Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/Épigraphe

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A tresillvstre Prince,
ET REVERENDISSIME MON SEIGNEVR ODET[1]
cardinal de Chastillon.


Vovs estez deuement aduerty, Prince tresillustre, de quants grands personaiges i’ay esté, & suis iournellement stipulé, requis, & importuné pour la continuation des mythologies Pantagruelicques : alleguans que plusieurs gens languoureux, malades, ou autrement faschez & desolez auoient à la lecture d’icelles trompé leurs ennuictz, temps ioyeusement passé, & repceu alaigresse & consolation nouuelle. Es quelz ie suis coustumier de respondre, que icelles par esbat composant ne pretendois gloire ne louange aulcune : seulement auois esguard & intention par escript donner ce peu de soulaigement que pouois es affligez & malades absens, lequel voluntiers, quand besoing est, ie fays es presens qui soy aident de mon art & seruice. Quelques fois ie leurs expose par long discours, comment Hippocrates en plusieurs lieux, mesmement on sixiesme liure des Epidemies, descriuant l’institution du medicin son disciple : Soranus Ephesien, Oribasius, Cl. Galen, Hali Abbas, autres autheurs consequens pareillement, l’ont composé en gestes, matation, reguard, touchement, contenence, grace, honesteté, netteté de face, vestemens, barbe, cheueulx, mains, bouche, voire iusques à particularizer les ongles, comme s’il deust iouer le rolle de quelque Amoureux ou Poursuyvant en quelque insigne comœdie, ou descendre en camp clos pour combatre quelque puissant ennemy. Defaict la practique de Medicine bien proprement est par Hippocrates comparée à vn combat, & farce[2] iouée à trois personnages : le malade, le medicin, la maladie. Laquelle composition lisant quelque fois m’est soubuenu d’vne parolle de Iulia[3] à Octauian Auguste son pere. Vn ieur elle s’estoit deuant luy presentee en habiz pompeux, dissoluz, & lascifz : & luy auoit grandement despleu, quoy qu’il n’en sonnast mot. Au lendemain elle changea de vestemens, & modestement se habilla comme lors estoit la coustume des chastes dames Romaines. Ainsi vestue se presenta deuant luy. Il qui le iour precedent n’auoit par parolles declaré le desplaisir qu’il auoit eu la voiant en habitz impudicques, ne peut celer le plaisir qu’il prenoit la voiant ainsi changée, & luy dist. O combien cestuy vestement plus est seant & louable en la fille de Auguste. Elle eut son excuse prompte, & luy respondit. Huy me suis ie vestue pour les œilz de mon pere. Hier ie l’estois pour le gré de mon mary. Semblablement pourroit le medicin ainsi desguisé en face & habitz, mesmement reuestu de riche & plaisante robbe à quatre manches, comme iadis estoit l’estat, & estoit appellee Philonium, comme dict Petrus Alexandrinus in 6. Epid. respondre à ceulx qui trouueroient la prosopopée estrange. Ainsi me suis ie acoustré, non pour me guorgiaser & pomper : mais pour le gré du malade, lequel ie visite : auquel seul ie veulx entierement complaire : en rien ne l’offenser ne fascher.

Plus y a. Sus vn passaige du pere Hippocrates on liure cy dessus allegué nous suons disputans & recherchans non si le minois du medicin chagrin, tetrique, reubarbatif[4], Catonian, mal plaisant, mal content, seuere, rechigné contriste le malade : & du medicin la face ioyeuse, seraine, gratieuse, ouuerte, plaisante resiouist le malade. Cela est tout esprouué & trescertain. Mais si telles contristations & esiouissemens prouiennent par apprehension du malade contemplant ces qualitez en son medicin, & par icelles coniecturant l’issue & catastrophe de son mal ensuiuir : sçauoir est par les ioyeuses ioyeuse et desirée, par les fascheuses fascheuse & abhorrente. Ou par transfusion des esperitz serains ou tenebreux : aërez ou terrestres, ioyeulx ou melancholiques du medicin en la persone du malade. Comme est l’opinion de Platon, & Auerroïs.

Sus toutes choses les autheurs susdictz ont au medicin baillé aduertissement particulier des parolles, propous, abouchemens, & confabulations, qu’il doibt tenir auecques les malades, de la part des quelz seroit appellé. Lesquelles toutes doibuent à vn but tirer, & tendre à vne fin, c’est le resiouir sans offense de Dieu, & ne le contrister en façon quelconques. Comme grandement est par Herophilus blasmé Callianax[5] medicin, qui à vn patient l’interrogeant & demandant, mourray ie ? impudentement respondit.

Et Patroclus à mort succumba bien :
Qui plus estoit que ne es homme de bien.

A vn aultre voulent entendre l’estat de sa maladie, & l’interrogeant à la mode du noble Patelin.

Et mon vrine
Vous dict elle poinct que ie meure ?

il follement respondit. Non, si t’eust Latona mere des beaulx enfans Phœbus, & Diane, engendré. Pareillement est de Cl. Galen lib. 4. comment. in 6. Epidemi. grandement vituperé Quintus son præcepteur en medicine, lequel à certain malade en Rome, homme honorable, luy disant : vous auez desieuné, nostre maistre, vostre haleine me sent le vin : arroguamment respondit. La tienne me sent la fiebure : duquel est le flair & l’odeur plus delicieux, de la fiebure ou du vin ?

Mais la calumnie de certains Canibales, misantropes, agelastes, auoit tant contre moy esté atroce & desraisonnee, qu’elle auoit vaincu ma patience : & plus n’estois deliberé en escrire vn Iota. Car l’vne des moindres contumelies dont ilz vsoient, estoit, que telz liures tous estoient farciz d’heresies diuerses : n’en pouoient toutes fois vne seulle exhiber en endroict aulcun : de folastries ioyeuses hors l’offence de Dieu, & du Roy, prou (c’est le subiect & theme vnicque d’iceulx liures) d’heresies poinct : sinon peruersement & contre tout vsaige de raison & de languaige commun, interpretans ce que à poine de mille fois mourir, si autant possible estoit, ne vouldrois auoir pensé : comme qui pain, interpretoit pierre : poisson, serpent : œuf, scorpion. Dont quelque fois me complaignant en vostre præsence vous dis librement, que si meilleur Christian ie ne m’estimois, qu’ilz me monstrent estre en leur part : & que si en ma vie, escriptz, parolles, voire certes pensees, ie recongnoissois scintille aulcune d’heresie, ilz ne tomberoient tant detestablement es lacs de l’esprit Calumniateur, c’est Διάϐολος[6], qui par leur ministere me suscite tel crime. Par moymesmes à l’exemple du Phœnix, seroit le bois sec amassé, & le feu allumé, pour en icelluy me brusler.

Allors me dictes que de telles calumnies auoit esté le defunct roy François d’eterne memoire, aduerty : & curieusement aiant par la voix & pronunciation du plus docte & fidele Anagnoste[7] de ce royaulme ouy & entendu lecture distincte d’iceulx liures miens (ie le diz, par ce que meschantement l’on m’en a aulcuns supposé faulx & infames[8]) n’auoit trouué passaiges aulcun suspect. Et auoit eu en horreur quelque mangeur de serpens, qui fondoit mortelle hæresie sus vn N. mis pour vn M.[9] par la faulte & negligence des imprimeurs. Aussi auoit son filz nostre tant bon, tant vertueux, & des cieulx benist roy Henry : lequel Dieu nous vueille longuement conseruer, de maniere que pour moy il vous auoit octroyé priuilege & particuliere protection contre les calumniateurs : Cestuy euangile depuys m’auez de vostre benignité reiteré à Paris, & d’abondant lors que nagueres visitatez monseigneur le cardinal du Bellay : qui pour recouurement de santé apres longue & fascheuse maladie, s’estoit retiré à sainct Maur : lieu, ou (pour mieulx & plus proprement dire) paradis de salubrité, amenité, delices, & tous honestes plaisirs de agriculture, & vie rusticque.

C’est la cause, Monseigneur, pourquoy præsentement, hors toute intimidation, ie mectz la plume au vent : esperant que par vostre benigne faueur me serez contre les calumniateurs comme vn second Hercules Gaulloys, en sçauoir, prudence, & eloquence : Alexicacos, en vertuz, puissance, & auctorité, duquel veritablement dire ie peuz ce que de Moses le grand prophete & capitaine en Israel dict le saige roy Solomon Ecclesiastici 45. homme craignant & aymant Dieu : agreable à tous humains : de Dieu & des hommes bien aymé : duquel heureuse est la memoire. Dieu en louange l’a comparé aux Preux : l’a faict grand en terreur des ennemis. En sa faueur a faict choses prodigieuses & espouentables : En præsence des Roys l’a honoré, Au peuple par luy a son vouloir declaré, et par luy sa lumiere a monstré. Il l’a en foy & debonnaireté consacré, & esleu entre tous humains. Par luy a voulu estre sa voix ouye, et à ceulx qui estoient en tenebres estre la loy de viuificque science annoncee.

Au surplus vous promettant, que ceulx qui par moy seront rencontrez congratulans de ces ioieulx escriptz, tous ie adiureray, vous en sçauoir gré total : vnicquement vous en remmercier, & prier nostre seigneur pour conseruation & accroissement de ceste vostre grandeur. A moy rien ne attribuer, fors humble subiection & obeissance voluntaire à voz bons commandemens. Car par vostre exhortation tant honorable m’auez donné & couraige & inuention : & sans vous m’estoit le cueur failly, & restoit tarie la fontaine de mes espritz animaulx. Nostre seigneur vous maintienne en sa saincte grace. De Paris ce 28 de Ianuier 1552.

Vostre treshumble & tresobeissant seruiteur
Franç. Rabelais medicin.

[10]

  1. Cette dédicace et le prologue qui la suit n’ont paru que dans l’édition de 1552. Celle de 1548 était précédée d’un autre prologue. Voyez t. iii, p. 185-193, et le Commentaire.
  2. Hippocrate dit seulement (Des Épidémies, vi.) : « L’art se compose de trois termes : la maladie, le malade et le médecin. »
  3. Voyez Macrobe, Saturnales, ii, 5.
  4. Équivoque sur le mot rhubarbe écrit reubarbe par Rabelais et ses contemporains. Voyez le Glossaire.
  5. Rabelais, qui probablement cite de mémoire, confond un peu les faits. Voici le passage de Galien (liv. iv, commentaire sur le vie liv. d’Hippocrate Des maladies épidémiques, édit. de Chartier, t. ix, p. 482) : « Quelques médecins tiennent des discours d’une fatuité incroyable semblables à ceux que cite Zeuxis du livre de Bacchius, où cet auteur a rapporté les paroles et les actions d’Hérophile et de ses sectateurs. Il raconte de Callimax l’Hérophilien, que voyant un malade qui lui disait : « Mourrai-je ? — Oui, lui répondit-il par un vers grec, oui sans doute, à moins que vous ne soyez le fils de Latone. » À un autre malade qui lui demandait la même chose, il répondit : « Patrocle est bien mort, qui valait infiniment mieux que vous. » Les vers sur Patrocle sont dits par Achille dans l’Iliade, II, 21. Quant au vers où il est question des enfants de Latone, on ignore d’où il est tiré. Enfin le passage de Pathelin se trouve dans la scène où il s’adresse au drapier que, dans son prétendu délire, il prend pour son médecin (p. 45).
  6. Mot qui signifie calomniateur et diable.
  7. Ce lecteur de François ier est Pierre du Châtel, évêque de Tulle, de Mâcon, puis d’Orléans, alors favorable aux doctrines protestantes.
  8. Voyez le Priuilege en tête du tiers livre, t. II, p. 3.
  9. Voyez ci-dessus, p. 240, la note sur la l. dernière de la p. 110.
  10. Briefue declaration d’aucunes dictions plus obscures contenues on quatriesme liure des faicts & dicts Heroicques de Pantagruel.
    Mitologies. fabuleuses narrations. C’est vne diction Grecque (tome II de notre édition, page 247).
    Prosopopee. desguisement, fiction de persone (p. 248).
    Tetricque. rebours, rude, maussade, aspre (p. 249).
    Catonian. seuere, comme feut Caton le Censorin (p. 249).
    Catastrophe. fin. issue (p. 249).
    Canibales. peuple monstrueux en Africque, ayant la face comme chiens, & abbayant en lieu de rire (p. 250).
    Misantropes. haissans les hommes, fuyans la compaignie des hommes. Ainsi feut surnommé Timon Athenien. Cic. 4. Tuscul. (p. 250.)
    Agelastes. poinct ne rians, tristes, fascheux. Ainsi feut surnommé Crassus oncle de celuy Crassus, qui feut occis des Parthes, lequel en sa vie ne feut veu rire qu’vne foys comme escripuent Lucillius, Cicero 5. de finibus. Pline lib. 7. (p. 250.)

    Iota. vn poinct. C’est la plus petite lettre des Grecs. Cic. 3. de Orat. Martial. lib. 2. 92. En l’euangile Matth. 5.
    Theme. position. argument. Ce que l’on propose à discuter, prouuer, & deduire.
    Anagnoste. lecteur.
    Euangile. bonne nouuelle (p. 251).
    Hercules Gaulloys, qui par son eloquence tira à soy les nobles François : comme descript Lucian. Alexicacos, defenseur, aydant en aduersité, destournant le mal. C’est vn des surnoms de Hercules. Pausanias in Attica. En mesmes effect est dict Apopompæus, & Apotropæus (p. 251).