Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/03

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Imprimerie Générale de Rimouski (p. 16-22).

JACQUES CARTIER
1534-1536

Ayant visité sur des barques toute la rive nord du golfe jusqu’à Chicatica, Cartier alla reprendre ses vaisseaux au port de Brest, (Bonne-Espérance, une trentaine de milles à l’ouest de Blanc-Sablon), côtoya l’île de Terre-Neuve où il essuya au large de la Baie Saint-Georges une tourmente de vents contraires, qui dura six jours et lui fit perdre toute connaissance de terre, « jucques audit jour saint Jehan, que nous eumes congnoissance d’vng cap de terre, (C. Anguille) qui nous demouroit au suest… Et celuy jour fist bruimes et mauvais temps, et ne peumes approcher de ladite terre ; et pour ce que s’estoit le jour monseigneur saint Jehan, le nommames le cap sainct Jehan.

« Le lendemain, XXVe jour, (de juin) fist aussi mauvais temps, obscur et venteux ; et fymes courrir à ouaist nourouaist partie du jour, et le soir, nous mysmes en travers, jucques au segond quart, (minuit) que apparoillames ; et lors, par nostre esme, (estime) estions au norouaist, vng quart d’ouaist, dudit cap sainct Jehan dix-sept lieues et demye. Et lors que appareillames, le vent estoit norouaist, et fymes courrir au surouaist quinze lieues, et vynmes trouver trois isles, (les Îles aux Oiseaux) dont y en avoit deux petittes et acorez comme murailles, tellement que possible n’est de monter dessurs ; entre lesquelles y a vng petit forillon. Icelles isles estoient aussi plaines de ouaiseaux que vng pré de herbe, qui heirent au dedans d’icelles isles ; dont la plus-grande estoit plaine de margaulx, qui sont blancs, et plus-grans que ouays. Et en l’autre y en avoit paroillement, en vne partie quantité d’elle, et en l’autre, plaine de godez. Et au bas y avoit paroillement desdits godez, et des grans apponatz, qui sont paroilz de ceulx de l’isle, dont est cy davant faict mencion. Nous descendismes au bas de la plus petite, et tuames de godez et de apponatz, plus de mille, et en prinmes, en noz barques, ce que nous en vouillinmes. L’on y eust chargé, en vne heure trante icelles barques. Nous nommames icelles isles, isles de Margaulx. À cinq lieues desdites isles estoit l’autre isle, (Brion à dix milles et trois quarts vers l’ouest) à ouaist d’elles, qui a environ deux lieues de long et autant de leise, (guère plus de quatre milles de longueur par un de largeur). Nous y fumes posez pour la nuyt, pour avoir des eaux et du bouays à feu. Icelle isle est rangée de sablons, et beau fons, et possaige à l’antour d’elle à seix et à sept brassez. Cestedite Ille est la meilleure terre que nous ayons veu, car vng arpant d’icelle terre vault mielx que toute la Terre Neufve. Nous la trouvames plaine de beaulx arbres, prairies, champs de blé sauvaige, et de poys en fleurs, aussi espès et aussi beaulx, que je vis oncques en Bretaigne, queulx sembloict y avoir esté semé par laboureux. Il y a force grouaiseliers, frassiers et rossez de Provins, persil, et aultres bonnes erbes, de grant odeur.[1]

« Il luy a entour icelle ille, plusieurs grandes bestez, conme grans beuffz, quelles ont deux dans en la gueulle, conme dans d’olifant, qui vont en la mer. De quelles, y en avoict vne, qui dormoict à terre, à la rive de l’eau, et allames o nos barcques, pour la cuydez prandre ; mais incontinant que fumes auprès d’elle, elle se gecta en la mer. Nous y vimes paroillement des ours et des renars. Cette ille fut nommée l’ille de Bryon[2]. Aux environ d’icelles illes, y a de grandes marées, qui portent comme suest et norouaist. Je présume mielx que aultrement, à ce que j’ay veu, qu’il luy aict aulcun passaige entre la Terre Neuffve et la terre des Bretons[3]. Sy ainsi estoict, se seroict vne grande abréviacion, tant pour le temps, que pour le chemyn, si se treuve parfection en ce voyage[4]. À quatre lieues de ladite ille, il luy a la terre ferme à ouaist surouaist, la quelle paroit conme vne ille, avironnée d’isles de sablons[5]. Il luy a vng beau cap, que nommames cap du Daulplin[6], pour ce que c’est le commancement des bonnes terres.

« Le XXVIIe dudit moys de juin, nous rangeames ladite terre, qui gist est nordest et ouaist surouaist, et semble de loing que se soinct butterolles de sables, pour ce que ce sont terres basses et araineuses. Nous ne pumes allez ny dessandre à icelles, pour ce que le vent en venoict, et les rangeames celluy jour environ quinze lieues. »

Cartier veut parler de la dune du nord qui est basse et semée de ce que les habitants appellent buttereaux et qui sont des buttes de sable. Les battures s’étendent à quelques arpents du rivage et, à cause des vents forts des jours précédents, la mer était trop mauvaise pour permettre à Cartier d’atterrir.

« Le landemain, (dimanche, 28 juin) rangeames icelle terre, (la Pointe-au-Loup) environ X lieues, jusques à vng cap de terre rouge, qui est vng cap rongné, au dedans duquel il y a vne ancze, qui s’abat au nort, et poys sonme. Il luy a vng sillon de perroy, qui est entre la mer et vng estanc. D’icelluy cap de terre et estanc à vng aultre cap de terre, y a environ quatre lieues. Ce faict la terre en demy cercle, et tout rangé de sablons, faictz comme vng fossé ; par sur lequel et oultre yceluy, y a comme manière de marestz et estancqz, tant comme l’on peult voirs. Et auparavant arivez au premier cap, y a deux petittez illes, assez près de terre. Et à cinq lieues dudit second cap, y a vne ille au surouaist, qui est moult haulte et pointue, qui par nous fut nommée Allezay. Le premier cap fut nommé le cap saint Pierre, pour ce que le jour dudit sainct y arrivames.

« Dempuix ladite ille de Bryon jusques audit lieu, y a beau fons de sablon, et certaine sonde, qui asoumist conme l’on aproche de terre, égallement. À cinq lieues de terre, y a vingt cinq brasses, et à vne lieue, doze brassez ; bort à terre, seix brassez, et partout beau fons. Et pour ce que voullions abvoir plus emple congnoissance dudit parroige, mismes les voilles bas et en travers. »

Dans la description de Cartier ne reconnaît-on pas le pays qui s’étend de l’Étang-du-Nord à la Pointe-de-l’Ouest ? Cet étang, ce pays bas, ce demi-cercle de sablons et de marais, ne les voit-on pas encore aujourd’hui, quand on fait en voiture, à mer basse, le trajet de l’Étang-du-Nord à la Pointe-de-l’Ouest ? L’étang qu’il voit par-dessus la rangée de sablons, c’est le Havre-aux-Basques ; et ces deux petites îles, c’est l’Île-aux-Goélands avec une sœur disparue ; et cette troisième « moult haulte et pointue », c’est le Corps-Mort dans sa lugubre physionomie[7]. Saint-Pierre a laissé le cap de terre rouge pour étendre sa sollicitude à toute l’île et en faire la paroisse de Saint-Pierre-de-l’Étang-du-Nord.

Au retour de son second voyage, vers la fin du mois de mai, Cartier revit les Îles. Étant à l’Île-aux-Lièvres le dix-sept mai, il fut assailli dans la nuit par un coup de vent de nord-est qui le repoussa jusqu’à l’Île-aux-Coudres où il demeura cinq jours. Puis, le vent étant bon, il se remit en route et passa entre l’isle de l’Assomption (Anticosti) et le cap Honguedo. (Gaspé) « lequel passaige n’avoyt pas cy devant esté descouvert… Et pource que le vent estoit convenable et bon à plaisir, fisme porter le jour et la nuyt. Et le landemain (24 mai) vinsmes querir au corps l’isle de Bryon, ce que voullyons faire, pour l’abrégé de nostre chemyn. » Il voulait essayer de passer entre le Cap-Breton et Terre-Neuve.

« Le jeudi, XXVe jour dudict moys, jour et feste de l’Ascention Nostre Seigneur, nous traversames à vne terre et sillon de basses araynes, qui demeurent au surouaist de ladicte ysle de Bryon, envyron huict lieues, par sus lesquelles y a de grosses terres, plaines d’arbres. Et y a vne mer enclose[8], dont n’avons veu aucune entrée ny ouverture, par où entrer en icelle mer. Et le vendredi, XXVIe, parce que le vent chargeoit à la couste, retournames à ladicte ysle de Brion, où fumes jusques au premier jour de juing. Et vinmes querir vne terre haulte, qui demeure au suest de ladicte ysle, qui nous apparessoit estre vne ille ; et la rangames environ vingt deux lieues et demye. Faisant lequel chemin, eusmes congnoissance de troys aultres ysles qui demouroient vers les araines ; et pareillement lesdictes araines estre ille, et ladicte terre, qui est terre haulte et vnye, estre terre certaine[9] ».

Ces trois autres îles que Cartier aperçoit quand il vient à dépasser la Pointe-de-l’Est, faisant route vers le Cap-Breton, ce sont les îles du Havre, de l’Étang-du-Nord, et du Havre-aux-Maisons.

Voilà tout ce que le grand navigateur Jacques Cartier dit des Îles de la Magdeleine. J’ai tenu à le citer en entier par curiosité, parce que c’est le premier écrit où il est fait mention de ce petit coin de terre. Cartier est-il le premier Européen à mettre les pieds sur nos Îles ? C’est plus que très probable, c’est même certain, d’une certitude relative, toutefois, comme le sont toutes ces histoires enveloppées de mystère et de suppositions.

  1. Le Frère Marie-Victorin en compagnie de qui j’ai visité cette île, s’écriait en y herborisant : « C’est bien cela ! Et rien n’a bougé ici depuis trois siècles. Là-haut sur la falaise, les grands arbres et les prairies pleines de gesses purpurine, à mes pieds le froment sauvage et les pois de mer « fleuris comme pois de Bretagne ». Et la quantité de raisins « ayant la fleur blanche dessus, » quelle description merveilleusement précise de la grande canneberge en fleur, gardant encore mous et juteux ses raisins de la saison passée ! Quant aux fraises, roses incarnates, persil de mer et spiranthes embaumées, il n’y aurait qu’à se pencher pour en cueillir des monceaux. » (Croquis Laurentiens)
  2. En l’honneur et mémoire de feu très illustre Seigneur Messire Philippes Chabot Comte de Burensais, et de Chargny, Seigneur de Brion, et Amiral de France, et protecteur de Cartier.
  3. Ce qui prouve que le Cap-Breton était connu mais qu’aucun Français n’avait pénétré dans le golfe par ce qu’on appelle aujourd’hui le détroit de Cabot que Cartier ne découvrit qu’au retour de son second voyage, et par où le trajet est plus court et plus facile.
  4. L’Escarbot dit que la perfection que cherche Cartier est de trouver un passage pour aller par là en Orient.
  5. C’est la Grosse Île. Cartier a vu juste : rien ne ressemble plus à une île et c’est le commencement de la terre ferme de l’archipel que Cartier prend pour le continent.
  6. Le cap Nord de la Grosse Île à huit milles et trois-quarts de la pointe ouest de Brion.
  7. Voir appendice I
  8. La Grande-Entrée
  9. Les voyages de Jacques Cartier, publiés de l’original avec traduction, notes et appendices, par H. P. Biggar, B. Litt. (Oxon.) archiviste en chef pour le Canada en Europe. (1924)