Les Énamourées/2

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Les ÉnamouréesÉditions modernes (p. 161-173).


II

À Paris


Quand Ernest aperçut le boulevard Magenta, il se sentit tout de suite de bonne humeur. C’est à peine si la vue des deux Genlisiennes qui se pressaient contre lui toutes enamourées lui rappela que son lieutenant lui avait confié une mission d’un agrément relatif. D’ailleurs Ernest pensait bien en retirer certains avantages pécuniers qui masqueraient l’amertume de la pilule.

— On va s’ caler les joues ! affirma le Parigot.

— Où nous emmenez-vous, interrogea la sous-préfète, chez Paillard, chez Larue ?

— C’est bien rococo, toutes ces boîtes-là, affirma Nénesse, et puis, c’est mal fréquenté, on n’y voit que des nouveaux riches, des types sans éducation. Nous autres de la noblesse, on y fout plus les pieds !

Et le Parisien raconta qu’il connaissait une petite boîte sans épates, sans façon « où on becquetait » joliment bien, et où il y avait un petit picton blanc qui ne devait rien au percepteur.

— Et puis, continuait Ernest, c’est bien fréquenté ; rien que des types à la redresse, des affranchis, quoi, comme cézigue. Et puis, s’emballait le souteneur qui ne songeait plus à sa noblesse, « des gonzesses », des baths, des girondes, des poules de luxe qui savent se retourner…

Il s’arrêta, un peu confus, mais les deux femmes l’écoutaient béantes d’admiration, admettant très volontiers ces mœurs équivoques.

Quand Ernest, toujours suivi de très près par ses deux houris, entra chez « Émile », le restaurateur préféré des petits gigolos du faubourg Saint-Martin, il fut accueilli par une clameur sympathique :

— Ah ! ce vieux Nénesse, comment va ? s’inquiéta le patron qui s’avança la main tendue et qui, très régence, s’inclina devant les deux femmes, pendant qu’il murmurait un « Mesdames » convaincu.

— Des copines de Genlis, affirma Ernest, sans donner d’autres explications.

Cependant « Émile » s’apprêtait à servir un fameux déjeuner au trio. Ernest avait commandé des moules, des escargots, de la tête de veau, des haricots rouges (c’était son plat favori), du fromage de Brie. Le tout devait être arrosé de nombreuses bouteilles de Saumur.

Le petit chasseur était en pays de connaissance. Chaque nouvel arrivant venait lui serrer la main. Les hommes étaient tous mis avec beaucoup de recherche, ils étaient tous entièrement rasés, l’air de vagues sportmen, ou de cabots chantant la romance.

On entendait :

— Alors, ce vieux Nénesse, on vient à Paris pour affaires ?

Des petites femmes s’approchaient et murmuraient désolées :

— Paraît qu’il va falloir payer le « chiffre d’affaires » maintenant, le gouvernement a besoin de pognon !

Ernest se renseignait :

— Est-ce que la grande Berthe venait toujours déjeuner chez Émile ? Et l’Italienne, bossait-elle toujours dans le quartier ?

On le tranquillisa, ses deux ménesses allaient venir, il pourrait les sermonner, elles en avaient besoin, elles avaient tendance depuis le départ de leur seigneur et maître à se montrer négligentes et peu travailleuses.

Les deux provinciales écoutaient avec stupeur ces étranges propos. Ernest crut devoir les tranquilliser :

— Nous parlons de deux vieilles camarades, vous verrez, je vous les présenterai, elles sont bonnes filles, sans façon, j’ suis certain que vous allez tout de suite faire bon ménage.

Bientôt, la porte fut poussée vigoureusement et la grande Berthe, une fille magnifique, rayonnante de jeunesse et de santé se précipita dans les bras de son petit homme, l’embrassant à pleine bouche :

— Ah ! mon petit Nénesse, tu parles d’une surprise, j’ vas appeler l’ « Italienne », elle prend son apéro à la terrasse.

Et, de la porte, la belle fille cria :

— Radines, l’Italienne, y a Nénesse qui est là !

La prostituée, qui dégustait une boisson verdâtre, entra dans la salle en coup de vent et se pendit amoureusement au cou du petit poisse.

— Ça va, ça va, grogna Ernest, asseyez-vous et mangez ; time is money, perdez pas votre temps !

Mais les deux poules regardaient avec étonnement d’abord, puis avec dépit les deux femmes qui encadraient leur petit homme. Bientôt même, la grande Berthe, qui n’avait pas la langue dans sa poche, murmura :

— Y va un peu fort, le mecq ! Il lui faut des grand’mères, maintenant ?

Nénesse avait l’oreille fine, il entendit le propos et il jugea nécessaire de faire preuve d’autorité. Avec précision, une gifle lancée à toute volée vînt s’abattre sur la joue pleine et rebondie de la grande fille qui n’insista pas. Ernest, bon prince, voulut bien donner des explication :

— J’ suis en affaire avec ces dames, des affaires de lingerie, nous allons faire dans les draps quoi, t’as pas besoin de ramener ta fraise, tu ferais bien mieux d’être un peu plus régulière avec ton homme !

Sous cette verte semonce, Berthe baissa la tête, et l’Italienne se fit toute petite.

Le repas terminé, la grande Berthe voulut régler l’addition, mais son homme la renvoya au turbin :

— T’occupes pas de l’ardoise, faut pas faire des affronts à mes paroissiennes !

Le petit saumur d’Émile était capiteux en diable. Ernest commençait à avoir la langue pâteuse, mais ses doigts conservaient toute leur lucidité et les habitantes de Genlis commençaient à ne pas regretter leur voyage. Elles devenaient gaies et friponnes à leur tour, et une chaleur douce et pénétrante leur courait le long de l’épine dorsale :

— Mon petit marquis, fais-moi mourir, dis ! implorait Mme de Throuardan.

— J’ veux de l’amour, tout plein d’amour, y m’en faut ! affirmait Madame Douminey, née Appoel.

— Émile, hurla le chasseur, apportez de l’amour pour ces dames !

Émile, toujours correct, s’avança et affirma qu’il avait à la disposition de ces messieurs et dames des cabinets particuliers munis de tout le confort moderne.

— Voui, voui, ça va, j’ sais, y a de quoi écrire ! En attendant, refile-nous l’addition !

Dès qu’il fut en possession de la petite note, Ernest la communiqua aux dames de Genlis, qu’il abandonna quelques instants, le vin blanc ayant des qualités diurétiques qui agissaient fortement sur la vessie.

Quand il revint, il vit avec plaisir que « l’ardoise » était réglée. Allons, ces dames savaient se conduire dans le monde. Il les jugea prêtes à d’autres sacrifices.

— Dis, chéri, y a des cabinets particuliers, qu’il a dit le monsieur, allons-y, dit la sous-préfète.

— Oh ! voui, voui ! confirma Mme de Throuardan.

— Quoi ! toutes les deux ? s’étonna Ernest, vous me prenez donc pour un sénateur ?

Mais les vertueuses provinciales se firent éloquentes et Ernest, qui n’était pas plus malhonnête qu’un autre, Ernest, qui avait bien déjeuné, bien bu, éprouvait une certaine reconnaissance pour ces braves dames de Genlis, un peu mûres peut-être, mais qui devaient être bigrement vicieuses. Et puis, cela lui coûtait si peu.

Il monta donc vers le cabinet particulier, suivi des deux femmes qui, elles, s’apprêtaient à monter au septième ciel.

 
 

Ces deux lignes de points sont destinées à remplacer la narration détaillée, abondante et scatologue que souhaitent nos lecteurs paillards et impénitents et nos lectrices, petites folles sans pudeur. C’est dans votre intérêt, mon cher Monsieur, que nous ne vous donnons pas les détails graveleux qu’attend votre concupiscence.

Notre réserve vous évite des frais, faut faire des économies, c’est le seul moyen de relever le franc, et ce redressement est urgent, beaucoup plus que… enfin, vous comprenez. C’est également pour votre bien, chère petite lectrice que nous évitons l’affreuse licence, nous jugeons, car nous vous connaissons bien, que vos ardeurs n’ont pas besoin d’être stimulées, et nous vous conseillons des lectures austères et non des récits graveleux.

Disons, toutefois, que « Nénesse » n’en avait jamais tant vu.

— C’est égal ! murmurait admiratif le pâle enfant du faubourg, elles sont plus dessalées que celles du tapin, y aurait de l’or à gagner avec ces gonzesses-là !

Ces dames de Genlis, tout à fait à leur aise dans leur costume de chair, se déclaraient également très satisfaites et affirmaient qu’il n’y avait plus que la noblesse qui savait aimer.

Il était près de six heures quand le trio quitta la maison hospitalière du brave Émile.

— On va aller au bal-musette, proposa Ernest, on dînera chez Émile, et de là on ira aux Fol’-Berges, faut que j’ surveille mes mistones, y a rien de tel que l’œil du maître, voyez-vous, belles dames !

— Mais nous allons être obligées de vous quitter, cher Monsieur, affirma Mme de Throuardan, n’est-ce pas, ma chère, continua-t-elle en se tournant vers la sous-préfète, nos maris nous attendent, et le dernier train pour Genlis part à 7 h. 1/2.

— Vous en faites pas pour vos cocus, mes belles chattes ! trancha Ernest sans aucun respect pour les fonctionnaires que l’Europe nous envie ; c’est pas souvent que vous avez l’occasion de visiter la capitale avec un guide comme moi.

Les deux femmes hésitèrent. Nous devons, à la vérité, de constater que cette hésitation fut de courte durée, quelques secondes tout au plus, puis, la sous-préfète et la femme du conservateur franchirent le Rubicon tout comme un ex-ministre :

— Je reste, dit l’une.

— Moi aussi, affirma l’autre.

Là-bas, à Genlis, M. le Sous-préfet pouvait pâlir sur sa besogne ; M. le Conservateur pouvait conserver ses hypothèques plus facilement que la vertu de Mme de Throuardan : les deux vierges folles allaient sombrer dans les pires orgies en compagnie du pseudo-marquis de Réaumur-Sébastopol.