malheur de nommer ce général. Ce gentilhomme extravagant, forcené, arrivé, d’excès en excès, au comble de la démence, entraîna chez lui notre héros et le contraignit de prendre part à ces orgies suprêmes qui semblent ne pouvoir jamais être suivies que de la ruine complète et de la mort du forcené. Celui-ci força Tchitchikof, sous peine de la vie, de boire plus de vins spiritueux, en deux heures de temps, qu’il n’en avait bu depuis trente années entières, et ensuite il le fit assaillir de baisers par cinquante hommes, et, immédiatement après, par cinquante femmes de son obéissance.

Après cette épreuve, la plus terrible qu’il eut subie, échappé aux obsessions dangereuses de ce tyranneau steppien, il alla, quelques jours après, par suite de la perte d’un de ses chevaux, tomber chez un seigneur maquignon qui lui fit faire de force une course en télègue avec des chevaux fougueux, et il est presque incroyable qu’il n’ait pas perdu la vie dans cette nouvelle épreuve. Plus tard, un très-grand seigneur, un prince anglomane, tout infatué de haras et de sport, lui fit jouer tout un jour un rôle ridicule en le forçant à adopter une manie chevaline à laquelle son physique le rendait impropre. Toutefois, sur l’avis qu’il reçut de ce seigneur, il se rendit dans une localité voisine pour visiter un domaine qui était à vendre.

Dans cette maison, un frère appartenant à la carrière diplomatique, venait d’arriver de Saint-Pétersbourg pour partager à l’amiable, avec sa sœur, l’héritage d’un oncle défunt. La campagnarde, fille de dix-neuf ans, en vraie steppienne pur sang, était plus terrible et plus féroce encore que l’Appoline dont nous avons parlé. Notre héros s’enfuit de ce manoir où les scènes violentes se succédaient entre cette amazone toujours la cravache à la main, et son frère poussé à bout et déjà prêt à perdre patience, ce qui pouvait amener quelque événement funeste dont Tchitchikof ne se souciait pas d’être témoin. Il avait reconnu, quant à la contestation, qu’il y avait identité parfaite dans le parti pris auquel s’était arrêtés réciproquement le diplomate et sa sœur la steppienne ; lui, voulait résolûment, par ruse et par subtilité, se faire la grosse part ; elle, de son côté, n’était pas moins résolue de s’imputer les deux bons tiers de l’héritage, mais en les enlevant de haute lutte, par des éclats, des sévices et des transports de fureur.

À la fin, après avoir vendu à vil prix une centaine d’âmes mortes, à un nommé Bosniakof et à quelques-uns des menus employés d’une ville de dixième rang, il fut conduit, vingt jours après, par la nécessité des affaires dans la ville de Krasnoï, du district du même nom, du gouvernement de Boubni. Là, il s’installe dans une auberge, y commande son dîner, et, en attendant qu’on le lui serve chez lui, il se met à lire la Gazette de Moscou que le garçon venait de lui apporter. Il y lut en toutes lettres son nom, son signalement détaillé et précis, et l’ordre donné aux autorités des villes de l’arrêter et de le livrer à la justice, pour avoir acheté, engagé et vendu un nombre considérable d’âmes mortes, et avoir commis en différents gouvernements divers actes condamnés par les lois. Dix minutes après cette lecture, et sans que Séliphane eût eu le temps d’atteler et de venir prendre les effets, parut la police, précédée du Gorodnitchii ou maire de la ville, homme d’une cinquantaine d’années, très-expert en toutes sortes d’affaires contentieuses, sans qu’aucune université lui eût rien appris. Ce magistrat regarda Tchitchikof, son linge très-fin et sa bonne mine d’homme fait ; il songea à son titre de conseiller d’État et prit intérêt à lui ; puis il regarda significativement ses subordonnés qui l’aimaient. Ceux-ci se retirèrent dans le corridor et fermèrent discrètement la porte.

« Écoutez Pâvel Ivanovitch, dit l’officier municipal, vous êtes arrêté à la diligence d’un employé nommé Bosniakof, qui est un bien mauvais drôle et qui veut de l’argent ; je peux lui dépêcher quelqu’un qui, pour cinq cents roubles, l’engagera virtuellement à se désister de sa plainte ; mais il vous a accusé de faire commerce d’âmes mortes des deux sexes, et d’en avoir engagé une forte partie dans des établissements de crédit.

— En tout cas, pour acheter, engager ou vendre, je n’ai fait de violence à personne.

— Très bien ; à présent, si vous avez de l’argent, dites-le moi, je suis pour vous. Pour combien avez-vous engagé des âmes mortes à la couronne ?

— Pour quatre-vingt mille roubles.

— Il faut vite payer cela, et faire, dès demain, le dépôt de cette somme ; vous m’entendez ?

— Je le ferai. Mais j’ai encore mille âmes dont je ne tirerai plus aucun parti, étant aux arrêts…

— Laissez donc ; je vous trouverai un moyen de les engager très-fructueusement.

— Faites-moi cette grâce.

(Bas.) — Répondez-moi que vous possédez en tout cinq mille roubles en argent, et que vous n’avez rien de plus au monde. (Haut) Déclarez, monsieur, de quelle somme vous êtes possesseur.

(Haut.) — Je possède cinq mille roubles argent qui sont tout mon avoir.

(Haut.) — Remettez-moi, monsieur ces cinq mille roubles.

(Haut.) — Les voici.

(Le maire, après avoir ouvert la porte.) — C’est bien, monsieur ; ne vous effrayez pas d’une misérable intrigue. (Il compte les cinq mille roubles et en fait deux parts inégales.) Cinq mille. Bien, je prends et garde les quatre mille cinq cent cinquante que voici, et qui serviront à payer vos dépenses personnelles et les frais courants de l’affaire ; la police vous en rendra compte toutes les fois que vous le désirerez ; maintenant, les quatre cent cinquante que voici dans le portefeuille, vous voyez, je les remets dans votre valise ; ils seront la somme trouvée à consigner à l’inventaire. Vous me comprenez, j’espère : Son excellence M. le gouverneur militaire ordonne que vous soyez gardé, jusqu’à plus ample informé par la police, et comme la police est dans le bas de ma maison, vous vivrez, s’il vous plaît, chez moi, avec moi et comme moi. »

Ce maire était un homme presque sans fortune, mais il avait de bonnes relations avec toutes les classes de la société. Quand un homme lui faisait l’effet d’être plutôt bon que méchant et qu’il pouvait lui rendre service, il y mettait de l’empressement et beaucoup d’amour-propre ; il avait surtout la passion de l’air comme il faut. Il eut, en cette occasion, en y employant moins de cinq cent cinquante roubles, le bonheur d’arranger à souhait toutes les affaires de son prisonnier, de lui faire, en outre, tirer un fort beau parti des mille âmes mortes qui lui étaient restées en sauvant du même coup de la perte de sa position un brave ingénieur très-compromis. Puis il se réjouit de faire épouser à Tchitchikof sa fille Marie, jeune, fraîche, docile, ignorante, il est vrai, et parfaitement insignifiante ; au demeurant, très-bonne, très-aimante, la meilleure sorte de femme qu’on pût souhaiter à notre héros, et que nous puissions souhaiter à la plupart de nos amis et connaissances.

Un bon tiers de la noblesse du district prit part à la noce, qui dura trois jours sans désemparer, et les nouveaux mariés se retirèrent dans un très-beau et riche domaine qu’acheta Tchitchikof, à quarante-huit kilomètres de la ville, et où, pendant dix années de satisfactions de tout genre, de repos et de vrai bonheur, il vit naître et grandir successivement neuf de ses premiers enfants. Notre héros s’occupa à loisir d’agriculture, de jardinage et même de sylviculture ; il régla avec un soin parfait ses dépenses sur ses revenus, et pour ne pas perdre un certain talent de plume qu’il possédait, il jugea à propos de recueillir ses souvenirs et les jeta sur le papier sous forme de notes d’où sont sortis, selon toute apparence et grâce à notre auteur, la presque totalité, ou, si l’on veut, les dix-neuf vingtièmes de notre épopée.

Dans la onzième année de cette période de bonheur sans nuage, tel qu’il est donné à fort peu d’honnêtes gens de le goûter, Pâvel Ivanovitch se sentit troublé ; il était las de tant de repos, de tant de santé, de tant de chance, de la monotonie, de l’uniformité, du calme de cette félicité. Ses notes furent abandonnées, il ne reçut plus qu’avec distraction les caresses de sa jeune famille ; il ne sortit plus guère de l’enceinte du manoir. En errant dans sa cour il rappela à Séliphane et à Pétrouchka le temps de leurs pérégrinations ; il tenta de réveiller, dans ces hommes épais, le désir de quelque bonne excursion à la manière d’autrefois ; mais ceux-ci, en vieillissant, s’étaient encroûtés dans la vie sédentaire ; les malheureux ne le comprirent point. Il les regarda avec mépris, et s’en voulut à lui-même d’avoir adressé la parole à des brutes autrement que pour leur intimer des ordres.

Le printemps venu, il signifia aux deux vieux serviteurs, sans vouloir entendre un seul mot d’objection, que le lendemain, 5 mai, à l’aurore, la calèche devait être attelée à la porte de l’auvent, et qu’ils eussent à se tenir prêts pour une absence de plusieurs mois ; il se proposait d’aller voir peut-être le ménage de Téntëtnikof et de la belle Julienne, dont il regardait le bonheur comme ayant été son ouvrage ; il saurait par là si le général Bétrichef était encore de ce monde. Il se flattait d’être en tous cas le bienvenu, au moins dans une partie de sa nombreuse parenté, et les circonstances avaient pu seules l’empêcher de visiter cette honorable famille comme c’était son devoir, puisqu’il s’y était engagé.

En effet, on partit ; mais à la quatorzième verste, à cinq de tout charron ou maréchal, deux jantes et le cercle de l’une des roues de la vieille calèche se rompirent. Tchitchikof passa la nuit dans une misérable auberge de village. Le lendemain, sa présence continuelle chez l’artisan n’ayant fait que retarder le travail en donnant à ce manant l’occasion de babiller, il fallut se résoudre à passer une seconde nuit dans la prétendue auberge qui était un taudis, et quand enfin, le surlendemain, les roues furent toutes en bon état, le maître se sentit incommodé. Séliphane et Pétrouchka échangèrent un coup d’œil, et, sans qu’aucune direction eût été donnée ni ordonnée, bêtes et gens reprirent d’eux-mêmes le chemin de la maison. Marie sut tout parce qu’elle évita avec soin d’interroger son mari sur ce prompt retour, et de rire de son récit lamentable, discrétion qui fut cause que Tchitchikof après avoir dit ce qui s’était passé, rit lui-même de son projet et de sa déconvenue.

Il s’abonna alors à sept gazettes et journaux russes, et à trois publications périodiques étrangères, deux françaises et une allemande, bien qu’il ne sût pas cent mots français et à peine six cents mots allemands.

La lecture ne fut pas longtemps de son goût. Il caressait avec plaisir ses enfants, mais jamais il ne songea à les instruire ni à les reprendre ; il pensait que l’éducation des enfants est l’affaire des femmes, et il avait donné pour aide à sa femme, pour cet objet, une vieille gouvernante suisse à laquelle il parlait fort rarement, ne sachant trop ce qu’il pourrait avoir à lui dire.

Tchitchikof en revint malgré lui à l’idée d’un voyage, d’une excursion quelconque, mais sans projet arrêté ; c’est dans cette situation d’esprit qu’il passa la fin de l’automne et tout l’hiver. Mais bientôt devaient avoir lieu les élections triennales des magistrats, au chef-lieu du gouvernement, ville assez déserte, assez endormie d’ordinaire et qu’il n’avait visitée qu’à l’époque de son mariage et à l’occasion de l’acquisition de sa terre ; il n’y avait passé que six jours et continuellement dans les tribunaux. Plusieurs gentilshommes vinrent le sonder chez lui et rechercher son vote ; plusieurs magistrats sortants, qui voulaient rester en charge, ou même en obtenir de plus considérables, s’empressèrent de lui faire la cour. Le temps avançait ; l’occasion était magnifique de sortir au moins pour une vingtaine de jours de l’uniformité et de la monotonie d’un séjour prolongé à la campagne.

Il fit avec délices ses préparatifs de voyage ; il inspecta lui-même avec soin l’état de sa plus belle voiture, recommanda à Séliphane et à Pétrouchka de ne pas s’enivrer pendant son absence, car il prenait avec lui son valet de chambre favori et le cocher de sa femme, homme d’une très-belle carrure, qui parlait peu et buvait beaucoup, mais qu’on n’avait jamais vu ivre.

Voici maintenant le récit des élections tel que l’a fait, en 1857, en véritable historien, M. Vastchénko Zakhartchénko, probablement aussi d’après les notes que, de son aveu, du reste, Tchitchikof lui-même a bien voulu communiquer à son dernier biographe.

Tchitchikof, ainsi que toute la noblesse de la province, gagna le chef-lieu de gouvernement ; il descendit dans une hôtellerie, il manda vite un tailleur et lui commanda un uniforme de noblesse ; puis il dîna et alla faire une promenade au jardin public. Le soir, en regagnant son auberge, il passa devant le logement de Podgrouzdëf, qui était éclairé a giorno ; il avait chez lui presque la moitié de son district. Les domestiques présentaient le thé ; il y avait, dans tout l’appartement, une senteur de citron et de rhum, du maryland des cigarettes et du tabac turc fumé dans des pipes à longs tuyaux ; mais, ce qui dominait tout, c’étaient les entretiens sur les élections qui allaient avoir lieu. Presque tous les convives de Podgrouzdëf étaient en joyeuse disposition d’humeur. Dans une large chaise curule placée devant la table de travail de son cabinet, siégeait Podgrouzdëf[2], homme d’un certain âge, doué d’une physionomie agréable. Aussi près de lui que possible se tenait, sur une chaise de fantaisie très-légère, le juge Zajmoûrine[3].

« Je désirerais entendre de votre bouche une réponse à cette question : Condescendez-vous au désir de toute la noblesse qui vous prie de rester pour trois ans encore notre maréchal ? Il est flatteur de servir avec vous, et moi, tout valétudinaire que je suis, peut-être songerai-je alors à prolonger mes fonctions de juge encore une triennalité et même deux ; mais avec vous, et si l’on veut de moi.

— Non, Procope Pétrovitch, je vous l’ai dit, je m’en tiens là, j’ai fait mon devoir et payé mon tribut ; si la noblesse me réélit, tout ce que je pourrai faire, c’est de la remercier très-cordialement, mais je refuserai.

— Puisqu’il en est ainsi, je m’en tiens là de même. Qui donc sera, après vous, un digne représentant de notre district ? Adieu, Stépan Stépanovitch ; je regrette de n’avoir pu vous décider ; c’est bien dur de votre part de rejeter ainsi nos prières. »

Le juge Zajmoûrine serra la main du maréchal et gagna la rue en descendant par l’escalier intérieur.

Il n’était pas sorti que Bourdâkine[4] entra dans le cabinet.

« Procope Pétrovitch sort d’ici ; pour sûr il vous aura dit qu’il a du service beaucoup plus qu’assez, dit à M. Podgrouzdëf, cet autre membre de la magistrature élective de la noblesse russe.

— C’est, en effet, ce qu’il disait. Qu’en pensez-vous, hein ?

— Je pense qu’il ment.

— Ho !

— Et c’est pour dire, car il vise au maréchalat. Lui, maréchal ! figurez-vous donc, avec ce grouin !

— Il est ambitieux, n’est-ce pas ?

— On peut avoir un faible ; mais Zajmoûrine, avec cette figure, songer à représenter la noblesse ! Et comme juge même, qu’est-ce que c’est ? Il faut dire vrai, la noblesse s’est trompée ; car enfin, qu’y a-t il de plus noble et de plus saint que de décider du sort d’autrui ?… On me propose cette charge, mais vraiment je n’ose accepter… C’est que j’ai tant d’affection pour notre aristocratie, que tout gentilhomme, je le sens bien, aurait avec moi toujours raison et plein droit, les petites gens, toujours tort. Avec une méthode pareille je ne tarderais pas à tomber sous le coup d’un procès criminel ; mais que faire, si je pense qu’on doit toujours être sensible à la prière d’un gentilhomme. Oui, je ferai tout pour les nobles.

— Vous ferez… Ainsi, vous êtes décidé ?

— Eh ! mais oui ; je me porte candidat pour culbuter ce Zajmoûrine ; je sais que, s’il voit peu de chances à être nommé maréchal, il se cramponnera à sa charge de juge. C’est un malin.

— Vous êtes très liés… et voyez pourtant comme vous parlez de lui.

— Liés, liés comme on peut l’être avec lui. Il voudrait me voir grain de sel et tenir une cuillerée d’eau fraîche ; je n’attendrai pas mon bain.

— Ah ! »

Le maréchal et l’édile passèrent au salon où les nombreux colloques avaient généralement glissé des élections à de tout autres sujets un peu risqués. Quant aux élections, chacun gardait sa pensée. On voyait au dehors accourir des équipages qui, la plupart, entraient dans la cour. On entendait le bruit du rire et des paroles des arrivants du bas de l’escalier, puis de l’antichambre. Hamâzof, les Morkatinof, Stchavârine, Sossikof et Kornikine entrèrent, saluèrent l’assemblée et allèrent presser la main de Podgrouzdëf, qui était paisiblement assis sur un divan, le cigare à la bouche. Hamâzof et les Morkatinof revenaient du dîner du gouverneur civil.

« Si j’avais su, dit Hamâzof en soufflant dans ses joues, je n’aurais apporté avec moi ni vins, ni cuisinier, ni cuisine. C’est une ville très-hospitalière que celle-ci ! Il n’y a que trois jours que je suis ici, et j’ai pris part à sept dîners ; j’ai une peur effroyable de prendre du ventre. Pardon et grâce, Stépan Stepanytch, demain je dîne dans deux maisons, et, dans cinq autres je suis invité à déjeuner ; je ne sais vraiment quand je pourrai venir chez vous… Ils me feront crever.

— Voilà un monsieur qui vient aux élections pour se rassasier et s’abreuver du matin jusqu’au soir, et qui ne saurait parler que de sa grande faculté digestive, dit un petit monsieur maigre et couleur safran ; tout ce qu’on apprend de lui c’est qu’il a mangé ici, qu’il va manger là ; qu’ici il a bu, là il s’est grisé, plus loin, il est invité dans cinq maisons ; il va maintenant souper chez cet importun de comte ; demain, dès dix heures du matin, il doit faire honneur au déjeuner monstre du prince. Où ce monsieur-là trouve-t-il donc de la place pour loger en lui toute cette bombance ?… »

Le plénipotentiaire d’un électeur absent, homme dont la figure rappelait celle du lièvre, comprima bruyamment une envie de rire, et, dans sa crainte d’offenser Hamâzof ou qui que ce fût, fit, à l’instant même, une mine des plus sérieuses ; il passa sur sa figure un foulard fort endommagé, fit deux ou trois sauts assez adroits pour gagner un coin de la salle, là il tourna deux ou trois fois sur ses talons en s’essuyant de nouveau la figure et le tour des oreilles, et de là il se rendit à la grande table couverte d’un drap vert bordé de franges d’or ; il prit en main le Règlement concernant les élections, et, pour la centième fois, il se mit en devoir d’en faire lecture à demi-voix, tout en écoutant une conversation bruyante qui avait lieu dans la pièce voisine.

Podgrouzdëf sortit ; il allait pour quelques minutes chez le gouverneur. Une partie de son monde resta, jugeant à propos d’attendre la rentrée de son maréchal. Hamâzof accompagna Podgrouzdëf jusqu’à la portière de sa voiture, puis il remonta au salon ; d’abord il regarda tous les visages, et chuchota quelques mots à l’oreille de ses voisins, tandis qu’un des électeurs disait :

« Si Stépan Stépanovitch y consentait, nous voterions bien volontiers pour qu’il restât en charge.

— Eh bien ! messieurs, vous n’êtes pas difficiles si vous vous accommodez d’un pareil maréchal ! s’écria Hamâzof.

— Comment l’entendez-vous ? Podgrouzdëf est un homme actif ; voyez comme il tient la tutelle, comme il protége l’orphelin, comme il défend la veuve.

— Eh ! c’est son premier devoir ; chacun de nous en userait de même ; mais vous ne faites donc pas attention à un autre devoir non moins important ; quel cuisinier a-t-il ? c’est honteux ! il prétend que cet homme a fait son apprentissage au club anglais de Moscou ; pour moi, je n’en crois rien. C’est tout bonnement un gâte-sauce. On mange, on mange de sa cuisine, on n’est jamais rassasié ; on se fatigue seulement les mâchoires. Vous savez tous que penser de ses farcis qui prennent aux dents et au palais et qui me collent ensemble les parois de l’œsophage, de manière à me rendre complétement muet pendant tout le temps du repas.

— Et, Dieu merci ! les voisins s’en trouvent à merveille, » dit le petit monsieur au teint safran, qui eut par ce mot un assez grand succès de rire.

« Les bons mots sont assez déplacés aujourd’hui ; nous sommes venus ici pour élire nos magistrats. Écoutez, je vous déclare moi, que Mélékichéntsof, qui arrive de l’étranger, désire lui-même être nommé maréchal ; voilà qui nous devons élire ; c’est lui qui a un cuisinier, un vrai cuisinier français, messieurs. Celui-là ne vous fera pas de la cuisine d’hôtellerie. Au reste, voyez, je suis prêt à donner ma voix à Podgrouzdëf, mais à la condition qu’il change de cuisinier, et qu’il prenne un vrai cordon bleu.

— Il va bien renvoyer son cuisinier pour être réélu maréchal ! allez donc !

— Comment ! il ne changera pas son cuisinier lorsque la noblesse le désire. Si j’étais maréchal, je ferais tout au monde pour contenter la noblesse. Et tenez, moi, pour preuve de mon dévouement à la noblesse, je vous déclare que je fais le sacrifice de mon cuisinier et le lui donne sans indemnité, et cela pour tout le temps de son maréchalat. Vous conviendrez, j’espère, que c’est là un sacrifice. Mon cuisinier est l’âme de ma maison ; je devrai, pour ne pas mourir de faim, quitter femme, enfants, ménage, et venir de ma personne habiter chez Podgrouzdëf. N’importe, je suis prêt à faire cela pour le seul bonheur de vous témoigner à tous combien je vous suis dévoué. »

En finissant cette tirade, il resta les bras grands ouverts et le corps courbé en avant, attendant une réponse qui n’arrivait pas.

« Nous voulons prier Stépan Stépanovitch de nous rester encore pour trois ans.

— Même sans cuisine ni cuisinier ?

— Au diable le cuisinier ! J’ai mon dîner prêt chez moi.

— Eh bien ! messieurs, dit Hamâzof, il n’y a qu’à élire Mélékichéntsof.

— Non !

— Pourquoi ? Songez que Podgrouzdëf nous fait manger…

— Au ballottage, nous mettrons à droite pour Podgrouzdëf, dirent trois ou quatre personnes à la fois ; il est digne de sa charge et fait honneur à notre district.

— Qui ça ? Podgrouzdëf, dit en entrant Mourzâkine ; eh ! un maréchal est toujours bon et digne. Écoutez, je ne vous cacherai pas qu’on veut m’élire juge, moi qui vous parle ; vous entendez, juge. Voilà ce qu’on peut appeler une charge considérable et sacrée ; je crains d’avoir à juger un noble ; je l’acquitterai, parole d’honneur, je l’acquitterai ; ce sera me mettre la corde au cou, mais tout noble sera acquitté. Au nom de Dieu, ne nous ballottez ni moi ni Zajmoûrine, et si Zajmoûrine ne peut se faire à l’idée de n’être pas ballotté, eh bien, mettez pour lui à gauche, à gauche, je vous en prie.

— Vous défendez bien la cause de votre ami et compagnon de service.

— C’est pour son bien, et puis sa femme m’a parlé. On dit que sa charge actuelle lui a déjà tout à fait dérangé les nerfs, et pour la femme vous concevez… Quant à moi d’abord, je vous dirai sincèrement que, s’il plaît à la noblesse de m’élire juge, bon ; je n’ose pas refuser, je me soumettrai ; disposez de moi enfin. »

Là-dessus ce confrère de Zajmoûrine en édilité et en candidature salua et sortit d’un pas rapide.

Il y avait aussi réunion chez Zajmoûrine, mais de gens de bien moins haute qualité. Quelques-uns buvaient de l’eau-de-vie et grignotaient des butter-broot ou tartines fourrées. Barantsof, auditeur, jouait avec trois fondés de pouvoirs, une préférence à un quart de kopeïka, en se servant d’un très-vieux jeu de cartes. Zajmoûrine, Bourdâkine et lui avaient arrêté ce logement en commun. Dans la cour de cette maison, dans une remise fort délabrée, avait été remisé l’ex-cornette de hussards prince Smyrskï, à qui Barantsof avait procuré une commission de fondé de pouvoir pour les élections, et qu’il avait amené avec lui gratis. Le prince entrait continuellement dans les chambres pour avoir occasion de se restaurer ; continuellement il se querellait avec Barantsof son patron temporaire, et à chaque querelle il rentrait dans sa remise ; là il restait à murmurer et maugréer jusqu’aux heures du dîner ou du souper, temps où son cœur droit éprouvait le besoin de se réconcilier avec l’auditeur.

« Tikhon Séménovitch ! dit avec enthousiasme le prince à l’assesseur, c’est pour toi que je suis venu à la ville… Et il tiraillait en disant cela ses énormes moustaches grises.

— Et c’est moi qui ai eu la gloire d’amener le prince ; dit d’un air sérieux Barantsof en donnant les cartes.

— Comme ami, tu auras mon suffrage, je suis venu pour toi, pour toi je mettrai ma boule à droite, dis seulement, dis ce que tu veux être.

— Passe, » dit l’assesseur à ses partenaires, et il sortit.

« Le cher ami peut bien compter sur des boules noires ; à gauche, à gauche, dit le prince ; j’en rassemblerai une poignée et j’en fourrerai pour moi et mes voisins, il peut bien y compter. »

Barantsof rentra.

« Je veux qu’on sache bien, reprit le prince, en essayant de ne rien perdre du verre de punch qu’il tenait des deux mains, que nous sommes, Barantsof et moi, une vraie paire d’amis. »

Il but, claqua de la langue, frappa du pied et alla mettre son verre sur la fenêtre ; puis il s’assit sur une pauvre chaise qu’il tourmenta indignement, ainsi que les parois intérieures de ses narines… et il sifflait un air qu’il rendait comme à dessein méconnaissable.

« Il faut le ménager un peu jusqu’après le ballottage, dit Zajmoûrine ; car il peut causer plus d’un désagrément.

— Oui ! on peut l’en empêcher, n’est-ce pas ? un pareil homme…

— Où diantre a-t-il pris cet habit ? Ce n’est pas à lui ; voyez ces deux gros plis qui partent des aisselles.

— Barantsof lui a prêté cet habit pour le temps des élections.

— Parlez bas… Hier on lui a dit un mot sur son habit : « C’est, a-t-il crié, mon habit ! personne ne le portera après moi ; je ne le quitte plus ; hier, en me couchant, je n’ai pas permis à mes gens de me l’ôter ; j’ai eu la fantaisie, moi, de dormir en habit. Quelqu’un a-t-il quelque chose à dire là-dessus ? » Voilà ce qu’il leur a dit avec une grande violence.

— Qu’est-ce que vous marmottez donc là entre vous, hein ? Il me semble que vous daubez sur moi. Faites-moi donner du punch et la boite au tabac, ici, à discrétion, sinon, gare les noires… et par file à droite en avant…

— Finis, prince, tes plaisanteries sont d’une bêtise amère.

— Amères et bêtes, n’est-ce pas ? Avec les gens d’esprit, j’ai la plaisanterie légère et douce, mais ma foi, avec vous, c’est et ça doit être amèrement bête ; c’est suivant le milieu, voyez-vous. Vous aurez tous du noir et à gauche, et ma raison, c’est que, étant prince, je déteste les démagogues[5]. À demain le serment ; il n’y a plus à reculer ; je dois faire les choses selon la conscience. Tu veux servir, tu te portes candidat à une magistrature et tu appartiens à un parti, tu te mets à la tête d’une coterie… Et pourquoi désires-tu une charge ?… pour battre monnaie. Ah ! nous savons ; je vais vous atteler des corneilles, moi !

— Drôle d’idée que vous avez de le piquer, messieurs, dit quelqu’un d’un coin de la chambre.

— Ah ! c’est vrai, tu es là, toi, mon petit lapin. Voyons, qu’est-ce qu’il te faudrait bien à toi ? Tu viens de te marier, hein ; et à qui, imbé… ! Tu veux être auditeur. (le prince alla chuchoter à l’oreille de son petit lapin). Tu le veux, eh bien, parle, parle donc ! Tu sais que j’ai passablement de relations, je suis aristo, archi-aristo, tout nu que je puis être ; j’ai mes entrées parfaitement libres chez le gouverneur et chez le maréchal du gouvernement. J’ai où trouver des appuis. Que Barantzof ou un autre me fasse cadeau d’un habit de noblesse, supposons, avec la broderie d’or pur qui convient à mon rang, quel est le général qui aura un plus grand air que moi. Barantzof fait état de moi, et nous logeons ici ensemble, mais ce n’est pas toujours le cas ; j’ai un appartement à moi, à moi seul au reste ; je paye ma foi bien sept roubles pour l’occuper pendant les élections. Barantzof me nourrit ; parbleu, il faut bien que cela soit ; à quoi servirait le bétail ? Moi, dans la route et ici, je n’ai été et ne serai pas une heure à jeun. (Tout bas.) Il veut, figure-toi, être auditeur ou conseiller.

— Encore candidat ! Mais il y a déjà dix-huit ans qu’il ne sort pas des charges.

— Qu’il tienne sa poche bien large ouverte ; je lui ferai provision de noires. Seulement, toi, ne dis rien… tu comprends, ts, ts… Tiens, il faut que je t’embrasse. Sais-tu que ta femme est bien ; moi, la dernière fois, je ne lui ai pas dit ce que je veux. 0uh, ouhh… Je ne sais ce que cet animal de Barantzof nous fait manger, mais j’ai le cœur tout barbouillé. »

Là-dessus le prince sortit et traversa la cour pour gagner la porte de sa remise. Il était vraiment temps, pour le repos des autres gentilshommes, qui, au reste, se retirèrent moins d’un quart d’heure après.

Zajmoûrine se coucha, mais il laissa une chandelle allumée près du lit préparé pour Bourdâkine, son confrère et ami que vous savez, qui, au grand étonnement de Procope Pétrovitch, n’était pas encore rentré.

À deux heures après minuit on frappa à coups redoublés sur la porte cochère. Dès les premiers coups, Zajmoûrine réveillé, s’était mis sur son séant. Les trois domestiques qu’ils avaient amenés dormaient tout habillés sur le plancher de l’antichambre. Zajmoûrine les réveilla et les envoya à la porte cochère, dont ils ouvrirent le guichet, et, une minute après, entra comme une bombe le bon Bourdâkine, pâle, défait, les cheveux ébouriffés et un seul manteau pour vêtement.

« Où étiez-vous donc ? » lui demanda Zajmoûrine avec intérêt et inquiétude à la fois.

— Oh ! ne m’en parlez pas ; je viens d’un lieu où l’on ne me rattrapera jamais. C’était la première fois de ma vie ; ce sera bien la dernière. Hé ! de l’eau fraîche ! Je ne puis, jusqu’à ce moment, revenir de ma frayeur.

— Dites donc ce que vous avez.

— Ne me questionnez pas.

— Mais vos bottes, vos habits, votre casquette ?

— Le ciel soit loué ! je suis, moi, sain et sauf ; au diable mes effets. Hé ! petit, vite de la glace, de la glace, et frotte-moi tout le dos, tout le dos.

— Çà, moi je me lève et je vais faire ma déclaration à la police d’ici.

— Non, rien ! au nom de Dieu, ne bougez pas ! Une enquête encore, ce serait joli ! J’ai été à une école de danse : que ma femme sache que j’ai mis le pied dans un pareil établissement, et jamais elle ne me laissera venir aux élections. Alors, adieu les belles espérances !

— Que diantre alliez-vous donc faire, vous, dans une école de danse ?

— Eh ! l’occasion.

— Quelle occasion, voyons, contez-moi tout ? » dit avec une impatiente anxiété le futur juge en se couvrant de sa robe de chambre et de son bonnet de velours. Et il s’assit à côté du lit de son pauvre collègue, qu’il regardait avec intérêt en lui pressant la main, car, après tout, comme concurrent, il n’était plus à craindre, cet excellent ami.

« J’étais chez le maréchal où l’on me pressait de me porter candidat à une des charges de juge ; je ne voulais pas, je repoussais les offres ; ils continuaient de m’offrir leurs voix ; moi, je sentais que j’allais faiblir. Bah ! me dis-je, j’irai chez Chramikine pour causer d’autres choses. J’arrive, je le trouve ; il me dit : Bravo ! Allons à l’école de danse ! »

— Et vous êtes allés ?

— Et nous sommes allés. Comme il dispose de deux voix, on n’a pas grand’chose à lui refuser en temps d’élections. Le diable sait à quelle école il m’a mené là. Grand éclairage, musique. Cela me rappelait ma noce. Le cœur, dès l’antichambre, me battait toutefois bien autrement. Je remarquai deux yeux noirs… Oh ! oh ! oï ! ahi ! ahi ! ahi ! doucement ! lah ! lah ! »

Les domestiques frottaient de glace le dos très-maltraité du candidat à la charge de juge… Après la glace, il se fit appliquer des serviettes chauffées ; on lui passa une chemise blanche et fraîche, et il s’endormit. Zajmoûrine ayant parfaitement deviné de quelle école revenait son collègue, le laissa s’endormir d’un profond sommeil qui, tout bienfaisant qu’il était, faisait beaucoup péricliter sa candidature, car le malheureux en avait bien pour plusieurs jours à garder la chambre.

Pâvel Ivanovitch Tchitchikof, au rebours des autres, ne s’agita point, n’étourdit, n’importuna, ne visita personne, et se mit au lit en vrai campagnard, bien avant onze heures. Le lendemain matin, 15 septembre, il chaussa ses pantoufles, se lava à très-grande eau, s’essuya la figure, le cou, la poitrine et les bras ; il mit sa robe de chambre à la tatare, et, à sa grande stupéfaction, il vit, à travers la porte laissée entr’ouverte par le valet de chambre, le solide visage du tailleur qui tenait sous son bras, avec précaution, un léger fardeau enveloppé d’un grand foulard des Indes.

« C’est prêt ? dit Tchitchikof.

— Parfaitement prêt, répond le tailleur en prenant son creux et retirant les épingles.

— Après cela, m’ira-t-il bien ?

— Il doit aller bien, répond l’artiste. »

Tchitchikof s’habilla des pieds à la tête, et à la fin se fit passer son uniforme, et, se plaçant devant une glace, il exécuta divers mouvements du corps et des bras ; après quoi il dit que peut-être l’habit était un peu étroit aux aisselles.

Le tailleur prétendit que l’emmanchure ne laissait rien à désirer.

« Fort bien, dit Tchitchikof, mais vois donc, si je fais comme ça, comme ça, cela me gêne sous les bras.

— L’assemblée des électeurs n’est pas un étang dangereux, et vous n’irez pas peut-être nager là comme s’il y allait de la vie à gagner le bord ; vous vous tiendrez gravement assis comme tous les nobles de votre âge.

— Sans doute, sans doute, » dit Tchitchikof un peu honteux d’avoir pris devant cet homme des airs de naufragé. Mais il ne put s’empêcher de se coiffer de son chapeau à cornes, et de dire en se mirant toujours : « J’ai, ma foi, l’air d’un général, avec cet uniforme ; ne trouves-tu pas, mon cher ?

— Vous êtes, comme cela, un vrai général.

— Tu trouves ? Et la figure, hein ?

— Tout à fait la figure qui convient à un général, et même pas un simple général.

— Comment ! un simple ? Est-ce qu’il y a plusieurs sortes de généraux.

— En fait de généraux, il y a les Américains, monsieur.

— Quelle folie ! où as-tu pris que nous ayons des généraux américains ?

— On les appelle ainsi.

— Qui est-ce qu’on appelle ainsi ?

— Eh mais, la grandesse, la haute noblesse, les nobles seigneurs propriétaires de beaux domaines.

— Tu mens ; allons, tu es, je le vois, un grand hâbleur.

— Je dis ce que je sais, voilà tout.

— Voilà le prix de ton travail. Est-ce que tu as coupé et cousu toi-même, ajouta-t-il en dessinant son torse devant la glace.

— Moi-même, monsieur.

— Cet argent-ci est-ce pour toi ?

— Non, c’est pour le bourgeois ; si vous donnez quelque chose pour moi, vous me ferez bien plaisir.

— Tiens, va avec cela prendre le thé à ma santé. » Et il lui donna un tselkove[6].

Après le départ du tailleur, il prit devant le miroir différentes poses, salua en avant, en arrière et obliquement, ceignit son épée de gentilhomme, mit ses gants, et comme il faisait très-beau, il se rendit pédestrement à la maison des assemblées de la noblesse.

Il y avait une demi-heure que tintait la cloche de l’appel aux élections ; les nobles arrivaient de minute en minute plus nombreux ; devant la porte étaient les gendarmes mis à la disposition de la police urbaine représentée par cinq ou six agents très-affairés.

L’hôtel de la noblesse était plein de bruit, d’allées et de venues, de mouvement inaccoutumé. Les gens de connaissance se rencontraient, se livraient à l’intempérance nationale du baiser et de l’embrassade, ce qui n’excluait pas la poignée de main à l’anglaise. Tchitchikof vit, non sans surprise, dans la grande salle une foule de gens qui saluaient non pas seulement leurs connaissances, mais les personnes mêmes inconnues et qu’ils voyaient pour la première fois. Leur regard était doux et respectueux, pour ne pas dire obséquieux ; leur chevelure était lisse et leur menton parfaitement rasé de frais. Ces messieurs étaient les candidats aux magistratures du gouvernement[7] qui ne sont point inférieures à celles des présidents de chambres ou cours de justice.

Le maréchal de la noblesse du gouvernement, en uniforme de gentilhomme de la chambre de Sa Majesté Impériale, fit son entrée en saluant poliment de tous les côtés ; il s’arrêta au milieu de la foule et causa amicalement avec les nobles de sa connaissance. Les maréchaux des districts se mirent en devoir de lui présenter les nobles de leurs districts. Le représentant de toute cette noblesse ne cessait de saluer, et il donnait même la main à quelques-uns au moment où ils passaient.

Tchitchikof n’avait point compté sur un honneur si insigne, en sorte que, par la distraction que lui causa la surprise, il pressa assez fort cette main que lui tendit sans penser le maréchal. Son amour-propre flatté se fit voir aussitôt dans sa démarche, dans le port de sa tête et dans toute l’économie de sa personne ; il comprenait tout ce qu’il venait de gagner aux yeux de tous ses voisins de campagne ; son district le regarda quelques minutes, et quelques-uns lui trouvèrent une physionomie de diplomate.

« Dites-moi un peu, dit un noble à un autre, pourquoi M. le maréchal a échangé une poignée de main avec Tchitchikof.

— Une distraction, le hasard, voilà tout.

— Non pas, non pas ; après lui avoir tendu la main, il a relevé ses gros sourcils, et j’ai remarqué qu’en regardant Tchitchikof comme quelqu’un qu’on est aise de trouver à son poste, il a fait un ah… a… a… significatif.

— Bah ! c’est comme ça.

Comme ça n’explique rien.

— Est-ce que je sais, moi, ce que vous me demandez là. Je cherche là-haut dans les tribunes.

— Vous avez là des connaissances, des parents, n’est-ce pas, qui vous regardent ?

— De nouvelles débarquées, pour sûr, ce sont de nouvelles débarquées ! Nous n’avons jamais rien d’approchant ici, même à l’époque de la foire… Voyez, voyez !

— Vous devriez rougir. Le bel objet d’enthousiasme ! Sommes-nous ici pour de telles folies ? Et penser que vous avez pour femme une beauté…

— Qu’est-ce que ça fait ? une beauté, soit. Mais admirer le canon n’empêche pas de voir aussi la licorne et la couleuvrine ; je veux admirer un peu de près cette…

— Allons, le voilà parti. Quelle idée ! Mais je ne souffrirai pas cela, et je vais là-haut pour le ramener ici.

— Aprepian-Maximytch ! où allez-vous donc ?

— Le gouverneur… chh… chh… chh… messieurs, chht ! »

La noblesse entoura la grande table comme d’une quadruple muraille de cinquante pieds d’épaisseur. Le gouverneur était un homme grand et beau ; il salua l’assemblée, et, sans s’asseoir, il prononça comme président un discours bref et plein de sens par lequel il annonça l’ouverture de la session. Avant tout, il pria toute l’assistance de le suivre à l’église pour y prêter le serment d’agir avec impartialité dans les suffrages et de ne porter aux magistratures que des hommes vraiment dignes de les exercer.

C’est dans la grande rue que se trouvait l’église ; cette partie centrale de la ville avait ce jour-là l’aspect le plus animé ; on y voyait les uniformes des troupes de toutes armes, les habits d’ordonnance de tous les employés civils et des voitures de toutes les époques, remplies d’électeurs et d’éligibles, se rendant à l’église entre les deux haies épaisses et bariolées que formait de part et d’autre la population, dont une partie garnissait toutes les fenêtres jusqu’aux lucarnes des greniers.

L’église était assez grande pour sa destination, même en temps extraordinaire, mais ici la foule des curieux la faisait sembler extrêmement petite.

Après la cérémonie du serment, messieurs les assermentés se dispersèrent par toute la ville, les uns pour rentrer chez eux, les autres pour courir en vingt maisons faire des visites, et la plupart s’assurer un couvert à une bonne table, sauf à le prendre d’assaut, s’il ne s’offrait pas de lui-même. Cette journée fut pour plusieurs un jour de bon espoir. Beaucoup, qui n’avaient pas déjeuné et avaient fort mal dîné, trouvèrent à l’improviste un souper copieux et splendide, et la certitude d’un excellent dîner pour les jours suivants.

Le lendemain la séance fut ouverte par la lecture d’une liste, rédigée dans l’ordre alphabétique, des nobles de tout le gouvernement qui s’étaient trouvés ou se trouvaient sous jugement ; après la proclamation de chaque nom, il serait décidé séance tenante, par voie de scrutin, si on leur reconnaîtrait, oui ou non, le droit de prendre part aux élections.

Tchitchikof assista à cette lecture émouvante ; il ne tenait plus à sa place ; son impatience était si forte que, plusieurs fois, il se glissa près du secrétaire de la noblesse, et regarda par-dessus son épaule la liste qu’il lisait ; et, saisissant un moment d’interruption, il demanda tout bas au secrétaire s’il arriverait bientôt à la lettre T. Le secrétaire lui répondit poliment qu’il allait à l’instant même lire les noms ayant pour initiale la lettre T. À cette nouvelle, Pâvel Ivanovitch retourna soucieux à son fauteuil et dit à son voisin, qu’une dent cariée le faisait horriblement souffrir, qu’il avait en vain espéré que le mal cesserait, qu’il voyait la nécessité de se la faire arracher, et qu’en tout cas, il ne pouvait rester au milieu de tous ces courants d’air. Il sortit. Arrivé à l’auberge, il s’étendit sur son lit en attendant qu’on lui apportât une marinade d’esturgeon qu’il avait commandée dès le matin pour quatre heures.

Une demi-heure au plus s’écoula après la sortie de Tchitchikof, lorsque la lettre T fut attaquée. On nomma d’abord un sous-lieutenant A. P. Tchouvirine, mis en jugement comme accusé de s’être emparé avec voies de fait de la vache du bourgeois Krovopatkine. Le tribunal avait acquitté Tchouvirine.

Qu’il vote ! crièrent une foule de voix.

G. P. Tchernof, secrétaire de collége, a été accusé de faire du tort à la ferme des eaux-de-vie et d’avoir cruellement battu le préposé. Acquitté quant au premier point, il fut sur le second, condamné à des dommages-intérêts en réparation d’honneur au profit du battu et à trois jours d’arrêts sous la tente.

« Qu’il vote ! » cria-t-on, comme pour le précédent.

Ivan Borissovitch Tchirnazof, conseiller titulaire, accusé d’avoir, sur les terres de la couronne…

« De la couronne ! exclure ! exclure ! » crièrent cent voix à la fois avec l’accent de la colère.

Ivan Stépanitch Tsélikof, assesseur de collége, mis sous jugement pour avoir, au milieu de la place, fait feu d’un fusil chargé

« Tsélikof a fait feu d’un fusil chargé ? » dit vivement un gentilhomme à chevelure frisée menue ; positivement chargé ?

— Sans doute que son fusil était chargé.

— Si l’arme n’est pas chargée, il n’y a pas de coup de feu possible.

— Les ê pe e tits i ga a a arçons brûlent qué é é elquefois u u une amorce, pour jouer. Au o o o reste, merci de l’é é é expli i i cation ; Je ne e e e sa a a avais pas. »

(Rire presque général.)

« Pourquoi le secrétaire n’a-t-il pas fini sa phrase ! (dit d’un air tout effarouché un monsieur aux regards de plomb, la tête tondue très-ras) ; est-ce que Tsélikof a tué quelqu’un avec son fusil chargé ?

— On vous prie de vous taire !

— Qui donc donne et ôte la parole ici ? Je demande si Tsélikof a tué ou blessé quelqu’un. »

Le bruit augmentait de minute en minute.

« Messieurs, messieurs, silence, je vous prie, dit avec douceur le maréchal du gouvernement.

— Je sais cela, moi ; j’étais présent. « Il a blessé… » répondit très-gravement un gros monsieur qui avait sur la joue droite un bouquet de poils vraiment extraordinaire en force et en longueur.

« Par cette détonation… voulut continuer le secrétaire.

— Écoutez, Pètre Fédorovitch, écoutez-donc ! on explique le coup de feu de Tsélikof.

— Quoi ! comment ! On n’entend rien du tout.

— Allons, ça va recommencer, puisque tout l’orchestre accorde ses instruments.

— Secrétaire, parlez plus haut et allez votre train. Ahi, ahi, de nouveau sur mon maudit cor ! qui passe donc là ?… Ahi, ahi, est-il grossier celui-là ! il ne demande pas pardon.

« Par cette détonation, dit le secrétaire en le prenant plus haut de toute une octave, il effraya mortellement une dame qui passait. Cette dame est la femme du commissaire de police du quartier, Schoukine ; par suite de sa frayeur, cette dame, en arrivant chez elle…

— Ah ! si elle en est morte, qu’importe qu’elle ait été atteinte ou non par la décharge ?

— Au nom de Dieu, messieurs, écoutez, n’interrompez pas.

« En arrivant chez elle, elle fut mise au lit et accoucha de deux enfants qui ont été reconnus être du sexe mâle…

(Grand éclat de rire.)

— Fort bien, mais la mère ?

« La mère et les enfants sont dans le meilleur état de santé. » Par suite de l’enquête qui fut ordonnée, Tsélikof a été déchargé de toute responsabilité.

« Qu’il vote ! s’écria-t-on de tous les côtés.

— Ce serait fort de priver celui-là de sa qualité d’électeur ; il a mis la science sur la voie d’un nouveau moyen de précipiter l’action de la nature dans les cas difficiles.

— Ce que vous dites là est très-vrai. À propos, et votre jument ?

— Je l’ai vendue à un maquignon. Mais vous ne savez pas l’aventure ?

— Non, je ne sais pas ; mais permettez-moi d’ab…

— Messieurs, pour l’amour de Dieu, écoutez. Il n’y a pas moyen d’entendre un seul mot.

— Larion Kouzmitch, voyez, voyez ; qui est dans celui, qui, là-bas, est assis sur le tout dernier banc, là, là, dans l’encoignure ; il y a au-dessus de sa tête une lampe… Ah ! vous voyez à présent… Hein ! quelle figure ! Voilà qui serait digne du crayon de Gavarni.

— Taisez-vous donc ; on lit…

« Pâvel Ivanovitch Tchitchikof, conseiller d’état, accusation de faux en matière de testament.

— Ah ! pour un gentilhomme, ceci est assez mal porté. Exclure ! exclure !

— Hé ! k k k quoi ? co co co oment ? de f f f faux en pierrerie et di i i iamants ?

— Bien tombé… On vous dit : pour faux en matière d’héritage.

— Ha ha ! J’en en entends ; divers tri i i potages… Aux é é élections ? Mais qu’ê ê est-ce que les tri ibunaux avaient à voir là ?

— Ah çà, vous me laisserez bien prendre ma prise ? Ils me serrent si fort que je ne puis pas atteindre ma tabatière. On ne vient ici qu’une fois tous les six ans, et c’est pour être mis dans un étau à chaque pas. Moi, je vais filer.

— Que ne file-t-il donc plus vite, au lieu de bavarder, ce gros-là ; il prend à lui seul trois places, et près de lui ce n’est pas tenable. Il lui faut encore ses coudées franches pour priser, excusez !

— En finirez-vous, là-bas ? Laissez donc écouter !

Eh bien, qu’est-ce que vous venez faire par ici, vous autres, ouf ! ouf ! Oh, c’est par trop fort !

— Cht, cht, cht, cht ! Silence, je vous prie.

« Accusé d’avoir perpétré un faux en matière de testament, et d’avoir acheté à différents propriétaires nobles de domaines habités, des paysans-serfs, âmes mortes avec la terre qu’ils occupaient. — Il a été, après enquête et jugement, complétement acquitté comme non coupable. »

— Quoi ? quoi ? Des âmes mortes ?

— On l’avait accusé d’avoir acheté des âmes mortes, des absurdités, enfin, voilà, quoi !

— Co… co… o… o… ment ? Il a acheté le testament d’une femme morte ?

— Ah, mon cher monsieur, tu es bien assommant ! que diantre, débouche donc tes oreilles ! Je te réponds pour la dernière fois : il a acheté des milliers d’âmes mortes.

— Ne dit-on pas mortes ? Ah Jésus mon Dieu ! pas moyen d’entendre ; c’est une Babel !

— Quelles histoires ! je vais sortir ; le secrétaire lit une chose ; ici on parle d’une autre.

— Mais pas du tout… c’est bien cela ; il s’est adjugé un grand héritage et il a acheté d’anciens cimetières.

— Impossible. Vous avez compris comme cela, je le veux bien.

— Répétez l’article ! répétez, répétez ! cria une grande partie de la noble assemblée.

— Et venez près de nous, ici, ici, voilà, c’est bien, c’est le centre de la salle…

— Ce n’est pas vrai, plus à droite, à droite, voilà le vrai centre, ici donc, plus près de nous ! »

Le secrétaire se plaça au centre même ; il toussa et se mit à lire :

« Pâvel Ivanovitch Tchitchikof, conseiller d’État ; accusation de faux en matière de testament, et accusé d’avoir acheté à divers propriétaires nobles leurs âmes mortes… »

À ce mot il se fit dans la salle un bruit et une confusion épouvantables. La plupart des électeurs se levèrent.

« Voilà du nouveau !

— Crime sur crime !

— Quelle apparence ! Allons donc !

— C’est un faiseur d’affaires, un homme à projets, un spéculateur, voilà !

— Oh, cette idée, je vous demande ; cette idée de déterrer les morts !

— En voulait-il pas faire du charbon animalisé ?

— Est-ce que l’enquête ne dit pas ce qu’il voulait faire de ces os et de ces cadavres ?

— Je crois qu’on peut avec les tombes faire du salpêtre ; après ça, les ossements donnent une cendre que l’industrie utilisera pour sûr ; moi je…

— En voilà un qui dit des horreurs. C’est un cas, un cas, un tel cas, voyez, que je ne me serais jamais figuré ; non, un pareil cas jamais. Que je raconte cela à ma femme, elle dira que je mens.

— Pourquoi le dire ? pourquoi se faire gronder ? À quoi bon chercher les querelles ; ne viennent-elles pas d’elles-mêmes sans cela ? Moi, je ne dirai pas un mot à ma femme de cette abominable affaire.

— Moi, je dirai tout à la mienne ; sans cela, elle l’apprendrait d’un autre, et en voilà un bon sujet à querelles.

— Pour quoi faire, pour quoi faire, pourquoi achète-t-il des âmes mortes ? »

Le haut-maréchal jusqu’ici avait pris patience, mais, sentant qu’il fallait en finir de cet article, il s’arma de la sonnette et tinta jusqu’à ce que le silence le plus complet se fût établi, et alors, il dit à l’assemblée :

« Messieurs, il paraît que, sur la question de savoir si le droit d’élire de ce gentilhomme est ou n’est pas reconnu par l’assemblée ; il y a scission. Ne vous convient-il pas, en cette occasion, de recourir au scrutin de ballottage ?

— Très-bien.

— C’est le cas ou jamais.

— Le ballottage, le ballottage ! »

Les boules furent apportées, et on procéda au scrutin.

« Ah ! que je voudrais voir ce monsieur Tchitchikof, sa figure, son extérieur, ses manières.

— Pour sûr la mine d’un crochet de chicane et d’un vaurien achevé, d’un croque-mort tout au moins.

— Nullement, tout le monde disait hier que c’est un homme encore jeune, grassouillet, frais, bonne tenue et bon ton.

— On dit qu’il a servi dans les gardes impériales.

— Tchitchikof ? Vraiment ? Çà, dites donc, Trofime Pétrovitch, puisqu’il est de votre district, vous devez le connaître, vous ?

— Non pas ; dans notre district, nous n’avons personne de ce nom-là.

— Il a été agent d’affaires au contentieux, en Sibérie.

— Il faut savoir de quel district il est ; à qui donc s’informer ?

— Il nous est arrivé ici droit de Kamtchadka, à cheval sur un renne.

— Finissez. Ha !

— Moi, je vous dis que le cas est fort grave.

— Tchetchelkof, Tcheltchelkof ! ! Grand Dieu, voyez quels noms de gentilshommes il se rencontre maintenant dans le monde ! Nous ne sommes ici qu’un seul gouvernement, pas même une province entière, et vous voyez quels noms il nous faut apprendre à épeler. Ainsi, le commerce d’âmes-mortes mène à la noblesse, bravissimo ! Elle est si grande notre bonne mère la Russie ! naturellement elle contient toutes sortes de gens, on y exerce toutes sortes d’industries et de commerces…

— Oncle, eh ! oncle, écoutez… On dit qu’il y a des Kalmoucks… Des Kalmoucks, hein ! Est-ce vrai qu’il y a des Kalmoucks ?

— Oui ; laisse-moi tranquille. Ho ho ! Tchetchelkof, gentil garçon…

— À qui en avez-vous donc avec votre Tchetchelkof ? Quel Tchetchelkof ? On vous a lu vingt fois bien clairement Tchétchanine, et pas du tout Tchetchelkof ; j’enrage quand j’entends défigurer les noms propres.

— Attrape !… Oh ! l’oncle, voilà comme il est ; fait-il un pas, il chope, dit-il un mot, il hoque.

— Et, comme tant d’autres, il croit parler juste.

— Le vrai nom, c’est Tchitchikof ; M. Tchitchikof est ici même, ici, dans cette salle. Il a bonne figure, et en général l’expression de sa physionomie est une de ces expressions qui inspirent, ou du moins, et certes, avec la juste réputation dont…

— Très-bien ! très-bien ! Vacili Loukitch… Oh dame ! celui-là, quand il se met à deviser, et surtout à analyser, il n’y a vraiment plus qu’à se taire et à se mordre la lèvre d’en bas avec les dents d’en haut, ou au rebours.

— Admettre, admettre ! il faut admettre M. Tchitchikof ! Il a acheté, puisqu’il a acheté, c’est qu’il a payé. Si au lieu d’acheter, il avait dérobé, enlevé, volé, oh ! alors, il faudrait l’exclure de partout et lui faire son procès.

— Sans doute, et alors, nous demanderions qu’il fût dépouillé de tout titre de noblesse.

— Oncle, dites, oncle, quand on vous aura fait députat, quartier-maître civil, local, pour le logement militaire des troupes de passage, vous me mènerez voir Leoubof, hein ?

— Il choisit bien le temps et le lieu pour parler de sa Leoubof !

— Eh mais, oncle, dans tout notre district, il n’y en a pas une qui vaille Leoubof, n’est-ce pas, voyons, convenez, oncle…

— C’est vrai, bon, mais à présent tais-toi.

— Ah ! vous reconnaissez que c’est vrai ? Elle est bien gentille, hein ?

— Oui, oui, c’est bon ; va-t-en un peu là-bas, voir si j’y suis.

— Savez-vous, oncle, que moi, auprès d’elle, je ne suis qu’un pauvre imbécile ?

— Un imbécile, certainement. Laisse-moi, au nom de Dieu, laisse-moi ; tes farces commencent à m’excéder, parole d’honneur.

— Quoi ? l’honneur ! Ah ma foi, voilà l’oncle qui radote !

— Comment, tu oses, pendard ! tu dis…

— Je dis, oncle, que vous êtes ma petite âme, mon petit cœur, mon chouchou. Tenez, je n’y résiste plus, il faut que je t’embrasse.

Le gentil neveu s’élança au cou de son oncle ; celui-ci se débattait et se fâchait tout rouge, et on faisait cercle autour de cet épanchement de famille. Dans ce cercle pénétra un troisième personnage, qui devint aussitôt le plus marquant. C’était un petit vieillard tout ridé, en ancien uniforme de marin, au collet brodé, fort avarié. Il avait tout le visage inondé de sueur, et ses cheveux gris se collaient sur ses tempes. Ce vieux loup de mer était livré à une très-grande agitation. Il avait déjà fouillé tous les recoins de la salle ; il gagnait le centre, et ses yeux plongeaient dans toutes les directions. En pénétrant dans le cercle dont nous avons parlé, il dit d’un air tout préoccupé, mais sérieux :

« Messieurs, de grâce, auriez-vous l’extrême obligeance de me dire à quel prix Tchitchikof a payé l’âme-morte ; je veux dire, prix moyen ?

— Sept roubles et soixante-quinze kopéïki en assignats, » répondit gravement un gros monsieur qui tenait à trois doigts au-dessous de son nez, une tabatière d’argent ouverte, et prisait avec délices et méthode.

— Du sexe mâle ou de l’autre ?

— L’un dans l’autre ; mâle ou femelle. »

Le marin s’épanouit ; puis il prit un air de mystère en ajoutant :

« Est-ce qu’il n’achète que des majeurs, ou s’il prend aussi les enfants ?

— Je vous dis ce qu’il a fait ; il a acheté des âmes ; vous devez savoir ce qu’on appelle des âmes[8].

— Ah ! bien… un mot seulement ? Auriez-vous la bonté de me montrer ce M. Tchitchikof en personne, ou, dites seulement où il se trouve actuellement, dans quelle partie de la salle.

— Tenez, regardez bien là, plus loin, plus loin, contre la colonne, à l’angle de la galerie, cet homme grand, très-maigre, très-laid, longs cheveux blanchâtres, ébouriffés, et des lunettes d’écaille. C’est une figure très-facile à remarquer. »

Le marin bondit comme un chevreau ; puis il courut d’une course violente et si désordonnée, qu’il mit sur leur séant par terre, deux lourds gentilshommes, renversa trois fauteuils, enjamba plusieurs banquettes, et arriva enfin à son mal peigné en lunettes d’écaille. Il le saisit convulsivement par le bras et l’entraîna dans un coin désert. Le marin parla, fit force courbettes, et accompagna de mouvements saccadés des bras, des sourcils et de la tête, chacune de ses paroles. Le blondin souriait d’un air méprisant, regardait de haut, des pieds à la tête, l’éloquent marin, allongeait la lèvre inférieure et haussait ses maigres épaules.

« Sérieusement, quoi, vous ne seriez pas Tchitchikof ?

— Ça, faites moi donc le plaisir de me dire ce que vous voulez de moi. Je n’ai point l’honneur de vous connaître… pardon… (L’inconnu voulait s’éloigner.)

— Non, vous ne m’échapperez pas ainsi, noble et généreux Tchitchikof, vous m’achèterez mes 140 âmes de l’un et de l’autre sexe, mortes du choléra ; vous me dédommagerez un peu du moins de cette perte cruelle. Faites qu’un vieux marin, ses fils et petits-fils, aient à bénir éternellement votre nom.

— Vous plaira-t-il de me laisser en repos ! Où diantre prenez-vous toutes les choses ridicules que vous me dites là ?

— Chacun cherche son avantage ; c’est tout naturel. Je respecte tellement et tiens pour si légitime le commerce que vous avez entrepris, que je suis prêt à rabattre 25 kopéïki du prix que vous donnez de chaque âme morte, uniquement pour jouir du bonheur de concourir ainsi, selon mes facultés, à la prospérité de vos opérations.

— Je vous prie encore une fois de vous taire et de ne me pas forcer à vous dire des duretés.

— De la part d’un homme sage tel que vous, je n’ai pas à attendre la moindre parole grossière, certainement. Faisons notre marché ici, de vous à moi, et pour l’acte et la somme, j’irai les prendre chez vous.

— Ah çà, vous voulez donc… ?

— Ne vous inquiétez pas de cela ; je n’aurai pas de peine à trouver votre demeure, et fût-elle au fond des mers, je trouverai. Eh bien, mon honorable Pâvel… »

Ce petit colloque privé fut interrompu net par le silence qui tout à coup se fit dans toute la salle. Le secrétaire proclama le résultat du scrutin :

« D’après le scrutin qui vient d’avoir lieu au sujet du conseiller d’état Pâvel Ivanovitch Tchitchikof, il a été trouvé pour le maintien de son droit de vote 499, contre 87. M. Tchitchikof est admis comme membre de l’assemblée à la majorité de 412 voix. »

— Je vous félicite ! dit le marin.

— Que le diable vous confonde ! » dit le monsieur aux besicles.

La lecture du reste de la liste fut reprise et terminée en une demi-heure. On soumit ensuite aux délibérations de l’assemblée quelques propositions. Il y en eut qui furent pour tous les districts une occasion de grand tapage, au point que du dehors on entendait distinctement les voix les plus puissantes qui s’élevaient dans l’intérieur.

« Sans doute, criait avec une certaine cantilène bizarre un grand brun, les gens bornés, ceux qui n’ont sur la nationalité que des idées mesquines et plates, ne comprenant point ce que c’est que la vraie philanthropie, idéalisent tant qu’ils peuvent la popularité vulgaire. Mais ceux qui nous comprennent avoueront que des idées individuelles d’une pareille nature présupposent une mûre et grave contemplation subjective de tous les points esthétiques de la création, points dont la connaissance peut seule donner ce que nous appelons les points de vue actuels, contemporains et non arriérés et absurdes.

— Monsieur a raison ; il y a de la logique dans ce qu’il a dit là.

— Il a ma foi parlé spirituellement comme ton dictionnaire de Tatischef.

— Au fait, qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a dit ! Il a donné son opinion, voilà.

— Quelle est donc son opinion ?

— Il l’a dite, son opinion ; vous n’aviez qu’à écouter.

— Il n’a rien dit du tout.

— Vous parleriez comme lui, vous, n’est-ce pas ? Allez donc ; je suis sûr que vous n’êtes pas en état de vous expliquer.

— Quand je parle, chacun du moins me comprend.

— Eh bien, Sava Pétrovitch parle pour les personnes qui, ayant fait de grandes études, ont l’intelligence pleine des besoins moraux et de la pensée de notre temps.

— Grand bien leur fasse !… Mais qu’avez-vous fait hier à la préférence ? »

Ces messieurs se mirent à parler de leurs exploits de cartes de la veille, jusqu’à ce qu’une de leurs connaissances communes vint leur demander de quoi il s’agissait, et qui était le membre qui donnait son opinion.

« Au bureau, là-bas ? pardon, je n’y étais plus ; mais non, ce n’est pas une opinion qui était donnée ; on faisait je ne sais quelle proposition. Hé ! Pâvel Dmitritch, voulez-vous expliquer à monsieur ce que le secrétaire vient de lire ; moi je n’ai pas le temps, pardon, je rentre chez moi.

— Votre Noblesse fait horriblement de bruit, dites donc ?

— Tous ont l’estomac vide ; ils crient pour tromper un moment leur appétit ; mais il serait temps de lever la séance.

— Nous signerons le protocole sans bruit, sans conteste.

— D’autant mieux que ceux qui le rédigent sont plus malins que nous.

— Qui vais-je inviter à venir dîner avec moi ? C’est si ennuyeux de manger seul, dit un monsieur à nez épaté.

— Demeurez-vous loin ? dit au nez court un jeune monsieur à nez long.

— Non, tout près d’ici.

— Je vous félicite, vous en satisferez d’autant plus tôt votre appétit.

— Quant à la satisfaction de mon appétit, je ne regarde pas à la distance. Demeurez-vous loin ?

— Non, pas très-loin, répond le jeune électeur.

— Eh bien ! dit le gentilhomme au nez court, allons ensemble ou chez vous ou chez moi ; cela m’est indifférent.

— Allons. Moi je suis accommodant en ces sortes de choses.

— Ce que j’aime dans les jeunes gens, c’est ce charmant sans façon qu’ils ont la plupart. On voit tout de suite qu’on a affaire à un homme bien né, à un jeune homme qui a été militaire un temps. Je ne le connais pas, il ne me connaît pas davantage, je suppose, je lui dis : Je vais dîner ; il me répond : Allons dîner ; et voilà que nous allons dîner de compagnie. N’est-ce pas, frère, dis ?

— Certainement. Tu comptes sur moi, je compte sur lui ; la confiance est ce qu’il y a de plus simple et de meilleur au monde. »

On voit que nos deux amis, dont l’un avait bien le double de l’âge de l’autre, en sont venus bien vite aux tu et aux toi. C’était tantôt le nez court, tantôt le nez long qui semblait mener son camarade ; ils firent ainsi à peu près le tour de la ville. Leurs logements, paraît-il, étaient éloignés du centre, ou ils s’étaient trompés de rue ; ils n’arrivaient toujours pas. Le nez court dit à l’aquilin qu’il voyait être las et ennuyé :

« Conviens que tu n’avais pas l’intention de dîner chez toi, et que tu as aujourd’hui, dès le matin, donné campo à ton cuisinier !

— Bien touché ! ce que tu viens de dire est l’exacte vérité !

— Eh bien, ni moi non plus je n’ai donné aucun ordre à mes gens, et ma cuisine est froide. Séparons-nous.

— Au revoir. Diable emporte le vieux filou.

— Adieu… Voyez-vous ce petit gredin. »

Le jeune gentilhomme resta tout un quart d’heure indécis ; il se disait :

« Au régiment, il y a passablement de jeunes pique-assiettes, il doit bien y en avoir même ici. Ce vieux camard m’a vraiment fait courir sans conscience ; il faut manger pourtant. Bah ! je vais aller chez notre juge ; il a sûrement dîné, lui ; c’est égal, il ne me laissera pas sortir sans me proposer au moins du thé, sinon quelque chose de plus solide. »

Cependant la séance de l’assemblée n’était pas encore close ; tous ceux qui avaient su s’arranger de manière à se lester l’estomac d’un déjeuner, sans qu’on remarquât leur absence, tenaient bon ; à chaque proposition, beaucoup encore criaient, déclamaient pro et contra, à tort et à travers. Quelques-uns, contre tout à-propos, s’avisaient de demander le scrutin… mais tous finirent par sentir l’aiguillon de la faim et furent charmés d’entendre M. le gouverneur ajourner à la fin des élections les délibérations à suivre sur les sept ou huit propositions qu’il restait encore à soumettre à l’assemblée.

Au fond, la véritable résolution finale, c’est qu’on laisserait pleine liberté sur tout cela à M. le secrétaire, qui, d’avance, probablement, connaissait l’opinion de M. le maréchal du gouvernement, et qui lui-même, plus que personne, devait avoir grand besoin de se reposer après une semblable corvée.

Il y a cela de bon qu’en ces jours d’assemblées électorales, on a la faculté, sinon toujours d’obtenir des satisfactions d’amour-propre, du moins de bien faire bombance et d’avoir des distractions à ses soucis ordinaires. Il se rencontre bien peu de gentilshommes qui ne finissent par signer, sans faire aucune réserve, tout ce que le secrétaire de la noblesse leur présente, tout ce qu’il rédige et se propose de rédiger sur plusieurs feuilles de papier, ne voulant ni mettre d’entraves à sa plume agile, ni même lui gâter l’appétit par des subtilités taquines.

Notre héros se sentit, dès le soir même, infiniment mieux qu’à la séance. Il est à supposer qu’une triple portion de marinade et une bouteille de Château-la-Rose très-vieux, qu’il absorba pour tromper l’ennui de quelques heures de solitude, eurent en outre un effet salutaire sur son nerf maxillaire, ce qui le dispensa de poser dans le fauteuil d’aucun dentiste. Il prit son chapeau rond et un long surtout ouaté à la Palmerston, et se mit à longer quelques rues, une jolie canne de poivrier d’Inde à la main. Toutes les maisons de la ville, tous les logements bons et mauvais, les moindres chambres, les moindres pavillons de jardins étaient occupés et encombrés ; les auberges et les restaurants étincelaient de lumière ; leurs portes étaient comme assaillies de voitures publiques et privées de toute capacité, de toute forme et de tout nom. Dans quelques salles détonaient intrépidement et impunément les prétendus accords d’orchestres ambulants, artistes forains, bohême inévitable, impitoyable et recherchée. La noblesse prodiguait son or en déjeuners et dîners excessivement dispendieux où l’on ne voulait connaître de vins, excepté quelques clos privilégiés pour diversion, que ceux de la Champagne, d’eau, que la fameuse eau de Zelsters naturelle. En buvant et mangeant à outrance, en prononçant des toasts d’une grande originalité, il partait, comme versées de l’abondance du cœur, quantité de promesses de mettre des boules noires à celui-ci, à celui-là et à dix autres ; mais à un tel, à tel autre et surtout, surtout à l’amphitryon du jour, des boules blanches. Vaines paroles oubliées aussitôt que dites ! Le lendemain les boules étaient déposées selon l’entraînement ou le caprice du moment, selon l’influence des relations ou selon le degré de force des partis qu’on voyait se dessiner plus vivement à l’approche du moment décisif.

« Feu un tel, disait un monsieur à un autre, au coin d’une rue, a donné à un tiers le suffrage qu’il m’avait promis le matin même encore ; il ne lui plaisait pas que j’eusse cette modeste charge ; Dieu l’a puni de sa fourbe ; il est mort cinq mois après sa trahison.

— Il est sûr, répond l’autre, que sans la volonté de Dieu il ne tombe pas un cheveu de notre tête, mais vous, quoi ? aujourd’hui vous voulez être juge… que ferez-vous dans ces fonctions ?

— Moi, je ferai d’abord ce qu’a négligé bien à tort mon prédécesseur ; préliminairement à mon installation, je sanctifierai la salle d’audience, et ce n’est qu’après avoir fait bénir toutes les parties du local que je me montrerai, et soyez sûr que j’en ferai à ma tête et rien qu’à ma tête.

— À votre tête… hum ! oui, si Ivan Fédorovitch le souffre.

— Ivan Fédorovitch n’a aucune chance d’être nommé maréchal.

— Le ciel vous entende ! Mais entrons donc au café ; le serein[9] tombe, j’ai le frisson.

— Vous êtes bien bon d’appeler cela un café ; c’est une taverne, pour ne pas dire une caverne. Il y a là P.-P., B.-B., M.-S., P.M., K.-L., et vingt autres braillards qui se gorgent de vin de Champagne, tandis que trois joueuses de harpes très-décolletées leur jouent et leur chantent Dieu sait quelles égrillardises ; et ces misérables, tous gens mariés, sont là qui dévorent des yeux ces drôlesses… et figurez-vous qu’ils n’ont pas eu honte de m’inviter !

— Et vous ?

— J’ai regardé pour voir ce qui se passait-là, et vite j’ai fait un plongeon. Croirez-vous que, par suite de cette orgie en permanence, beaucoup, dès ce soir, ont dû repartir d’ici pour leurs villages. Ils avaient apporté de quoi vivre un bon mois et plus ; en trois jours ils ont été à sec, et aujourd’hui ils disaient que des circonstances imprévues les rappelaient vite, vite, au manoir.

— Ah ! Pâvel Ivanovitch, bonsoir, dit Bourdâkine à Tchitchikof. Vous étiez aujourd’hui à l’assemblée ? continua-t-il en regardant fixement Tchitchikof.

— Oui, j’y ai passé deux heures ; j’y avais apporté un mal de dents que les courants d’air ont augmenté au point j’ai dû regagner mon auberge.

— Moi, malgré un gros rhume, je suis allé aussi à l’assemblée, mais plus tard, de sorte que je ne vous y ai pas rencontré. Figurez-vous qu’on y a fait mention de vos affaires, de vos procès… des bêtises enfin.

— Qu’est-ce que c’était donc ? dit Tchitchikof, feignant d’ignorer que rien dans cette circonstance avait pu se dire à son désavantage.

— Il a été fait mention des procès que vous avez eus, et, quoiqu’on ait bien dit que vous avez été acquitté, on riait, on jasait, on déblatérait. En définitive, la noblesse ne vous veut aucun mal. Moi, pour vous soutenir, j’allais dans la salle, d’un district à l’autre, parlant, insistant, flattant, priant, promettant… et j’ai, ma foi, réussi à souhait ; votre droit électoral a été reconnu par la majorité des voix.

— Eh bien, je ne me suis douté de rien de tout cela.

— Écoutez, entre nous, portez-vous hardiment candidat à la charge de maréchal. Votre district est, en ce moment, parfaitement disposé, croyez-moi, vous serez nommé.

— Je n’aspire point à ces fonctions, qui ne sont pas exemptes de tracas et de… de déplacements… » dit-il tout haut ; mais tout bas il pensait : « Ce serait bien flatteur pourtant. »

« Non ? Eh bien, Pâvel Ivanovitch, c’est très-sage ; ne vous mettez pas en avant ; vous êtes et resterez un homme d’esprit remarquable, non-seulement dans votre district, mais dans tous les trois gouvernements de la province. Voyez Zajmoûrine, que lui manque-t-il ? les fièvres peut-être ; car enfin il est riche, intelligent, expert en économie rurale… Mais, non, le voilà qui grille d’impatience d’être maréchal ; on l’avertit qu’il n’aura que des boules noires ; il n’écoute rien, il a bon espoir ; savez-vous pourquoi ? Voilà son calcul, oh ! c’est un malin ! Les journées de demain et d’après-demain seront employées à la solution d’une foule de questions ; le troisième jour est un dimanche ; pour ce jour-là on attend l’arrivée de gentilshommes de trois districts. Dans ces trois mêmes journées beaucoup ici auront dépensé tout ce qu’ils ont apporté d’argent, aux cartes, en boissons, en ripailles et en orgies, et alors ils se souviendront que Zajmoûrine a une poche fortement matelassée de billets de crédit[10] : celui-ci leur prêtera au six sur bonnes lettres de change garanties par les plus solvables ; et encore fera t-il jurer sur l’honneur aux emprunteurs de lui mettre des boules blanches. Ça, je vous le demande, avec un grouin comme le sien, aspirer au maréchalat de la noblesse.

— Il me fait l’effet d’un galant homme, et je ne vois pas pourquoi il en serait à acheter des voix ?

— Eh bien, si Zajmoûrine est ballotté comme juge, faites-moi le plaisir de lui flanquer une boule noire, et s’il se fait ballotter en vue du maréchalat, moi je m’abstiendrai tout à fait. Seulement, je vous en prie instamment, mettez, pour tout le monde, excepté pour Mélékitchéntsof, à gauche, à gauche, toujours à gauche. Quant à moi, le désir général m’a obligé de me porter candidat à la charge de juge ; ce sont des fonctions graves. Juger ses semblables quand je sais qu’au jugement dernier j’aurai, moi, à rendre compte de mes arrêts, c’est terrible, et pourtant je m’y résous et je veux être un magistrat exemplaire, croyez-le bien.

— Faites cela, ce sera bien méritoire. Mais votre Mélékitchéntsof, quel homme est-ce ?

— Un millionnaire ! voilà, voilà qui il faut élire, voilà qui sera un maréchal accompli ! savez-vous, il a promis de donner un grand dîner où il régalera tout le monde de laitage de Hollande. Aussi pour cela seul on a résolu de le porter au maréchalat du district. Je connais le fromage de Hollande et j’en suis grand amateur ; ma femme l’aime beaucoup et ma fille aînée aussi, mais le laitage, le vrai lait de Hollande, ni moi, ni ma femme, ni mes enfants n’en avons jamais goûté. Eh bien Mélékitchéntsof en a apporté des Pays-Bas un tonneau, un grand tonneau, et, figurez-vous, dans sa voiture !

— C’est bien de Victor Apollonovitch que vous parlez ? dit un monsieur à voix grêle qui venait de s’arrêter derrière Bourdâkine.

— Eh oui, de Mélékitchéntsof, sans doute.

— Mais qu’est-ce que c’est que ce lait dont vous parlez ?

— Du lait, quoi ! du lait, mais du lait de Hollande.

— Ce n’est nullement du lait ; on vous a induit en erreur ; ce n’est pas du lait, mais du petit lait ; du petit lait non pas de Hollande, mais ce qu’on appelle le petit lait d’Amsterdam. J’en ai goûté.

— N’en croyez rien, Pâvel Ivanovitch ! il ment. Eh bien, voyons, si vous en avez goûté, reprit le capitan de police, dites-nous quel en est le goût, et quel effet il a sur l’estomac.

— La belle question ! Le petit lait qu’a apporté Victor Apollonovitch est acide et amer, salé et douceâtre en même temps.

— Je m’en étais douté, ahi ! ahi ! Ahi ! les farceurs ! ils lui ont fait avaler de l’eau de mer ! de l’eau, de l’eau, je vous dis ; c’était saumâtre… voilà. Il faut vous dire que Mélékitchéntsof a amené avec lui de l’Occident tout un monde d’hommes, d’oiseaux, de poissons et d’objets divers : entre autres choses, il lui a plu d’apporter, pour régaler les élèves pauvres d’un gymnase auquel il s’intéresse, de toutes petites huîtres qu’on appelle, je crois, des moules… Oh, que c’est beau d’être riche ! Ces coquillages, pour rester frais, ont dû baigner dans de l’eau de mer, et c’est de cette eau que les gens du prince, à sa demande, probablement, lui auront fait goûter. Monsieur vient d’avaler, avec grande curiosité, une grande jatte d’eau de mer, cuiller à cuiller. Voilà comme il connaît le lait de Hollande. Allez donc, mon cher.

— Allez donc vous-même. Est-ce que la douane laisserait passer de l’eau de mer !

— Et pourquoi pas : c’est pour mon usage ; le médecin m’a prescrit l’eau de mer pour boisson ; je ne peux pas boire autre chose… La douane laisse passer, elle doit laisser passer.

— C’est peut-être comme vous le dites, soit. Mais, parlons affaires sérieuses ; avez-vous su qu’ils veulent, à l’assemblée, me ballotter comme assesseur du tribunal de district. Voilà qui m’est désagréable, oh ! mais désagréable ! Je les ai priés, suppliés, non ; ils ne m’écoutent pas. Ils me feront nommer, les malheureux ! Qu’au moins vous… » poursuivait le buveur d’eau de mer, qui tout-à-coup tira le capitan de police un peu à l’écart pour lui dire : « Et qui est ce monsieur qui est là avec vous ?

— C’est Pâvel Ivanovitch Tchitchikof ; il dispose de deux voix et en tient deux autres encore en réserve.

— Veuillez permettre, monsieur, dit à Tchitchikof, d’un ton mielleux, le candidat à la charge d’assesseur, que je me recommande à vous ; je suis le secrétaire de gouvernement Tchêrine[11] : mes terres sont de votre district ; je suis voisin de M. Bourdâkine. » Et il marchait à côté de Tchitchikof.

« Très flatté, monsieur… répondit Tchitchikof, tout en continuant de marcher devant lui.

— Je n’ai pas eu, jusqu’à ce jour, la hardiesse de me présenter à vous, excusez-moi de vous accoster ainsi avec une prière : quand on me ballottera, je m’appelle Tchêrine ; quand on me ballottera, mettez à gauche, je vous en prie, à gauche. Sans doute, je serais tout à fait, en toute occasion, aux ordres de la noblesse, je n’aurais d’autre ambition que de complaire à tout gentilhomme des nôtres, mais, c’est égal, vous m’obligerez, et beaucoup, si vous mettez à gauche.

— Si les autres qui vous connaissent vous jugent digne de la place d’assesseur, je ne voterai pas pour vous autrement que la noblesse du district ; je mettrai à droite si l’on met à droite.

— Comme il vous plaira ; mais recevez l’hommage de mon respectueux dévouement. »

Après avoir dit ces mots, le solliciteur courut solliciter ailleurs, Tchitchikof regarda à droite, à gauche, il ne le vit plus.

« Qu’est-ce que c’est que ce Tchêrine, votre voisin de terre ?

— Un passé-maître… à la préférence… Oh là, il ne craint aucun grec, quel qu’il puisse être.

— Alors, il est un peu…

— Je vous garantis qu’il est très-fort… Mettez-lui une boule noire, bien noire, et à Kostliâkine aussi une noire.

— Quel est ce Kostliâkine ?

— Un propriétaire, rien de plus. Je voulais marier à sa fille un frère de ma femme, un joli garçon qui venait d’être promu lieutenant, et à qui déjà on promettait une compagnie. Kostliâkine a eu l’effronterie de répondre à la demande du jeune homme : « Commence par avoir la compagnie, et alors, viens me faire ta proposition. » Conçoit-on un animal pareil, qui refuse de s’allier avec moi ! À Wyrkine aussi mettez à gauche. Quant à Erebnikof, prenez garde, c’est un furet, défiez-vous, mettez, mettez à gauche. À Krâpline, il faudrait bien aussi une bonne boule noire ; au reste pour lui, faites comme vous voudrez. Attendez, j’ai encore deux amis : Ivan Telkine et Pierre Telkine, deux cousins à l’un desquels je vous conseille beaucoup de mettre à gauche.

— Comment saurai-je auquel il faut être contraire ?

— Je vous ferai signe, je lèverai l’épaule droite, voyez, comme ça ; vous alors, faites hm… hm… et mettez à gauche.

— Pourquoi pas à droite ? Vous levez l’épaule droite, c’est donc à droite qu’il faut mettre.

— Eh non, je lève l’épaule droite justement pour qu’on ne devine pas que nous nous entendons.

— J’aurai bien du mal ; vous m’avez nommé coup sur coup sept ou huit personnes. Non, vrai, je crains de ne pouvoir vous être agréable.

— Est-ce que vous voudriez me rendre service ?

— Je le désire beaucoup.

— Eh bien, écoutez, chaque fois que vous recevrez vos boules de la main du maréchal, remettez-les-moi, je les déposerai d’après votre désir, ainsi que l’exigent le serment, la conscience et l’honneur. Vous voulez mettre à gauche, fermez un œil ou froncez le sourcil, mais de l’œil droit, entendons-nous bien, et le tour sera fait.

— Bien, nous verrons.

— Bonne nuit, Pâvel Ivanovitch.

— Adieu. »

« Qu’est-ce qu’ils ont donc tous ? pensait Tchitchikof en rentrant dans sa chambre d’auberge, pourquoi est-ce qu’ils s’agitent ainsi ? À chaque pas vous ne voyez que mensonge, fraude et hypocrisie. Les élections, comme privilége donné à la noblesse, sont utiles à beaucoup d’égards, mais on voit dans la pratique, dans l’exercice de ce droit chez nous une foule de circonstances qui mettent à nu un peu trop de perfidie et de malignité. Je n’ambitionne aucune charge, certainement, aucune ; je ne suis venu que pour me distraire de mes occupations de propriétaire, et je ne trouve ici que des objets attristants. Au lieu de rester ici plus longtemps, je ferais beaucoup mieux d’aller m’occuper un peu plus du bien-être de mes paysans, de l’éducation de ma jeune famille et de tant de choses qui peuvent m’être positivement utiles et servir aux miens après moi. Il faut enfin être sincère, c’est toujours cette maudite ambition, ou plutôt cette mesquine vanité qui m’oppresse le cœur après s’y être insinuée comme un serpent ; il est trop vrai, je voudrais être nommé maréchal de la noblesse de notre district. Il se trouve que c’est justement le but des désirs de tous les nobles, et que de là naissent tous ces partis, toutes ces intrigues. À chaque minute, quoi que je dise et fasse, il semble que quelqu’un me pousse et me crie aux oreilles : « Pose ta candidature, essaye, essaye, peut-être réussiras-tu ? » Il y a tel malheureux qui a sapé lui-même toute sa fortune afin de réunir chez lui la noblesse ; il se ruine, lui et tous les siens, par des dépenses extravagantes, il ne se rebute pas, et toujours il veut être nommé maréchal, malgré les affronts et les déconvenues. Il y a cette année bien des aspirants pour si peu de charges à répartir. Ne devrais-je pas remettre ma candidature aux élections suivantes. Mais non ; trois ans, ce sont trois siècles ! Serai-je valide, serai-je même vivant, dans trois ans ? Je voudrais pouvoir servir comme maréchal, huit, neuf mois, un an au plus, puis je donnerais péremptoirement ma démission ; de cette manière, ce serait bien ; oh que j’aurais de plaisir à signer, de mon écriture si nette et si ferme, sur des lettres de noblesse ou sur une circulaire adressée à tous mes nobles électeurs ! »

Tchitchikof se préoccupa tellement de cette dernière idée que, sans penser, il mit devant lui une feuille de papier, saisit une plume et écrivit d’un jet, d’un trait magistral ininterrompu : « Le maréchal de la noblesse, Tchitchikof. » Après quoi il regarda autour de lui, puis il tordit en spirale le papier, le brûla à la lumière de sa chandelle et pensa, en ôtant ses habits : « Misérable créature que l’homme ! Après tant de tempêtes, je suis entré dans un hâvre de salut, mais mon cœur et mon imagination m’y ont suivi, et, faute d’agitations réelles venant du dehors, je me crée, par la fantaisie, des sujets d’irritation et de fausses espérances qui ne me permettent point de goûter les douceurs du repos. »

Il s’écoula trois jours, et les bruyantes élections des districts furent ouvertes. Ce jour-là, dès le lever du soleil, les rues furent sillonnées par les allées et venues de toutes sortes d’équipages, remplis, la plupart outre mesure, de membres de la noblesse du pays, en grand habit d’ordonnance. Ils allaient, quelques-uns modestement à pied, les uns chez les autres, et, quand ils se rencontraient entre gens à peu près sûrs les uns des autres, ils descendaient de voiture ou s’arrêtaient et s’embrassaient ; on en voyait se saluer de distances fabuleuses. Les plus flatteuses espérances se dessinaient sur ces figures posées dans de hauts faux-cols blancs, très empesés.

Ce mouvement éveilla Tchitchikof long-temps avant l’heure ordinaire de son lever ; il courut à sa fenêtre et s’amusa à regarder une énorme britchka qui, attelée de deux chevaux à longs poils mal étrillés, traînait avec peine cinq gros gentilshommes en grand costume.

« Des généraux, ma foi, tous généraux aujourd’hui ?… C’est une véritable invasion de généraux. » dit-il ; puis s’étant lui-même paré de son grand habit de gala, il étudia deux ou trois poses nobles devant sa glace, et les bras croisés sur la poitrine, la tête haute mais légèrement inclinée de côté, il dit avec une grande assurance et assez haut : « Les autres, je ne sais ; qu’on nous voie et qu’on juge. Il y a sans doute, dans cette foule bigarrée, des gens d’esprit civilisés, riches, beaux de leur personne, mais moi… moi seul peut-être, je réalise ici l’idée du général… américain. » Et des larmes de tendresse égoïste et de vague inquiétude baignèrent les joues vermeilles de notre héros ; il se dit alors : « Seigneur Dieu, que se passe-t-il donc en moi ? et pourquoi ces larmes ? C’est ma maudite ambition qui pleure, sachant ne pouvoir être satisfaite. Cette ambition, c’est un ver né avec mon cœur, qui se sature de mon sang, vit de moi, en moi, et ne mourra qu’avec moi ; la maudire, c’est me maudire moi-même. »

Tchitchikof monta en voiture et se rendit à l’assemblée. Dans le trajet, il fut regardé, car il n’était pas de ceux qui n’ont jamais une pensée sur le front ; il fut remarqué par le populaire surtout parce qu’il distançait, non pas seulement les piétons, mais toutes les autres voitures. La moitié de la rue et les trois quarts de la grande place étaient encombrées d’équipages.

Les gendarmes avaient une peine infinie à calmer l’exaltation des automédons tatares ou mongols qui, du haut de leur siége, mènent encore, comme cochers du moins, le patriciat russe, où il figure tant de leurs anciens princes, — et dominent de tout leur corps le reste de la population : le vulgus, le pêle-mêle des nobles, des artisans, des commis, des bourgeois et des rustres.

« Hé, toi, là, le gros barbu ! à gauche, à gauche, et ne quitte plus la file. Eh bien ? est-ce que tu ne m’entends pas ? disait un de ces dompteurs du désordre, de ces Saint-Georges en uniforme bleu de ciel, vulgairement appelés gendarmes ou dragons bleus.

— Nous savons ce que nous savons, répliquait le fils de Mamaï interpellé[12] ; nous avons mené à Moscou et à Pétersbourg, et tu ne nous feras pas grand’peur, camarade.

— Allons, allons, pas de raisonnement, à moins que tu n’aies le goût des coups de plat de sabre.

— Essaye voir ! Mon maître, qui est là-dedans, est déjà aux trois quarts élu maréchal, et toi, manant éperonné, tu viens devant nous trancher du grand maître de police. Toi, quel oiseau es-tu ? Nous autres, nous avons notre couvert mis chez le gouverneur ; mon maître lui dira… Finis, écoute, laisse-moi ; finiras-tu, enragé ? Je vais quitter le siége et chevaux et voitures ; comment oses-tu frapper… (se retournant vers son maître) Monsieur ! Hé ! Monsieur ?… Là, c’est bon, je ferai ce que tu voudras : par où veux-tu que je rentre à présent dans la file ? Finiras-tu de me tarabuster ? Vois comme tu as arrangé mon tchekmenn qui est à mon maître… Hum ! on bat, on maltraite les gens ! »

Plusieurs gendarmes eurent de petits a parte de ce genre sur plusieurs points ; les autres établissaient, maintenaient et dirigeaient la file jusqu’aux auvents, d’où jusqu’au lieu marqué pour le stationnement général. Ce corps d’élite est vraiment admirable dans ces opérations et dans ces collisions, où l’orgueil des maîtres s’empare des domestiques ; prompts à le centupler pour s’en faire honneur les uns aux yeux des autres. Dominer à tous les degrés, c’est la passion universelle.

À peine Podgrouzdëf fut-il dans la salle, que le ballottage commença. Les premiers mots qu’il prononça ayant été pour proclamer son désistement définitif de la charge et de toute candidature, on ballotta tour à tour trois candidats qui s’étaient en quelque sorte présentés eux-mêmes et qui furent écartés par les boules noires. Une foule compacte s’avança pour faire ballotter Mélékitchéntsof, mais l’immense majorité, mécontente, remarqua que, pour le district qu’avait représenté Podgrouzdëf, il n’y avait pas à opposer à Mélékitchéntsof un seul gentilhomme qui eût pour lui quelques chances.

Tchitchikof se tenait modestement adossé à une colonne, et le ver rongeur de l’ambition lui faisait de cruelles morsures. Tout restait suspendu depuis quelques minutes faute de ce concurrent à opposer au riche candidat, Déjà, Mélékitchéntsof jetait de tous côtés des regards protecteurs et triomphants à ses suffragants, et une tendre œillade au siége curule du maréchalat. Notre héros pensait : « Oh ! mille fois mieux eussé-je fait de reprendre le cours interrompu depuis dix ans, de mes visites à la parenté de Bétrichef, que de venir ici, me soumettre à cette torture. J’ai beaucoup souffert dans ma vie, mais j’ai pourtant joui de quelques jours heureux. Ceci est ma plus rude épreuve. Ne ferais-je pas bien d’aller poser moi-même carrément ma candidature ?… Grand Dieu ! quoi, pas une bouche ne viendra s’ouvrir devant moi et me dire seulement : « Ne vous plairait-il pas !… » Qu’on me parle après cela de mon grand air de général d’Amérique ; je me suis laissé prendre à une raillerie de tailleur ! Voyez si un seul viendra. Ô âmes mortes ! âmes mortes ! vous m’avez enrichi sans m’élever, et c’est vous à présent qui achevez de m’abaisser et de me perdre ! »

Tchitchikof délirait ; il était vraiment au désespoir, quand tout à coup trois gentilshommes de son district allèrent à lui et lui proposèrent de se porter candidat. Notre héros ne put d’abord répondre, tant il était saisi ; puis il hésitait, et ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’il put dire, avec quelque résolution, ces honnêtes et pathétiques paroles :

« La providence divine en m’envoyant par votre organe un honneur inattendu, semble vouloir me rendre facile l’oubli de toutes les injustices que j’ai souffertes dans le pèlerinage de la vie. Messieurs, vous ne pouvez ignorer que mon existence a trop longtemps ressemblé par là à la situation d’un vaisseau battu par les tempêtes ; vous voulez me mettre au gouvernail du vaisseau de vos intérêts, vous faites peut-être trop de cas du peu de sagesse que peut m’avoir donnée l’expérience ; je vois ici une occasion de dévouement, je ne balance plus, ordonnez de moi. »

Là-dessus il versa quelques larmes, et pétrit des deux mains son chapeau à cornes ; puis, évidemment très-agité, il passa dans un salon attenant à la grande salle.

Il fut aussitôt procédé au ballottage des candidats, et cette opération dura peu de temps.

Aussitôt le ballottage terminé, il s’éleva de toutes les parties de la salle un grand cri général qui laissait distinctement entendre ces mots :

« Nous vous félicitons !!! »

« C’en est fait, pensa Tchitchikof en essuyant son front tout moite de l’effet du saisissement ; les honneurs sont venus à moi, et mon cœur est soulagé d’un poids immense. »

Et sa démarche, quand il rentra dans la salle, montrait quel vif sentiment il avait en ce moment de sa dignité personnelle.

« Messieurs, dit-il à toute cette foule qui le regardait passer, je vous remercie cordialement d’une élection qui ne peut que me flatter à tous les points de vue. Mais j’ai plusieurs raisons pour vous prier, pour vous adjurer de m’exempter de cette noble charge, au moins pour trois ans, afin que je puisse jeter de plus profondes racines dans une contrée dont le suffrage me sera toujours si précieux. »

Pâvel Ivanovitch, après avoir parlé ainsi, inclina légèrement la tête vers l’épaule gauche, rapprocha ses deux mains de sa poitrine, et il attendit l’effet.

Un prince Chighirine, homme de très-haute taille, connu pour ses grands coups d’assommoir, et qui se trouvait à dix pas de Tchitchikof, dit alors d’une fort belle voix de baryton :

« M. Tchitchikof a tort de s’inquiéter ainsi ; messieurs, ayez donc la charité d’expliquer à M. Tchitchikof qu’il est élu troisième ou quatrième candidat, et qu’il est, non pas seulement pour trois ans, mais pour quinze ou dix-huit peut-être, dispensé de la charge dont il s’agit. »

Le prince Chighirine n’était pas un concurrent, il ne pouvait pas, il ne voulait pas être maréchal ; mais il ne pouvait souffrir qu’on voulût l’être sans être prince ou au moins triple millionnaire.

Mélékitchéntsof chercha vainement et fit chercher Tchitchikof, qu’il voulait engager à dîner, et régaler d’un plat de laites de harengs de Hollande qu’on ne pouvait trouver qu’à sa table. Tchitchikof avait disparu de la salle ; trois heures après, il prenait le thé dans une maison de relais, à vingt et une verstes de la ville, et il écoutait l’ouverture de Lodoïska exécutée par une tabatière à musique, laquelle faisait depuis vingt-cinq ans les délices de l’inspecteur de cette station de poste. Notre héros envia beaucoup cette modération d’un homme simple et bon, qui, pour se rendre heureux, n’avait qu’à fouiller dans sa poche et pousser un tout petit bouton de cuivre.

« Et moi, pensa-t il, que me manque-t-il pour être heureux ? Rien de ce qu’un homme peut raisonnablement désirer. Maudite vanité, que veux-tu donc de moi ? Mais la leçon que je viens de recevoir doit à la fin m’apprendre à contenir l’élan de mes aspirations ambitieuses. »

Tel est l’ordre de pensées dans lequel il était en se remettant en route et en rentrant au sein de sa nombreuse famille. Il était marié depuis douze ans, et avait onze enfants, qui heureusement pour eux, ont toujours été les enfants les plus heureux et les plus libres du monde, et nous n’en dirons pas autant des quatorze cents familles de serfs dont il était maître et seigneur, et pour qui on ne peut affirmer qu’il ait toujours eu des entrailles de père. Les seuls envers qui il ait été constamment porté à l’indulgence passive, ce furent Séliphane et Pétrouchka. Ils moururent peu de temps après la grande déconvenue des élections de la noblesse, peut-être par suite du chagrin profond que leur causa la préférence, plus apparente que réelle, accordée par Tchitchikof au cocher et au valet de chambre qui avaient suivi leur maître à la ville.

Il avait, comme seigneur, certains principes dont il ne se départait point ; méprisant les délations et les délateurs, il ne punissait jamais que les fautes dont lui-même était témoin ou dont il avait personnellement à souffrir ; mais alors il punissait rigoureusement sans beaucoup délibérer sur le degré de gravité du délit. Un fourbe, un voleur, un ivrogne, un libertin n’avaient qu’à éviter de jamais se trouver sur sa route pour être à ses yeux parfaitement innocents, quelque détestable que pût être leur réputation ; mais qu’un de ses paysans lui ait fait un mensonge, qu’un autre ait passé près de lui sortant de son bois une charge de broutilles sur le dos ; qu’un troisième, en lui répondant, ait fait devant lui un hoquet alcoolique, qu’il en ait aperçu un quatrième courtisant d’une manière lascive quelque villageoise, peut-être sa fiancée, mais n’importe, tous quatre étaient impitoyablement condamnés à passer par les verges.

Il laissa à fort peu de paysans les moyens de parvenir à l’aisance. Cependant quelques-uns, malgré les mille obstacles inhérents à leur condition de serfs, devinrent positivement riches et sollicitèrent de lui leur manumission moyennant finance. Il refusa constamment sans donner la raison de son refus et il ne consentit même jamais à ce que leurs filles épousassent des affranchis.

Avoir des sujets, les maintenir fermement sous sa domination, augmenter le plus possible le budget des recettes de son gouvernement propre et privé, telle était désormais sa seule ambition.

Les points de vue d’équité, d’amélioration sociale, de morale universelle, de propagation des lumières, d’émancipation intellectuelle, le touchaient infiniment peu. Ils ne faisaient même que l’attrister comme étant, si ces billevesées venaient à prendre faveur dans le public, d’un assez mauvais présage pour sa postérité qu’il croyait bien avoir créée à son image et ressemblance.

Il était abonné à quelques journaux, gazettes et publications illustrées, parce que toutes ces feuilles se rencontraient dans les salons de réception de ses voisins, mais il ne chercha jamais à se rendre compte par elles, des besoins, de l’esprit général, du courant des idées, des aspirations de la nouvelle époque.

De tout le contenu habituel du Journal des Débats, par exemple, il ne souffrait qu’on parlât en sa présence que de la rubrique : Cour d’assises, et à tout coup il disait : « À quoi bon des tribunaux ouverts au public ? Pourquoi donner ce nom de public au populaire ? Et à quoi bon publier encore dans les gazelles toutes ces horreurs qu’on entend dans les tribunaux ? » Et plus souvent encore, il s’écriait : « Vous voyez, vous voyez quelles abominations il se passe journellement dans les pays de l’Occident ! et il y a des fous qui voudraient européaniser la Russie ! Quand, au contraire, c’est bien à l’Europe pour son salut, de se russifier comme elle pourra, sinon je lui prédis qu’elle périra prochainement dans l’impénitence finale. »

Le devoir le plus considérable qu’il remplit à l’égard de ses cinq fils aînés, ce fut d’aller successivement les accompagner à Moscou et à Saint-Pétersbourg, pour installer les uns dans le service public : armée, finances, justice, marine, intérieur ; les autres, plus jeunes, dans différentes maisons d’éducation. Cela fait, il recevait et décachetait leurs lettres, en parcourait le commencement et la fin, les jetait ensuite sur la table, et laissait à sa femme le soin d’y répondre. Il revoyait ses fils, tour à tour, avec quelque plaisir, quand ils venaient en congé, et il les renvoyait avant l’échéance du congé beaucoup plus pourvus d’argent que de bénédictions senties. De leur part, ceux-ci retournaient sans regret, l’un à son régiment, l’autre, près du général dont il était aide-de-camp, le troisième à sa chancellerie, le quatrième à son vaisseau, les autres à leurs écoles. Quant à ses filles, il ne comprenait pas qu’il leur eût fallu autre chose que des rubans et des leçons de danse d’abord, et dans la suite autre chose qu’une dot et un trousseau.

Le district eut du malheur dans la personne de ses maréchaux ; dans moins de deux années, il en perdit trois : Mélékitchéntsof mourut d’indigestion ; le comte Noûline d’une chute de cheval, et Kostliâkine, d’une rougeole rentrée, d’autres disent du choléra ; de sorte que Tchitchikof dut être au comble de ses vœux. Il se vit appelé aux honneurs de l’intérim du maréchalat, et il fut considéré comme un digne représentant de la noblesse locale, excepté par les hobereaux impatients de toute supériorité, et qu’à l’exemple du prince Chighirine, leur chef de file, on n’a jamais pu trouver contents de rien ni de personne.

Un intérim, c’est ce qu’il voulait ; moins d’un an après, il fut confirmé pour trois ans, et il se laissa faire. Les plus assidus à sa table et à ses fêtes, nous ne les désignerons pas, on les devine. Les mécontents ? — Justement, et Chighirine en tête, toujours.

Le riche Mélékitchéntsof, en mourant, avait institué Tchitchikof son exécuteur testamentaire et co-tuteur de ses deux fils mineurs.

Tout cela lui pesa fort peu et lui valut de grands avantages, grâce à sa manière large de comprendre et d’exercer ses devoirs ; il y avait chez lui excessivement peu du citoyen, et en revanche, beaucoup du grand seigneur, fils de ses œuvres, du grand seigneur de province de l’ancien modèle, s’entend.

Sa femme prit une habitude qu’il ne remarqua point, et qui passait généralement pour un tic : elle soupirait sans fin ni cesse ; chaque soupir précédé d’un léger bâillement était suivi d’un sourire de contenance, et chaque sourire, de grandes ombres fugitives qui passaient sur son front comme des nuages d’automne. Dans le secret de son cœur, elle gémissait de toutes ces nouveautés successives qui la condamnaient au personnage de grande dame, et la forçaient de déléguer à des suivantes la tenue du compte de ménage, la surveillance de l’office, des buffets et des caves, et le soin de confectionner manu propria toutes sortes de ratafias et conserves, dont il se faisait désormais une consommation inouïe dans la maison.

De son côté, notre héros ayant le cœur bien autrement haut que sa fortune, n’était nullement satisfait. Avec ses cheveux d’un blanc d’albâtre, son maintien droit et calme, ses joues fleuries, son nez aristocratiquement fin et transparent, et son regard fluide, avec la manière noble et généreuse dont il faisait les honneurs de chez lui, les jours de gala et de grandes fêtes ; il pensait que la noblesse du pays ne lui rendait pas justice exactement dans la proportion de ses mérites, et qu’aux élections qui eurent lieu onze mois après son exaltation, on aurait dû, au lieu de le confirmer pour la triennalité suivante, maréchal de son district, l’élire maréchal de gouvernement. Cette promotion méritée n’aurait pas eu pour effet unique de l’amener triomphant au chef-lieu, mais de lui ouvrir à Pétersbourg les portes du palais des Tsars, et d’attacher peut-être à son uniforme de maréchal, certaine clef d’or qui rend accessibles les charges de maître et de grand maître des cérémonies…

Tchitchikof cependant garda sa pensée, et trop fier pour bouder comme un sot, il se recueillit comme un sage. Seulement ses regards se portaient sans cesse sur les murs, les parquets et les plafonds des principales pièces de son manoir, et il trouvait tout cela bien nu, bien mesquin, bien pauvre, comparé aux merveilles qu’il avait entrevues au Kremle de Moscou et au palais d’hiver de la nouvelle capitale.

Avec tant de grandes qualités, notre héros assurément nous dispense de rien dissimuler ; il avait l’âme élevée et l’esprit vif, pénétrant et juste ; mais son cœur, souvent si fort, n’était pas exempt de quelques faiblesses. Il craignait tout contact avec les étrangers, à cause premièrement de leur manie de juger un pays qui ne veut pas leur être connu ; deuxièmement de leur détestable amour des nouveautés, sous le nom de progrès ; troisièmement de leur stupide principe d’égalité de tous les citoyens devant la loi.

Ce seul mot de citoyens, appliqué à la roture, à des paysans et même à la classe des artisans et des marchands, lui paraissait d’une absurdité révoltante. La loi, selon lui, est une machine dressée et maniée par les nobles, et qui fonctionne pour les nobles, ayant à leur tête le tzar qui, à son éternel honneur, est le premier gentilhomme de l’empire ; l’égalité n’est qu’un vieux fantôme évoqué par les malintentionnés du fond des ruines des fabuleuses républiques de Pskof et de Novgorod, à l’instigation des philosophes d’Allemagne qui déjà ont asphyxié la Pologne dans les vapeurs de leur sagesse politique.

Aussi Tchitchikof avait-il à l’égard des étrangers d’Europe des sentiments et des procédés tout à fait chinois ; il manquait consciencieusement à tous ses engagements envers l’Anglais, le Français, le Suisse, l’Allemand et l’Italien, uniquement pour bien faire sentir à ces gens-là, qu’un traité, un engagement formel pris à leur égard, n’était pas un contrat qui pût lier le Russe. S’il cédait enfin, ce n’était que sur les instances de ses pairs de noblesse, et encore s’acquittait-il à sa manière, et en faisant bien sentir qu’il agissait par respect de lui-même et non en vertu de prétendu engagement qui n’était et ne pouvait être qu’une fiction. S’il recherchait leur savon de Paris, leur eau de Cologne, leur toile de Hollande, leurs couteaux et rasoirs de Sheffield, leurs truffes du Périgord, leurs pâtés de Strasbourg, leurs vins de Champagne, leurs draps de Sedan et leurs tapis d’Aubusson, il aimait bien mieux tenir ces objets des Juifs de Pologne que des Français, des Italiens, des Anglais et des Allemands. Il aurait volontiers employé des Juifs de Russie-Blanche pour enseigner à ses fils les langues et les littératures de ces quatre nationalités. Il aurait aimé un opéra italien tout composé de chanteurs d’Ukraine, un théâtre français, d’acteurs natifs de Simbirsck et de Tobolsk ; un théâtre allemand de Kalmouks et de Kirghiz-Kaïssaks.

Un des traits les plus caractéristiques de la haute personnalité de notre héros était le patriotisme, le patriotisme grand-russien le plus exclusif. Il admettait parfaitement l’imitation comme simple marque de l’aptitude universelle de la nature moscovite ; il n’admettait pas l’immixtion du génie étranger, il repoussait jusqu’à l’ombre d’une association, affiliation quelconque. Introduire un Français, un Anglais, un Suisse, un Belge dans les conseils du gouvernement, eût été à ses yeux la même énormité que d’appeler un renard, un loup, une hyène, un requin à la direction d’une volière, d’une bergerie, d’une ménagerie ou d’un grand lac national, tel que le Ladoga, ou l’Onega, ou l’Iemen. Un Juif, à la bonne heure, car avec celui-là, s’il ne marchait pas droit, on n’hésiterait pas à le diriger sans bruit vers ces vastes contrées orientales de l’empire où le besoin de bras se fait de plus en plus sentir pour l’exploitation des mines que recèle la grande chaîne de la frontière chinoise, là où l’Occident n’a absolument rien à voir.

Politique, diplomatie, administration intérieure, justice, hommes, choses, défauts, préjugés, vices, abus nombreux, variés, universels, il acceptait, il protégeait, il adorait tout, tout ce qui était en Russie, tout ce qui était russe, parce que c’était russe, parce que cela existait au profit de la noblesse dans son pays, parce que à travers tout cela, le Russe habile, en dirigeant bien la barque de ses convoitises, pouvait, même sans talents particuliers, sans génie, sans services illustres, arriver à la noblesse, à la fortune, aux honneurs, et rêver même les plus grandes dignités ; et que les vices, les torts, les crimes, les anomalies et les fréquentes contradictions d’un état de choses où tout le monde croit au mal et personne à la loi, avaient à ses yeux leurs bons côtés pour les ambitieux, et, en tout cas, le droit de prescription. Que trente millions de familles, serfs et bourgeois, restassent immolées aux jouissances douteuses, à l’existence de luxe barbare et de fantaisies insensées souvent sauvages, de trois cent mille satrapes, appuyés sur un million de hobereaux corrompus et flanqués de trois ou quatre mille nababs juifs, grecs ou mongols, il n’y voyait pas d’inconvénient pour la patrie.

Tels étaient les textes les plus ordinaires de sa conversation les jours d’expansion, au dessert de ses banquets les plus splendides ; et il est à remarquer que, chez lui, tous les jours qui séparaient ces heures de vie à la Potëmkin étaient des jours de mort, c’est-à-dire d’affaissement, voués à un silence de trappiste et à la plus stricte économie.

Tchitchikof, au bon temps de ses expéditions, avait rêvé fortune, jolie femme, élégante retraite, somptueux équipage, nombreuse progéniture, défrichements, bon aménagement des bois, prospérité agricole, bonheur de ses vassaux ; tout, sauf le bonheur des vassaux, sauf ce dernier point qui, au fait, n’avait été mis en compte que comme les pièces de dessert toujours intactes des dîners de Vauxhall sur les grandes lignes de chemin de fer. Tout lui avait réussi à souhait et avait même de beaucoup dépassé son attente ; mais si on lui eût demandé jusqu’à quel point sa femme et ses cinq fils aînés partageaient l’ordre habituel des pensées de sa vieillesse, il eût été, nous en convenons, fort embarrassé de le dire, car, s’il avait quelques moments d’épanchement avec la noblesse convoquée à ses festins et à ses fêtes, il n’en avait jamais dans le cercle de son heureuse famille : « Ma famille, aurait-il pu dire, doit m’aimer et m’honorer parce que je suis son chef, comme j’aime ma patrie, comme j’aime et honore le tsar, parce qu’il est mon chef et mon maître. L’empereur et moi, nous ne nous demandons pas plus compte de nos opinions que de notre affection mutuelle, nous ne nous connaissons même pas. Il en est de même de mes fils à moi : ils ont l’honneur d’être mes fils ; je ne les laisse manquer de rien, comme c’est mon devoir de père et de gentilhomme ; après cela, quelle nécessité que nous nous connaissions ? »

Il y a gros à parier qu’à l’heure qu’il est, Tchitchikof n’est plus de ce bas monde ; nous supposons qu’il aura suivi, matériellement parlant, dans la tombe, son illustre poète, son Homère, le bon et pieux Nicolas Gogol. Nous pourrions consulter, sur ce point historique, son ingénieux secrétaire, M. Vastchénko Zakhartchénko ; mais, à quoi bon ? Qui sait ce que sont devenus à la fin de leur vie, Ninus, Romulus, Bélisaire, la mère du pieux Enée et le prince André Kourbski, prince d’Iaroslaf, du sang de Rurik ?

Cependant notre devoir d’impartial historien exige que nous rapportions, sur ce triste sujet, ce qui nous en est revenu, sans pourtant rien garantir et sans y attacher plus d’importance que ne méritent les conjectures d’un public idolâtre, qui s’en fait aujourd’hui un objet de distraction.

Plusieurs soutiennent qu’il vit encore, et que toute octogénaire et caduque que soit cette noble personnification de la vieille Russie, elle semble se porter encore à merveille. Ils racontent à mots couverts, à l’oreille de qui veut l’entendre, que Tchitchikof est, dans sa province, le chef secret, l’âme vivante de la vénérable faction qu’on appelle le parti des immobiles, qui plaident gravement, mais à outrance, dans leurs conciliabules, pour que l’on n’aille pas, sous le spécieux prétexte de réparation à faire à une classe tenue pendant plusieurs siècles en interdit, et de progrès éclectique en civilisation humanitaire, sociale et chrétienne, démolir imprudemment toutes les parties à la fois de l’édifice d’un gouvernement national, lequel peut avoir ses défauts, mais qui a pour lui la sanction du temps. Selon ce parti, il ne faut faire ni laisser faire aucune de ces révolutions maudites qui violentent le passé, bouleversent l’avenir et le livrent aux aventures.

Tchitchikof, il faut lui rendre cette justice, comme fils, comme neveu, comme écolier, comme paroissien, comme scribe, comme employé, comme greffier, comme douanier, comme associé des fils d’Israël, comme intendant de seigneur, comme gentilhomme voyageur, comme spéculateur, comme prisonnier en deux circonstances, comme amoureux s’il l’a jamais été, même en imagination ; — comme administré et justiciable, comme propriétaire terrien et possesseur de serfs, comme électeur de magistrats, comme éligible raillé, comme élu par nécessité, n’a jamais proféré un mot de récrimination contre aucun homme ni contre aucune partie de l’ordre légal ou extra-légal établi dans son pays.

Douanes, finances, église, organisation de l’armée, de la marine, de la justice, des prisons, traitement des fonctionnaires et commis, instruction publique, police, servage des masses, simonie générale, il n’a jamais rien contrôlé ; il a tout accepté, tout approuvé par son silence et par sa soumission. Et pourtant, le lecteur l’a vu, notre héros a horriblement souffert jusqu’à l’ère de son mariage ; ce qui ne l’a pas empêché de devenir maître d’une fortune considérable, homme d’ordre et maréchal de la noblesse de son district, et de jouir, dans sa verte vieillesse, de l’estime et de la considération générales.

Tourner tous les obstacles et se servir en tout temps et partout du mal même pour son plus grand bien, là, croyons-nous, est le secret de toute sa politique particulière, qui aura le mérite, aux yeux de bien des gens, d’être éminemment pratique.

Hélas ! les générations se suivent comme les jours, et, comme les jours, ne se ressemblent pas. Toute la jeune famille de Tchitchikof, surtout depuis l’époque injustement oubliée de l’oukaz relatif aux laboureurs libres contractants, est très-notoirement acquise à toutes les grandes réformes, si libéralement préparées par un gouvernement tutélaire et vraiment paternel ; et leur mère, dans le secret de l’intimité, reconnaît volontiers avec ses enfants, cette simple vérité morale, que de monstrueux abus, pour être anciens et tenaces, n’en sont pas plus respectables.

Si l’on veut bien nous pardonner notre partialité pour l’idée réformatrice qui brille aux yeux de la génération moderne, nous proclamerons, en retour, que Tchitchikof était un des héros les plus parfaits, un prototype de la génération qui a fait son temps, et semble devoir disparaître prochainement. Nous irons jusqu’à soutenir que notre héros n’est point mort ; qu’il n’est pas possible qu’il meure ainsi sans faire amende honorable, qu’il n’est pas d’ailleurs de ces hommes qui meurent tout entiers et qui tombent tout d’une pièce dans les abîmes de l’oubli. Nous proclamerons qu’il est, qu’il doit être immortel ; eh ! sans cela, à quoi servirait donc la poésie ? à quoi servirait l’histoire ? Nous dirons qu’il est devenu l’objet d’un culte mystérieux, et qu’il a un autel dans le cœur de tout Russe partisan plus ou moins avoué de la Russie liberticide d’Ioann le Terrible, du destructeur de Pskof et de Novgorod la Grande. Nous dirons tout cela, mais nous ne permettrons pas à notre admiration pour les exploits du père de nous aveugler sur les vertus si différentes des fils, qui comprennent et proclament à l’envi que le bien général doit faire taire tous les intérêts privés, et que le bonheur, que l’honneur d’un peuple entier, ne peut être le fruit que du sacrifice.

Le Russe, non-seulement est foncièrement chrétien catholique, mais il a même tous les instincts du génie de l’initiation. Quelle apparence donc qu’il s’accommodât plus longtemps d’un esclavage mal déguisé au centre de son pays et d’un système semi-païen qui est la seule cause de son malaise physique et moral, d’un système qui est un obstacle à la marche féconde de l’humanité en progrès.



FIN.
  1. Koulébeak, pâté national russe qui contient dans ses larges flancs de pâte levée, soit simplement des choux hachés tirés du tonneau de la conserve de l’hiver, et comme assaisonnement des jaunes d’œufs durs, soit un gruau mélangé d’oignon, ou bien encore des chairs de brochet perche, de lavaret ou de saumon, qu’assaisonnent des jaunes d’œufs mêlés de visigues ou cartilages d’esturgeon.
  2. Stépan Stépanovitch Podgrouzdëf, maréchal de la noblesse du district où était situé le domaine de Tchitchikof.
  3. Procope Pétrovitch Zajmoûrine, juge électif au correctionnel.
  4. Bourdâkine, Ispravnik ou Kapitane Ispravnik, juge correctionnel chef de la police d’un district.
  5. C’est un propos de fou, sans doute; mais il y a quinze ans, un mot pareil jeté à la face de quelqu’un ou de plusieurs hommes rassemblés n’était pas sans danger pour eux.
  6. Tselkove, c’est le rouble argent qui vaut 3 1/2 roubles assignations, et 3 fr.75 c. de France, à peu près.
  7. Gouvernement comme nous disons un département.
  8. La question de l’ex-officier de marine n’avait rien que de fort naturel. En Russie on ne compte comme âmes que les hommes, ce qui n’empêche pas les seigneurs de tirer un fort bon revenu aussi des femmes de leur domaine à qui ils délivrent un permis d’aller vivre d’industrie dans les villes, moyennant redevance. On en a vu payer plus que leur père, frère ou mari, plutôt que de retourner au village. Quant aux enfants, on ne leur fait payer aucune redevance jusqu’à ce qu’ils soient adultes, mais on n’en tire pas moins d’eux une quantité de petits services dont parfois les hommes faits seraient peu capables. Seulement, les enfants ne sont rien aux jeux du fisc, n’importe leur sexe.
  9. Humidité fine, pénétrante, généralement peu abondante, qui tombe après le coucher du soleil, ordinairement pendant la saison chaude et sans qu'il y ait de nuages au ciel.
  10. Les billets de crédit circulèrent dans tout le pays concurremment avec les assignations de la banque.
  11. Secrétaire de gouvernement, rang civil infime.
  12. Fils de Mamaï, Tatar ou Mongol.