Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/22

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 109-111).

Comment Panurge patrocine à l’ordre
des fratres Mendians.


Chapitre XXII.


Issant de la Chambre de Raminagrobis, Panurge comme tout effrayé diſt. Ie croy, par la vertus Dieu, qu’il eſt Hæreticque, ou ie me donne au Diable. Il meſdict des bons peres mendians Cordeliers, & Iacobins, qui ſont les deux hemiſphæres de la Chriſtianté, & par la gyrognomonique circumbiliuagination des quelz comme par deux filopendoles cœliuages, tout l’Antonomatic matagraboliſme de l’ecliſe Romaine, ſoy ſentente emburelucoquée d’aulcun baraguouïnage d’erreur ou de hæreſie, homocentricalement ſe tremouſſe. Mais que tous les Diables luy ont faict les paouures Diables de Capuſſins, & Minimes ? Ne ſont ilz aſſés meſhaignez les paouures diables ? Ne ſont ilz aſſés enfumez & perfumez de miſere & calamité les paouures haires extraictz de Ichthyophagie ? Eſt il, frere Ian, par ta foy, en eſtat de ſaluation ? Il s’en va, par Dieu, damné comme vne ſerpe à trente mille hottées de Diables. Meſdire de ces bons & vaillans piliers d’ecliſe ? Appellez vous cela fureur poëticque ? Ie ne m’en peuz contenter : il peche villainement, il blaſpheme contre la religion. I’en ſuys fort ſcandaliſé. Ie (diſt frere Ian) ne m’en ſoucie d’vn bouton. Ilz meſdiſent de tout le monde : ſi tout le monde meſdit d’eulx, ie n’y pretends aulcun intereſt. Voyons ce qu’il a eſcript.

Panurge leut attentement l’eſcripture du bon vieillart : puys leurs diſt. Il reſue le paouure Beuueur. Ie l’excuſe toutesfoys. Ie croy qu’il eſt pres de ſa fin. Allons faire ſon epitaphe. Par la reſponſe qu’il nous donne, ie ſuys auſſi ſaige que oncques puys ne fourneaſmes nous. Eſcoute ça, Epiſtemon, mon bedon. Ne l’eſtimez tu pas bien reſolu en ſes reſponſes ? Il eſt, par Dieu, ſophiſte argut, ergoté, & naïf. Ie guaige qu’il eſt Marrabais. Ventre beuf, comment il ſe donne guarde de meſprendre en ſes parolles. Il ne reſpond que par diſionctiues. Il ne peult dire vray. Car à la verité d’icelles ſuffiſt l’vne partie eſtre vraye. O quel Patelineux. Sainct Iago de Breſſuire, en eſt il encores de l’eraige ? Ainſi (reſpondit Epiſtemon) proteſtoit Tireſias le grand Vaticinateur au commencement de toutes ſes diuinations, diſant apertement à ceulx qui de luy prenoient aduis. Ce que ie diray, aduiendra, ou ne aduiendra poinct[1]. Et eſt le ſtyle des prudens prognoſticqueurs. Toutesfoys (diſt Panurge) Iuno luy creua les deux œilz. Voyre (reſpondit Epiſtemon) par deſpit de ce que il auoit mieulx ſententié que elle, ſus le doubte propouſé par Iuppiter. Mais (diſt Panurge) quel Diable poſſede ce maiſtre Raminagrobis, qui ainſi ſans propous, ſans raiſon, ſans occaſion, meſdict des paouures beatz peres Iacobins, Mineurs, & Minimes ? Ie en ſuys grandement ſcandaliſé, ie vous aſſie, & ne me en peuz taire. Il a grefuement peché. Son ame s’en va à trente mille panerées de Diables[2]. Ie ne vous entends poinct (reſpondit Epiſtemon). Et me ſcandaliſez vous meſmes grandement, interpretant peruerſement des fratres Mendians, ce que le bon Poëte diſoit des beſtes noires, fauues, & aultres. Il ne l’entend (ſcelon mon iugement) en telle ſophiſticque & phantaſticque allegorie. Il parle abſolument & proprement des puſſes, punaiſes, cirons, mouſches, culices, & aultres telles beſtes : les quelles ſont vnes noires, aultres fauues, aultres cendrées, aultres tannées & baſanées : toutes importunes, tyrannicques, & moleſtes, non es malades ſeulement, mais auſſi à gens ſains & viguoureux. Par aduenture a il des Aſcarides, Lumbriques, & Vermes dedans le corps. Par aduenture patiſt il (comme eſt en Ægypte, & lieux confins de la mer Erithrée, choſe vulgaire & vſitée) es bras & iambes quelque poincture de Draconneaulx griuolez, que les Arabes appellent Meden. Vous faictez mal aultrement expouſant ſes parolles. Et faictez tord au bon Poëte par detraction, & es dictz Fratres par imputation de tel meſhain. Il fault touſiours de ſon preſme interpreter toutes choſes à bien.

Aprenez moy (diſt Panurge) à congnoiſtre mouſches en laict. Il eſt, par la vertus Dieu, hæreticque. Ie diz hæreticque formé, hæreticque clauelé[3], hæreticque bruſlable, comme vne belle petite horologe. Son ame s’en va à trente mille charretées de Diables. Sçauez vous où ? Cor Bieu, mon amy, droict deſſoubs la ſcelle perſée de Proſerpine, dedans le propre baſſin infernal, on quel elle rend l’operation fecale de ſes clyſteres, à couſté guauſche de la grande chauldiere, à trois toiſes pres les gryphes de Lucifer, tirant vers la chambre noire de Demiourgon. Ho le villain.


  1. Ce que ie diray, aduiendra, ou ne aduiendra poinct. C’est à Ulysse que Tirésias parle ainsi :

    quidquid dicam, aut erit, aut non.

    (Horace, Satires, II, V, 60)
  2. Son ame s’en va à trente mille panerées de diables. On lit encore à la fin de la page suivante : « ſon ame s’en va à trente mille charrettées de Diables, » et au commencement du chapitre suivant : « qu’il ne damne ſon ame. » Dans tous ces passages l’édition de 1552 donne bien ame, mais il y avait aſne dans celle de 1546. Dans son épitre adressée, le 28 de janvier 1552, à monseigneur Odet, en tête du quart livre (t. II, p. 251), Rabelais ne se reconnaît point responsable de cette facétie, qui avait été prise au tragique, et il dit que François Ier « auoit eu en horreur quelque mangeur de ſerpens, qui fondoit mortelle hæreſie ſus vn N. mis pour vn M. par la faulte & negligence des imprimeurs. »

    Il faut reconnaître que Rabelais était le vrai coupable. Ses imitateurs ne s’y sont pas trompés et ont renouvelé cette dangereuse plaisanterie : « Il ne voulut pas ſe donner au diable apres ſon aſne. » (Moyen de parvenir, p. 67.) — Le Mondain. « Ie ne m’ébahi plus maintenant ſi tu n’as dit gueres de bien de ceus qui conſeruent la ſanté du cors, que meſme tu fais tant peu de comte des autres qui gardent celle de l’ame. Le Democritic. Comment la ſelle de l’aſne, dis-tu ? Quant eſt de moy ie n’ay aſne ni aſneſſe. Le Cosmophile. Ie di celle de l’ame, c’eſt à dire la ſanté de noſtre ame. » (Jacques Tahureau, Premier dialogue du Democritic, p. 93, édit. Lemerre)

  3. Hæreticque clauelé. Les éditions collectives donnent clarelé, et l’Alphabet de l’auteur français explique ainsi ce passage : « Il ſe moque d’vne condamnation de mort qui fut donnée contre vn des premiers huguenots qui embraſſa la Religion Reformée à la Rochelle, lequel eſtoit horloger & auoit fait vne horloge toute de bois qui eſtoit vn ouurage admirable. Mais à cauſe qu’elle auoit eſté faite par les mains d’vn pretendu heretique, les iuges ordonnerent par la meſme ſentence que cette horloge ſeroit brullée par la main du bourreau : ce qui fut executé. Il faut encore remarquer que cet adiectif de clarelé eſt fait du nom de cet horloger, qui auoit nom Clarelé & s’eſtoit rendu fort conſiderable par ſon zele. »