Les Énamourées/3

La bibliothèque libre.
Les ÉnamouréesÉditions modernes (p. 174-185).
IV.   ►


III

À Genlis


— Dites-donc, Throuardan, téléphonait le sous-préfet au conservateur des hypothèques. Rien de nouveau ? Pas de nouvelles ? Ah ! les garces ! Sommes cocus, mon pauvre vieux !

Ainsi rageait, vitupérait, se lamentait dans le téléphone ce pauvre petit sous-préfet, M. Douminey, seigneur et maître de sa concupiscente épouse.

Il accrocha, d’un geste rageur, le récepteur qui, de son œil rond, le contempla, moqueur.

— La garce, la garce ! continuait de rager Douminey, cinq jours d’escapade, cinq jours où elle doit sombrer dans les pires orgies !

Sa main droite, aux doigts réunis s’agitait dans un geste significatif, et il est fort probable que si, à cet instant précis, Mme Douminey, née Appoel, eut commis l’imprudence de se présenter, elle eut, comme on dit vulgairement, pris quelque chose pour son rhume, pas précisément sur sa face, mais sur une partie de son corps suffisamment vaste et dodue pour recevoir des caresses un peu brutales administrées par la main nerveuse et sèche de M. le Sous-préfet.

Il y a loin de la croupe aux lèvres. La rousse ardente ne se présentant pas. Vous pouvez, tant que cela vous plaira, mon petit Monsieur, faire le geste de donner la fessée, votre légitime vous nargue, et ses charmes postérieurs n’ont rien à craindre de vos menaces.

Au vrai, il était désespéré. Non pas parce qu’il était cocu. Il ne donnait pas plus d’importance à cet accident qu’il n’en avait placé son amour-propre dans un endroit moins exposé. Et puis Mme Douminey était une amoureuse, une grande amoureuse, et lui n’était qu’un tout petit tempérament, un tout petit bonhomme de tempérament. Il ne s’inquiétait pas lorsqu’il voyait la rousse flirter à bouche que veux-tu avec les petits gigolos que la grosse femme cherchait à séduire à grand renfort de coups de nichons :

— Faut qu’ils en aient une santé, ricanait Tiburce (car il s’appelait Tiburce, l’infâme).

Ces complaisances lui valaient des nuits calmes et il jugeait qu’il était l’heureux marchand de la combinaison.

S’il excusait ces écarts, il ne pouvait admettre la fugue qui risquait, non pas de le déshonorer, mais de le ridiculiser, et, avec lui, la sous-préfecture, voire même la République tout entière, ainsi que ce bon M. Lebrun.

— Faut prendre des décisions, nous ne pouvons pas attendre indéfiniment, concluait M. Douminey.

À leur vieille bonne, il avait dit que « Madame », partie pour la journée à Paris, avait rencontré une cousine habitant la capitale et qu’elle s’était trouvée retenue pour quelques jours.

Il avait débité la même fable aux amis et connaissances qui s’étonnaient de l’absence de la sous-préfète.

Mais il avait l’impression bien nette que le peuple murmurait et que sous peu il lui faudrait avouer la vérité.

N’y tenant plus, il téléphona à son compagnon de misère :

— Lâchez vos hypothèques, Throuardan, venez me voir, nous allons étudier la situation !

Bientôt, le conservateur rejoignait le sous-préfet. Victor de Throuardan, un bon gros à la figure calme et haute en couleur serra avec conviction la main que lui tendait M. le Sous-préfet.

— Les garces ! les garces ! affirma à nouveau M. Douminey qui, décidément, tenait à cette appellation.

— Elles sont parties, bon vent, la paille au c… et le feu dedans ! comme on dit chez moi, affirma le conservateur avec un bon gros rire.

— Mais, enfin, mon cher, vous m’étonnez, nous sommes cocus, que diable !

— Moi, j’ m’en fous, affirma M. de Throuardan, j’ suis conservateur des Hypothèques, pas de la vertu de ma bourgeoise.

Il avait pris la chose du bon côté, ce brave Victor. Quand le soir, vers neuf heures, il eut la conviction que le dernier train de Paris était arrivé et que son épouse n’y était pas, il appela la femme de chambre de Madame, une jeune et sémillante blonde à la chair blanche et rose (il était renseigné) :

— Berthe, lui dit ce maître débonnaire, vous le constatez, voilà une demi-heure que le train de Paris est arrivé, Madame n’y est pas. Elle fait défaut. Vous coucherez cette nuit dans ma chambre, dans mon lit ; allez, mon enfant, vous préparer pour des jeux et des exercices que, quoi qu’en disent les sénateurs, la morale ne réprouve pas.

Berthe obéissait au doigt et à l’œil : aussi, quand, vers onze heures, le conservateur entra dans la chambre à coucher et autre chose aussi, il trouva la soubrette, vêtue de ses seuls charmes qui, très modestement affirma que :

— Monsieur était servi.

C’était un bon patron, il fit ce qu’il put et, bientôt Berthe dut reconnaître qu’à son tour, elle aussi, elle était servie.

Échange de bons procédés.

Aussi, ce bon Victor attendait sans trop d’impatience le retour de l’épouse volage. Aux amis trop curieux, il disait d’un ton confidentiel :

— Mme de Throuardan ? Mais elle se porte très bien, je vous remercie. Je ne sais pas quand elle reviendra, elle est très occupée, affaires politiques, on avait besoin d’elle, paraît qu’elle doit faire remonter le franc.

Lui, pendant ce temps, en compagnie de Berthe, il sombrait dans les pires débauches, il s’occupait de tout autre chose que du relèvement du franc. Aussi s’étonna-t-il du désespoir du sous-préfet.

— Voyons, mon cher, ce n’est pas une catastrophe, que diable ! Un sous-préfet cocu, cela s’est déjà vu. Cela n’amène généralement pas de complications diplomatiques. Réfléchissez que même Napoléon, le grand Napoléon, n’échappe pas à cette indignité !

Ce rappel historique apaisa le pauvre Tiburce, on souffre moins quand on sait que d’autres ont éprouvé les mêmes peines. Et puis, on a beau être républicain, cela vous fait tout de même quelque chose d’être comparé à Napoléon. Mais le sous-préfet avait une grande réputation d’énergie et de volonté. Il devait à cette réputation d’être à la hauteur des événements :

— J’admets que j’ai quelque ressemblance avec le Corse aux cheveux plats, mais je ne puis laisser traîner dans le ruisseau le nom d’un fonctionnaire sans peur et sans reproche. Il faut agir, Throuardan.

— Ma foi, rigola Victor, j’agis tous les soirs, demandez plutôt à Berthe.

— Vous êtes un faune, un satyre je devrais vous dénoncer à la « Ligue genlisienne pour le relèvement de la vertu dans les classes bourgeoises.

— Je préfère Berthe pour le relèvement dont vous parlez, elle a un de ces tours de reins, hum !

Une sonnerie grêle et énervante vint interrompre cette discussion. M. Douminey se précipita, décrocha le récepteur, et tout de suite devint très pâle. Sans un mot, il passa l’un des récepteurs au conservateur des Hypothèques, et voici ce que les deux hommes entendirent :

— Allo ! c’est bien à M. Tiburce Douminey, sous-préfet de Genlis, que j’ai l’avantage de parler.

Tiburce affirma qu’il était bien le sous-préfet demandé.

Mais son correspondant insista, il ne voulait parler qu’au sous-préfet en personne, il s’agissait d’une affaire personnelle, excessivement grave.

Douminey donna les assurances les plus formelles tant qu’à son identité et, rassuré, son interlocuteur se fit connaître :

— Je suis M. le Préfet de Police de Paris. Votre femme a bien quitté le domicile conjugal voilà cinq jours ?

— Parfaitement, affirma l’époux bafoué.

— C’est une grosse et forte femme, aux cheveux teints en roux, de quarante-cinq à cinquante ans, affirma sans galanterie le préfet parisien.

— C’est bien cela ! affirma Douminey.

— Eh bien ! mon cher sous-préfet, continua avec un rien d’ironie le fonctionnaire parisien, tranquillisez-vous, on l’a retrouvée, en compagnie d’une de ses amies, Madame de Throuardan.

— Où étaient-elles ? interrogèrent les deux hommes.

— Dans un b..... lâcha crûment le préfet de police.

Victor prit la chose avec une sereine philosophie. Un gros rire vint bientôt secouer son immense bedaine. Tiburce serra les dents, serra les poings, serra les fesses.

Cependant, le préfet de police prévenait les deux cocus qu’il leur expédiait les épouses repentantes qui, ajoutait-il, donneraient elles-mêmes, si elles le jugeaient bon, les détails sur leur équipée.

Laissons face à face les deux cocus, et voyons à la suite de quelles aventures les deux femmes en folies, échouèrent dans la maison où l’on passe.