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Les Îles de la Madeleine et les Madelinots/04

La bibliothèque libre.
Imprimerie Générale de Rimouski (p. 22-28).

LES PREMIERS ÉTABLISSEMENTS

Quarante ans plus tard, nous y trouvons des Français et des Sauvages. Quand Cartier eut publié le récit de son premier voyage, les Basques et les Normands poussèrent leurs entreprises jusqu’à ces îles où il y a « grandes bêtes comme grands bœufs. » Les Micmacs y passaient la belle saison ; les Français les y trouvèrent, se les associèrent par quelques présents et les employèrent pour charger leurs bâtiments d’huiles et de peaux. Ils leur donnaient rendez-vous pour la saison suivante et chacun regagnait sa patrie. Flattés de ces relations et du bénéfice qu’ils en retiraient, les Micmacs augmentaient leur nombre chaque année, en entraînant quelques frères dans ces équipés industrielles, où se scella la solide et fidèle amitié franco-micmac. Je ne crois pas qu’il y eut des Sauvages sur les Îles au passage de Cartier, car il en aurait eu connaissance. Ces grands aventuriers de Sauvages ne devaient pas cependant ignorer l’archipel.

Il y avait donc bien des années que Français et Micmacs chassaient le loup-marin et tuaient la vache-marine, quand en 1591 une expédition fut organisée par Monsieur de la Court Pré Ravillon et Grand Pré, afin d’aller à la découverte de l’Île Ramea, (îles ramées, c’-à-d. réunies les unes aux autres par des dunes de sable.) avec un vaisseau appelé le Bonaventure, pour faire de l’huile « avec des bêtes qu’on nomme Morses et qui ont de grandes dents ».[1] J’ai lu en plus d’un auteur que le nom de Ramea fut donné aux Îles par Champlain. Ce doit être une erreur, puisque Champlain lui-même apprit l’existence et le nom de cette île dans les relations de cette première expédition. D’où vient donc ce nom de Ramea ? Au retour de leurs voyages de pêche, les Bretons et les Normands devaient en faire le récit avec chaleur et enthousiasme, Ramea provient très probablement de ce chef, mais comme ces hardis marins n’ont laissé aucune relation écrite, il est difficile de préciser vers quel temps notre archipel fut ainsi baptisé. Ce qui est absolument certain, c’est que ce fut avant 1591.

Le capitaine de l’expédition de 1591 ne nous a pas laissé son nom. Il semble avoir séjourné assez longtemps dans l’archipel, car il fait une description détaillée des îles, des havres pour l’entrée desquels il donne des conseils et des règles aux marins futurs. Il appelle le Rocher-aux-Oiseaux l’Île Aponas, sans doute parce que Cartier avait mentionné une grande quantité « d’apponats » sur ces îles. À un endroit qu’il appelle l’Île Blanche — l’Île d’Entrée, je crois — il tua quinze cents morses ou vaches-marines.

Alléchés par les récits de ces entreprises fructueuses, les Anglais se lancent bien vite sur la trace de leurs voisins. En 1593, un monsieur Hill de Redriffe équipe la Marigold qu’il met sous les ordres du capitaine Richard Strong et du premier officier Peter Langworth, tous deux d’Apsham. La Marigold sera accompagnée d’un autre vaisseau commandé par Georges Drake de Apsham également. Ils doivent se rendre à une île, dans le détroit de Saint-Pierre, dépassé Terre-Neuve vers l’ouest, au 47e de latitude. Les Bretons de Saint-Malo la nomment Île de Ramea, mais les sauvages et les aborigènes du continent voisin l’appellent Mewquit.

À peine avaient-ils quitté Apsham qu’une tempête sépara les deux vaisseaux qui ne se revirent plus de la traversée. Georges Drake arriva le premier et trouva un navire de Saint-Malo presque chargé de morses. En apprenant que ce nouvel arrivé était un navire anglais, sous les ordres du capitaine Georges Drake, les Malouins furent si effrayés et déguerpirent si vite durant la nuit, qu’ils oublièrent vingt-trois hommes et trois chaloupes sur le rivage. À cette époque, les deux nations étaient en guerre, et les Anglais n’eurent rien de plus pressé que de saisir le butin abandonné et de faire les hommes prisonniers.

Ce fut le seul succès de leur voyage, car ils étaient arrivés trop tard pour tuer la vache-marine qui ne se prend qu’au début de l’été.

Cela se passait vraisemblablement à la Grande-Entrée. Richard, le chroniqueur de ce voyage, écrit que les deux havres des Îles sont accaparés par les Bretons de Saint-Malo et les Basques de Saint-Jean-de-Luz. L’autre havres est, je pense, le Havres-au-Basques, ce que nous verrons dans la suite.

Hakluyt dit que Drake fut le premier Anglais qui s’avança aussi loin dans le golfe Saint-Laurent, mais d’autre part, je trouve une lettre du 14 septembre 1591 de Thomas James de Bristol au Très Honorable Sir William Cecill Lord Burghley, lord haut Trésorier d’Angleterre, etc., concernant sa découverte de l’Île Ramea avec son navire le Pleasure. Il fait une brève description de l’île et parle des milliers de gros
Carte faite par M. de Meulles.
Intendant de la Nouvelle-France, 1686.

Croquis de l’entrée du St-Laurent.
Sans nom d’auteur, 1640 ou 1650.
poissons avec grosses dents et peau de buffle qui viennent sur les bancs de sable en avril, mai et juin, pour y faire leurs petits qu’ils ne laissent pas, lesquels ont une chair délicieuse comme celle du veau. Avec les intestins de cinq gros poissons semblables, on fait un tonneau d’huile si douce et propre à faire de si bon savon que le roi d’Espagne en couperait tous ses oliviers.

Donc, ce n’est pas Drake mais Thomas James qui le premier des Anglais s’aventura à l’intérieur du Golfe. Et cette expédition aurait coïncidé avec celle du capitaine inconnu sous la protection de Monsieur de la Court Pré Ravillon et Grand Pré. Cependant, ni l’un ni l’autre n’en font mention. Ils ne se sont donc pas rencontrés. Et c’est facile à expliquer. James donne des détails inconnus à l’autre : les vaches-marines atterrissent en avril, mai et juin. Il est donc arrivé là de très bonne heure, sur la fin du printemps, quand l’autre n’y est parvenu qu’au cours de l’été, alors que les petits sont devenus gros, car la croissance, comme chez le loup-marin, est très rapide. Mais ce qui est étrange, c’est que ni l’un ni l’autre ne mentionnent de Bretons ou de Basques. Il n’y en avait donc pas cet été là. Tous les deux cependant croient avoir découvert l’Île Ramea, mais si c’était une découverte pour eux, ce n’en était pas une au sens générique du mot : connaître ce qui était inconnu. Tous les deux n’auraient pas pu appliquer ainsi par simple hasard le mot Ramea à ce petit groupe d’îles. Affirmons donc sans crainte que l’Île de Ramea était connue avant 1591.

À leur insu, les Anglais et les Français commencèrent en cette année 1591 à se disputer les premiers pouces de terre qu’ils se donnent respectivement le mérite d’avoir découverts dans le nord de l’Amérique. Nous allons voir que la rencontre ne tardera pas à s’effectuer… Et notre archipel va être le théâtre des premiers conflits anglo-français dans cette portion du Nouveau-Monde.

Au printemps de 1597, Charles Leigh, équipant un navire et faisant voile vers l’Île de Ramea, y arriva le 18 juin. Il trouva une énorme quantité, une multitude de vaches-marines (Vaccæ Marinæ) sur toutes les îles, même sur les battures du Rocher-aux-Oiseaux.

Et aux environs de Brion, il y avait tant de morue qu’en une heure, avec quatre lignes seulement, ses hommes en pêchèrent 250 et un flétan si gros que leur barque ne put le contenir.

Le 19, il pénétra dans la havre de Halabolina (La Grande-Entrée) et, après y avoir ancré son navire, il envoya sa grosse chaloupe et douze matelots, sous les ordres du premier officier, inspecter le voisinage. Ils trouvèrent[2] quatre navires : deux de Saint-Malo en Bretagne et deux de Sibiburo, des parages de Saint-Jean-de-Luz. Ces Français voulurent se faire passer comme Espagnols. À cette nouvelle, Charles Leigh convoque à son bord les quatre capitaines français, mais seuls ceux de Saint-Malo s’y rendent. Leigh envoie chercher les deux autres et leur dit : « Nous ne vous ferons pas de mal, nous voulons être vos amis, mais par mesure de prudence nous vous prions de nous livrer vos munitions. » Les Français s’y refusèrent carrément ; froissés et humiliés, les Anglais répondirent : « Vous ne voulez pas ? Eh bien ! nous retirons notre amitié ; soyez nos ennemis ! »

Les deux capitaines malouins sont congédiés. Quelques heures après, une barque bien montée se présente à leur bord pour jeter les munitions à l’eau. Il s’en suit un combat à mains armées sur le pont des navires français. Les Anglais l’emportent et, malgré l’engagement solennel de ne pas toucher à autre chose qu’aux munitions, ils pillent, saccagent, enlèvent tout ce qu’ils trouvent. Informé de la déloyauté de ses subalternes, Leigh, scrupuleusement fidèle à la parole donnée, intervient et fait rendre aux Français tout ce qui leur a été enlevé, mais il apporte à son bord leurs armes et leurs munitions. Ayant quelques doutes sur la nationalité de ces étrangers, il leur dit : « Si vous êtes les sujets du Roi de France, vous ne perdrez pas un seul sou. » Mais son équipage n’était pas du même avis et il dut réprimer sévèrement une mutinerie qui éclata parmi ses gens qui voulaient à tout prix enlever un navire aux Français.

Ceux-ci s’organisèrent. Le lendemain, 20 juin, à la pointe du jour, au moins deux cents Français et Bretons et trois cents Sauvages étaient rangés en ordre de bataille sur le rivage, où ils avaient placé trois pièces de canons, et se préparaient activement au combat.

Tout à coup une vigoureuse décharge d’une centaine de coups de fusils part d’un petit bois et s’abat sur la tête des Anglais. Charles Leigh constate à ses dépens qu’il n’est pas seul à faire la loi : il hisse le pavillon blanc. Les Français lui demandent d’envoyer des émissaires pour s’entendre avec eux. Ralph Hill et quelques délégués arrivent bientôt sur la grève tumultueuse où ils sont faits prisonniers et gardés jusqu’à la restitution des munitions volées. Ce qui est exécuté sur le champ.

Les Français victorieux, en vertu des lois de la guerre, forment le projet de saisir le navire anglais et de faire passer un vilain quart d’heure à l’équipage, mais les Anglais, flairant anguille sous roche, prennent la fuite durant la nuit. Pour leur malheur et l’amusement des Français, le courant jette leur vaisseau sur la barre de sable qui garde l’entrée du havre, et ils ne s’arrachent qu’à grand’peine de ce mauvais pas, après avoir perdu une ancre, un câble, une chaloupe et laissé deux hommes prisonniers.

Voilà la première bataille et la première victoire des Français au Canada. Elle a lieu sept ans avant la fondation de l’Acadie, onze ans avant la fondation de Québec et douze avant le combat du Lac Champlain. Et c’est sur ce petit coin de terre perdu au milieu des brumes du golfe que s’ouvrit le long et douloureux drame qui devait se terminer 163 ans plus tard ; sur ce coin de terre où dans 200 ans viendront s’échouer les tristes épaves de la déportation acadienne.

Les Bretons et les Basques ont-ils continué leurs expéditions de pêche, les Anglais sont-ils revenus troubler ces rivages ? Rien ne nous l’apprend. Aucune relation de voyage ne parle des Îles avant Champlain qui les appelle Ramée-Brion et n’en dit pas plus long.

  1. Voir Hakluyt’s Voyages. V. 8, p. 150 et seq.
  2. Probablement dans la baie du Cap de l’Est.