Les Éblouissements/Pesanteur du soir

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 61-62).

PESANTEUR DU SOIR



C’est le soir, le ciel est divin,
Je vois sur cet azur très pâle
Un toit d’ardoises lie-de-vin.

L’odeur du foin mouillé s’exhale,
Un sapin tramé sur le ciel
Semble noir dans l’éther d’opale ;

Quel silence torrentiel
Etouffe, écrase un cœur qui rêve !
Le datura donne son miel,

Le lis laisse pendre sa sève.
Les fleurs d’un massif jaune d’or,
À cette heure pressante et brève,


Ont de timides haut le corps
Avant d’entrer dans les ténèbres
Où va rôder le vent du Nord.

Ce sont des instants doux, funèbres,
Où les aromes languissants
Nous pénètrent jusqu’aux vertèbres.

Cette paix du soir qui descend
Scelle une pierre sur ma vie,
Glisse de l’ombre dans mon sang.

Un train campagnard court, dévie
Et siffle comme un paquebot
Passant sur un lac d’Italie.

Que tout est lent, paisible, beau,
Dans l’immense et haute nature,
Qui semble un vaporeux tombeau !

On voit frissonner la verdure,
Et les blanches fleurs du tabac,
Au cœur de la pelouse obscure.

– Pour lutter contre ce trépas,
Contre ces torpeurs et ces sommes,
Elancez vos brûlants ébats,

Amour, continuez les hommes !…