Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/19

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 95-99).

Comment Pantagruel loue le conſeil des muetz.

Chapitre XIX.


Pantagrvel, ces motz acheuez, ſe teut aſſez longtemps, & ſembloit grandement penſif. Puys diſt à Panurge. L’eſprit maling vous ſeduyt : mais eſcoutez. I’ay leu qu’on temps paſſé les plus veritables & ſceurs oracles n’eſtoient ceulx que par eſcript on bailloit, ou par parolle on proferoit. Maintes foys y ont faict erreur ceulx voyre qui eſtoient eſtimez fins & ingenieux, tant à cauſe des amphibologies, equiuocques, & obſcuritez des motz, que de la briefueté des ſentences. Pourtant feut Apollo dieu de vaticination ſurnommé Λοξίας[1]. Ceulx que l’on expoſoit par geſtes & par ſignes, eſtoient les plus veritables & certains eſtimez. Telle eſtoit l’opinion de Heraclitus. Et ainſi vaticinoit Iuppiter en Amon : ainſi prophetiſoit Apollo entre les Aſſyriens. Pour ceſte raiſon le paingnoient ilz auecques longue barbe, & veſtu comme perſonaige vieulx, & de ſens raſſis : non nud, ieune, & ſans barbe, comme faiſoient les Grecz. Vſons de ceſte maniere : & par ſignes ſans parler, conſeil prenez de quelque Mut. I’en ſuys d’aduis (reſpondit Panurge). Mais (diſt Pantagruel) il conuiendroit que le Mut feuſt ſourd de ſa naiſſance : & par conſequent Mut. Car il n’eſt Mut plus naïf, que celluy qui oncques ne ouyt.

Comment (reſpondit Panurge) l’entendez ? Si vray feuſt que l’home ne parlaſt, qui n’euſt ouy parler, ie vous menerois à logicalement inferer vne propoſition bien abhorrente & paradoxe. Mais laiſſons la. Vous doncques ne croyez ce qu’eſcript Herodote[2] des deux enfans guardez dedans vne caſe par le vouloir de Pſammetic roy des Ægyptiens, & nourriz en perpetuelle ſilence ? les quelz apres certain temps prononcerent ceſte parolle Becus, laquelle en langue Phrygienne ſignifie pain ? Rien moins, reſpondit Pantagruel. C’eſt abus dire que nous ayons languaige naturel. Les languaiges ſont par inſtitutions arbitraires & conuenences des peuples : les voix (comme diſent les Dialecticiens) ne ſignifient naturellement, mais à plaiſir. Ie ne vous diz ce propous ſans cauſe. Car Barthole[3] l. prima de verb. oblig. raconte que de ſon temps, feut en Eugube vn nommé meſſer Nello de Gabrielis, lequel par accident eſtoit ſourd deuenu : ce non obſtant entendoit tout homme Italian parlant tant ſecretement que ce feuſt, ſeulement à la veue de ſes geſtes, & mouuement des bauleures. I’ay d’aduentaige leu en autheur docte & eleguant[4], que Tyridates roy de Armenie, on temps de Neron, viſita Rome, & feut receu en ſolennité honorable, & pompes magnificques affin de l’entretenir en amitié ſempiternelle du Senat & peuple Romain : & n’y eut choſe memorable en la cité, qui ne luy feuſt monſtrée & expoſée. A ſon departement l’empereur luy feiſt dons grands, & exceſſifz : oultre, luy feiſt option, de choiſir ce que plus en Rome luy plairoit, auecques promeſſe iurée de non l’eſconduire quoy qu’il demandaſt. Il demanda ſeulement vn ioueur de farces, lequel il auoit veu on theatre, & ne entendent ce qu’il diſoit, entendoit ce qu’il exprimoit par ſignes & geſticulations : alleguant que ſoubs ſa domination eſtoient peuples de diuers languaiges, pour es quelz reſpondre & parler luy conuenoit vſer de pluſieurs truchemens : il ſeul à tous ſuffiroit. Car en matiere de ſignifier par geſtes eſtoit tant excellent, qu’il ſembloit parler des doigtz. Pourtant vous fault choiſir vn mut ſourd de nature, affin que ſes geſtes & ſignes vous ſoient naïfuement propheticques : non ſaincts, fardez, ne affectez. Reſte encores ſçauoir ſi tel aduis voulez ou d’home ou de femme prendre.

Ie (reſpondit Panurge) voluntiers d’vne femme le prendroys, ne feuſt que ie crains deux choſes. L’vne, que les femmes quelques choſes qu’elles voyent, elles ſe repræſentent en leurs eſpritz, elles penſent, elles imaginent, que ſoit l’entrée du ſacre Ithyphalle. Quelques geſtes, ſignes, & maintiens que l’on face en leur veue & præſence, elles les interpretent & referent à l’acte mouuent de belutaige. Pourtant y ſerions nous abuſez. Car la femme penſeroit tous nos ſignes, eſtre ſignes Veneriens. Vous ſouuieigne de ce que aduint[5] en Rome deux cens lx. ans apres la fondation d’icelle. Vn ieune gentil home Romain rencontrant on mons Cœlion vne dame Latine nommée Verone mute & ſourde de nature, luy demanda auecques geſticulations Italicques en ignorance d’icelle ſurdité, quelz ſenateurs elle auoit rencontré par la montée ? Elle non entendent ce qu’il diſoit, imagina eſtre ce qu’elle pourpenſoit, & ce que vn ieune home naturellement demande d’vne femme. Adoncques par ſignes (qui en amour ſont incomparablement plus attractifz, efficaces, & valables que parolles) le tira à part en ſa maiſon, ſignes luy feiſt que le ieu luy plaiſoit. En fin ſans de bouche mot dire, feirent beau bruit de culletis.

L’aultre : qu’elles ne feroient à nos ſignes reſponce aulcune : elles ſoubdain tomberoient en arriere comme reallement conſententes à nos tacites demandes. Ou ſi ſignes aulcuns nous faiſoient reſponſifz à nos propoſitions, ilz ſeroient tant follaſtres & ridicules, que nous meſmes eſtimerions leurs penſemens eſtre Venereicques. Vous ſçauez comment à Croquignoles[6] quand la nonnain ſeur Feſſue[7], feut par le ieune briffault dam Royddimet engroiſſée, & la groiſſe congnue, appellée par l’abbeſſe en chapitre & arguée de inceſte, elle s’excuſoit, alleguante que ce n’auoit eſté de ſon conſentement, ce auoit eſté par violence & par la force du frere Royddimet. L’abbeſſe replicante & diſante, meſchante, c’eſtoit on dortouoir, pourquoy ne crioys tu à la force ? Nous toutes euſſions couru à ton ayde ? Reſpondit qu’elle ne auſoit crier on dortouoir[8] : pource qu’on dortouoir y a ſilence ſempiternelle. Mais (diſt l’abbeſſe) meſchante que tu es, pourquoy ne faiſois tu ſignes à tes voiſines de chambre ? Ie (reſpondit la Feſſue) leurs faiſois ſignes du cul[9] tant que pouois, mais perſone ne me ſecourut. Mais (demanda l’abbeſſe) meſchante, pourquoy incontinent ne me le veins tu dire, & l’accuſer reguliairement ? Ainſi euſſe ie faict, ſi le cas me feuſt aduenu, pour demonſtrer mon innocence. Pource (reſpondit la feſſue) que craignante demourer en peché & eſtat de damnation, de paour que ne feuſſe de mort ſoubdaine præuenue, ie me confeſſay à luy auant qu’il departiſt de la chambre : & il me bailla en penitence non le dire ne deceler à perſone. Trop enorme euſt eſté le peché, reueler ſa confeſſion, & trop deteſtable dauant Dieu & les anges. Par aduenture euſt ce eſté cauſe que le feu du Ciel euſt ars toute l’abbaye : & toutes feuſſions tombées en abiſme auecques Dathan & Abiron.

Vous (diſt Pantagruel) ia ne m’en ferez rire. Ie ſçay aſſez que toute moinerie moins crainct les commandemens de Dieu tranſgreſſer, que leurs ſtatutz provinciaulx. Prenez doncques vn homme. Nazdecabre me ſemble idoine. Il eſt mut & ſourd de naiſſance.


  1. Λοξίας. De λοξός, oblique.
  2. Ce qu’eſcript Herodote. Voyez liv. II, c. 2.
  3. Barthole. Lib. XLV, Digest. Tit. I, De verborum obligationibus, lex I, 7. Barthole examine si un homme qui comprend les autres et se fait comprendre lui-même, comme Nella de Gabriellis, peut être admis à stipuler, et il se prononce pour l’affirmative.
  4. En autheur docte & eleguant. « C’est Lucien en son Dialogue de la danse. Il est vrai que Tiridate n’y est pas nommé ; mais Suétone, Pline & Tacite parlent du voyage que ce Prince entreprit pour voir Néron. » (Le Duchat)
  5. Ce que aduint. « Guevare, chap. 37 de l’Original Espagnol de la vie fabuleuse qu’il a publiée de l’empereur Marc Auréle. » (Le Duchat)
  6. Croquignoles. Certaines éditions collectives, suivies par Le Duchat, donnent Brignoles. Dans une Notice sur Brignoles (Brignoles, 1829, in-12), attribuée à Raynouard, né dans cette ville, on remarque que « lorsque Rabelais… écrivait, le couvent des Ursulines de Brignoles n’existait pas encore. »
  7. Seur Feſſue. Ce nom n’est point de l’invention de Rabelais. Il y a une farce du Recueil La Vallière, intitulée : Farce nouuelle à cinq perſonnages… l’abeſſe… & seur Feſue.
  8. Ne auſoit crier on dortouoir. Dans l’ίχθυοφαγία d’Érasme, une religieuse fait la même réponse. Du reste ce conte remonte très loin : « Ne ſoyes pas comme ceſte nonnain de laquelle on dit que quant elle fut deſpucelée… & quelle nauoit point cryé… elle reſpondit… quil eſtoit apres leure de complie quant ſelon la reule, elle deuoit garder ſilence. » (Le chaſteau de Virginité, par Georges d’Eſclavonie, mort en 1416. Paris, Verard, 1505, 4o)
  9. Leurs faiſois ſignes du cul.

    Martin dit lors : « S’il venoit par derriere
    Quelque lourdault, ce ſeroit grand vergongne.
    — Du cul (dit-ell’) vous ferez ſigne : « Arriere :
    Paſſez chemin, laiſſez faire beſongne. »

    (Clém. Marot, Épigrammes, CLXXIV)