Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/11

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 58-60).

Comment Pantagruel remonſtre le ſort
des dez eſtre illicite.


Chapitre XI.


Ce ſeroit (dis Panurge) plus toult faict & expedié à troys beaulx dez. Non, reſpondit Pantagruel. Ce ſort eſt abuſif, illicite, & grandement ſcandaleux. Iamais ne vous y fiez. Le mauldict liure du paſſetemps des dez feut long temps a inuenté par le calumniateur ennemy en Achaïe pres Boure : & dauant la ſtatue de Hercules Bouraïque y faiſoit iadis, de præſent en pluſieurs lieux faict, maintes ſimples ames errer, & en ſes lacz tomber. Vous ſçauez comment Gargantua mon pere par tous ſes royaulmes l’a defendu, bruſlé auecques les moules & protraictz, & du tout exterminé, ſupprimé & aboly, comme peſte treſdangereuſe. Ce que des dez ie vous ay dict, ie diz ſemblablement des tales. C’eſt ſort de pareil abus. Et ne m’alleguez pas au contraire le fortuné iect des tales que feit Tibere[1] dedans la fontaine de Apone à l’oracle de Gerion. Ce ſont hameſſons par les quelz le calumniateur tire les ſimples ames à perdition eternelle.

Pour toutesfoys vous ſatisfaire, bien ſuys d’aduis que iectez troys des dez ſus ceſte table. Au nombre des poinctz aduenens nous prendrons les vers du feuillet que aurez ouuert. Auez vous icy dez en bourſe ? Pleine gibeſſiere, reſpondit Panurge. C’eſt le verd du Diable, comme expoſe Merl. Coccaius, libro ſecundo de patria Diabolorum[2]. Le Diable me prendroit ſans verd, s’il me rencontroit ſans dez. Les dez feurent tirez & iectez, & tomberent es poinctz de cinq, ſix, cinq. Ce ſont, diſt Panurge, ſeze. Prenons les vers ſeziemes du feueillet. Le nombre me plaiſt, & croy que nos rencontres ſeront heureuſes. Ie me donne à trauers tous les Diables, comme vn coup de boulle à trauers vn ieu de quilles, ou comme vn coup de canon à trauers vn bataillon de gens de pied : guare Diables qui vouldra, en cas que autant de foys ie ne belute ma femme future la premiere nuyct de mes nopces. Ie ne en fays doubte, reſpondit Pantagruel, ia beſoing n’eſtoit en faire ſi horrificque deuotion. La premiere foys ſera vne faulte, & vauldra quinze[3] : au deſiucher vous l’amenderez : par ce moyen ſeront ſeze. Et ainſi (dict Panurge) l’entendez ? Oncques ne feut faict ſolœciſme[4] par le vaillant champion, qui pour moy faict ſentinelle au bas ventre. Me auez vous trouué en la confrerie des faultiers ? Iamais, iamais, au grand fin iamais. Ie le fays en pere & en beat pere ſans faulte. I’en demande aux ioueurs.

Ces parolles acheuées feurent aportez les œuures de Virgile. Auant les ouurir, Panurge diſt à Pantagruel. Le cœur me bat dedans le corps comme vne mitaine. Touchez vn peu mon pouls en ceſte artere du bras guauſche. A ſa frequence & eleuation vous diriez qu’on me pelaude en tentatiue de Sorbonne. Seriez vous poinct d’aduis, auant proceder oultre, que inuocquions Hercules, & les déeſſes Tenites, les quelles on dict præſider en la chambre des Sors ? Ne l’vn (reſpondit Pantagruel) ne les aultres. Ouurez ſeulement auecques l’ongle.


  1. Que feit Tibere. Voyez Suétone, Vie de Tibère, c. 14.
  2. De patria Diabolorum. Voyez ci-dessus, p. 186, la note sur la l. 2 de la p. 251.*

    *

  3. Vauldra quinze. C’est au jeu de paume que l’on compte ainsi les fautes.
  4. Oncques ne feut faict ſolœciſme.

    Sæpe ſoleciſmum mentula noſtra facit.

    (Martial, Épigrammes, XI, 20)

    Molière a employé solécisme en parlant d’une faute morale :

    Le moindre ſoléciſme en parlant vous irrite :
    Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.