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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/5

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Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 23-25).

Comment les oiſeaux gourmandeurs ſont muets[1]
en l’Iſle ſonnante.


Chapitre V.


Il n’auoit ces mots paracheuez quant pres de nous auolerent vingt cinq ou trente oiſeaux, de couleur & pennage que encores n’auois veu en l’Iſle. Leur pennage eſtoit changeant d’heure en heure, comme la peau d’vn chameleon, & comme la fleur de tripoleon, ou teucrion. Et tous auoient au deſſus de l’aiſle gauche vne marque comme de deux diametres, mipartiſſant vn cercle, ou d’vne ligne perpendiculaire tombante ſur vne ligne droite. A tous eſtoit preſque d’vne forme, mais non à tous d’vne couleur[2], es vns eſtoit blanc, es autres verdes, es autres rouges, es autres violettes, es autres bleues. Qui ſont, demande Panurge, ceux cy, & comment les nommez ? Ils ſont, reſpondit Aeditue, metifs, nous les appelons gourmandeurs, & ont grand nombre de riches gourmanderies en voſtre monde. Ie vous prie, dis-ie, faites les vn peu chanter afin qu’entendions leur voix. Ils ne chantent, reſpondit-il, iamais : mais ils repaiſſent au double en recompenſe. Où font, demandois-ie, les femelles ? Il n’en ont point, reſpondit-il. Comment donc, infera Panurge, ſont-ils ainſi crouteleuez & tous mangez de groſſe verole ? Elle eſt, dit-il, propre à ceſte eſpece d’oiſeaux, à cauſe de la marine qu’ils hantent quelque fois.

Puis nous dit le motif de leur venue. Icy pres de vous eſt ceſtuy pour veoir ſi parmy vous recognoiſtra vne magnifique eſpece de gots, oiſeaux de proye terribles, non toutesfois venans au leurre, ne recognoiſſans le gand, leſquels ils diſent eſtre en voſtre monde. Et d’iceux les vns porter iects aux iambes bien beaux & precieux, auec inſcription aux veruelles, par laquelle qui mal y penſera[3], eſt condamné d’eſtre ſoudain tout conchié. Autres au deuant de leur pennages porter le trophee d’vn calomniateur[4], & les autres y porter vne peau de bellier[5]. Maiſtre Aeditue, diſt Panurge, il eſt vray, mais nous ne les cognoiſſons.

Ores, dit Aeditue, c’eſt aſſez parlementé, allons boire. Mais repaiſtre, dit Panurge. Repaiſtre, dit Aeditue, & bien boire moitié au per moitié à la couche, rien ſi cher ne precieux eſt que le temps, employons le en bonnes œuures. Mener il nous vouloit premierement baigner de dans les thermes des cardingaux[6] belles & delicieuſes ſouuerainement, yſſans des bains nous faire par les Aliptes oindre de precieux baſme. Mais Pantagruel luy diſt qu’il ne beuroit que trop ſans cela. Adonques nous conduit en vn grand & delicieux refectouer, & nous diſt l’hermite Braguibus vous a fait ieuſner par quatre iours, quatre iours ferez icy à contrepoints ſans ceſſer de boire & de repaiſtre. Dormirons nous point ce pendant, diſt Panurge ? A voſtre liberté, reſpondit Aeditue, car qui dort il boit. Vray Dieu quelle chere nous fiſmes. O le grand homme de bien.


  1. Comment les oiſeaux gourmandeurs ſont muets. L’auteur nomme gourmandeurs les commandeurs des ordres religieux et militaires, et leurs commanderies sont appelées gourmanderies, à cause des gros revenus qu’ils touchent et de la vie délicate qu’ils mènent. Ils sont dits muets, parce que, comme il est remarqué plus loin, ils ne chantent iamais, mais sont seulement tenus à dire le bréviaire.
  2. Non à tous d’vne couleur. Il s’agit de la croix, blanche dans l’ordre de Malte, verte dans l’ordre de Saint-Lazare, rouge dans l’ordre de Saint-Jacques de l’Épée et dans quelques autres, bleue dans l’ordre de Saint-Antoine.
  3. Qui mal y penſera. L’ordre de la Jarretière.
  4. Le trophée d’vn calomniateur. De la victoire remportée sur un calomniateur, sur le diable, c’est-à-dire l’ordre de Saint-Michel, où il est représenté terrassant le démon.
  5. Vne peau de bellier. L’ordre de la Toison d’or.
  6. Les thermes des cardingaux. Voyez Misson, Voyage en Italie, lettre 26.