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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/6

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Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 26-28).

Comment les oiſeaux de l’Iſle ſonnante ſont alimentez.

Chapitre VI.


Pantagrvel monſtroit face triſte, & ſembloit non contant du ſeiour quatridien que nous terminoit Aeditue, ce qu’apercent Aeditue, & dit. Seigneur, vous ſcauez que ſept iours deuant & ſept iours apres breume iamais n’y a ſur mer tempeſte. C’eſt pour ſaueur que les elemens portent aux Alcyones, oiſeaux ſacrez à Thetis, qui pour lors ponnent & eſclouent leurs petits lez le riuage, Icy la mer ie reuenche de ce long calme, & par quatre iours ne ceſſe de tempeſter enormement quant quelques voyagiers y arriuent. La cauſe nous eſtimons afin que ce temps durant neceſſité les contraigne y demeurer, pour eſtre bien feſtoyez des reuenus de ſonnerie. Pourtant n’eſtimez temps icy ocieuſement perdu. Force forcee vous y retiendra. Si ne voulez combatre Iuno, Neptune, Doris, Aeolus, & tous les veioues, ſeulement deliberez vous de faire chere lie. Apres les premieres bauffrures, frere Iehan demandoit à Aeditue, en ceſte Iſle vous n’auez que cages & oiſeaux, ils ne labourent ne cultiuent la terre. Toute leur occupation eſt à gaudir, gazouiller & chanter. De quel pays vous vient celle corne d’abondance, & copie de tant de biens & frians morceaux ? De tout l’autre monde, reſpondit Aeditue, exceptez moy quelques contrees des regions Aquilonnaires, leſquelles depuis certaines annees ont meu la Camerime[1]. Chou. Ils s’en repentiront dondaine : ils s’en repentiront don don. Beuuons amis, mais de quel pays eſtes vous ? De Touraine, reſpondit Panurge. Vrayement, dit Aeditue, vous ne fuſtes onques de mauuaiſe pie couuez. Puis que vous eſtes de la benoiſte Touraine. De Touraine tant & tant de biens annuellement nous viennent, que nous fut dit vn iour par gens du lieu par cy paſſans, que le Duc de Touraine n’a en tout ſon reuenu, dequoy ſon ſaoul de lard manger, par l’exceſſiue largeſſe que ſes predeceſſeurs ont fait à ces ſacroſaints oiſeaux, pour roy de Phaiſans nous ſaouler, de perdriaux, de gelinotes, poulles d’Indes, gras chappons de Loudunois, venaiſon de toutes ſortes, & toutes ſortes de gibier. Beuuons amis, voyez ceſte perchee d’oiſeaux, comment ils font douillets & en bon poinct des rentes qui nous en viennent, auſſi chantent-ils bien pour eux. Vous ne villes onques Roſſignols mieux gringoter qu’ils font en plat, quant ils voyent ces deux ballons dorez. C’eſt, dit frere Iehan, feſte à baſtons. Et quand ie leur ſonne ces groſſes cloches que voyez pendues autour de leurs cages. Beuuons amis, il fait certes huy beau boire, auſſi fait-il tous les iours. Beuuons. Ie boy de bien bon cœur à vous, & ſoyez les treſbien venus. N’ayez peur que vin & viures icy faillent : car quant le Ciel ſeroit d’airin, & la terre de fer, encores viures ne nous faudroient, fuſſent par ſept voire huit ans. Plus long temps que ne dura la famine en Aegypte. Beuuons enſemble par bon accord en charité.

Diables, s’eſcria Panurge, tant vous auez d’aiſes en ce monde. En l’autre, reſpondit Aeditue, en aurons nous bien d’auantage. Les champs Eliziens ne nous manqueront, pour le moins. Beuuons amis, ie boy à toy. Ç’a eſté, di-ie, eſprit moult diuin & parfait à vos premiers Siticines auoir le moyen inuenté, par lequel vous auez ce que tous humains appetent naturellement, & à peu d’iceux, ou proprement parler, à nul eſt octroyé. C’eſt paradis en ceſte vie, & en l’autre pareillement auoir. O gens heureux, O ſemidieux, Pleuſt au ciel qu’il m’auint ainſi[2].


  1. Camerime. Ms. : camarine. Voyez Camarine à la Table des noms.
  2. Qu’il m’auint ainſi. « Ceci eſt pris de cette fameuſe Epigramme du jeune Brodeau :

    Mes beaux peres religieux,
    Vous diſnez pour vn grammerci :
    O gens heureux ! O demi dieux !
    Pleuſt à Dieu que ie feiſſe ainſi ! »

    (Le Duchat)