Les Œuvres de la pensée française/Volume I/III
iii. — La Renaissance
La France du moyen âge n’ignorait pas les Anciens. Elle lisait fort bien les auteurs latins, mais elle n’y voyait rien de ce que nous y voyons. Elle s’y cherchait elle-même. Elle y cherchait surtout les origines de la chrétienté, voyait dans Sénèque et Cicéron les précurseurs des pères de l’Église, demandait à Aristote les fondements de la théologie.
En 1453, Constantinople fut prise par les Turcs, et les Grecs de Byzance se réfugièrent en Italie où ils apprirent le grec aux Italiens. Ceux-ci développèrent à ce contact le sens de la vie qui était déjà en eux, car si en France on ne considérait la vie que comme une vallée de larmes qui menait au Paradis et à toutes les béatitudes, l’Italie au contraire y cherchait le bonheur et les plus grandes jouissances possibles. La venue des Grecs exaspéra cet état d’esprit. Aussi quand les Français, alourdis par des siècles de scholastique, et sur qui pesait encore cet effroi de la mort qui paralysa tout le xve siècle, connurent cette Italie si riante et si heureuse, furent-ils aussitôt éblouis.
C’est ce goût de la joie, de l’élégance, de la vie belle rapporté en France par les guerriers, en même temps qu’une compréhension élargie et complètement renouvelée des Antiques, qui donna naissance en France à ce mouvement considérable qu’on appela la Renaissance et qui fut l’aurore d’une ère nouvelle.
La littérature au contact de ces païens épris de la beauté physique et qui croyaient, non pas à une vérité révélée, mais aux déductions de leur raison, cessa d’être un jeu subtil de rhétorique pour redevenir un moyen d’expression.
À la vérité, cet ensemble d’idées nouvelles ne fut pas adopté en bloc. Les écrivains y prirent chacun ce qui convenait le plus à son tempérament, de sorte que la Renaissance n’est jamais représentée tout entière dans un seul homme, mais dans la suite des poètes et des prosateurs de tout le xvie siècle.
Le goût de la vie parfaite (élégances, amours, beauté, sens de la bonne chère, des femmes jolies, des esprits clairs et délicats) se donna pleine carrière dans cette vie de cour, si charmante, à laquelle présidait François ier. Cette époque trouve son expression dans les vers de Clément Marot, de Mellin de Saint-Gelais et de Marguerite de Valois.
Clément Marot (1497-1544), avait fait avec le duc d’Alençon la campagne d’Italie en 1521. Il en rapporta la passion de la clarté et la simplicité qui avaient été à l’origine les qualités françaises par excellence, et qui s’étaient perdues dans les complications. Son emprunt à l’antiquité est tout extérieur. Elle le libère de l’emprise du moyen âge et lui redonne le goût de la conversation facile et libre. Mais ce qu’il a à dire n’a rien que de très français. C’est un causeur en vers, léger, frais, aimable, spirituel qui rapporte en France le sourire et que La Fontaine reconnut plus tard comme son maître. Le maître sans doute ne vaut pas l’élève, mais il est le chef d’une école très importante qui régna de 1520 à 1540.
À cette école appartiennent Mellin de Saint-Gelais qui a à peu près le même caractère avec plus de méchanceté dans l’épigramme et moins de talent ; et Marguerite de Valois, sœur de François ier, qui écrit Les Marguerites de la Marguerite des Princesses, recueil de petits poèmes, avec une bonne grâce et une aisance remarquables.
François Rabelais (1499-1553), né dans cette Touraine où toutes les qualités de la race française sont réunies comme par miracle, fut d’abord prêtre et cloîtré ; s’évada de son couvent, devint médecin, suivit Jean du Bellay dans une ambassade en Italie, mourut avec le titre de curé de Meudon. — On sent dans ce tableau rapide à la fois le goût de vivre, l’esprit d’aventures, l’avidité de savoir qui le caractérisent.
Ce qu’il a pris à l’Italie, ce n’est pas, comme les poètes cités ci-dessus, le goût de la vie raffinée et de l’élégance, mais le goût de la vie bonne et joyeuse. C’est comme eux par la passion de jouir qu’il est un homme de la Renaissance, mais il jouit d’une autre façon.
Il écrit deux romans qui se tiennent et dont l’un n’est que le prolongement de l’autre : Gargantua et Pantagruel. C’est l’histoire d’une famille de rois géants en trois générations, qui représentent chacun un stade de la civilisation. L’auteur préconise une sorte de morale antique, cette morale de la bonne humeur qu’on a appelée le Pantagruélisme. (Le monde est bon, la terre est une bonne mère). Il s’amuse à la pousser lui-même à l’excès, et en fait en quelque sorte la caricature (poltronerie, gourmandise, paillardise, etc…), dans le personnage de Panurge, — montrant ainsi le danger qu’il y aurait à se laisser aller à sa doctrine sans l’enseigner dans les lois morales, car il est sain avant tout. Le plan s’amuse à tracer d’une abbaye selon ses vœux comporte : pas de murs, pas d’horloge, pas de règles, une bibliothèque contenant tous les livres grecs, latins, hébreux, mélange des hommes et des femmes… enfin les moyens de vivre libre, instruit, marié, dans une grande santé physique, intellectuelle et morale. Rabelais donne, par ces théories, le coup de grâce au moyen âge et à toute sa scholastique (son frère Jean est un type de moine qui n’a aucune des qualités du moine et toutes celles du soldat.)
Le mouvement de la pensée au xvie siècle est le plus considérable de toute l’histoire littéraire française. On n’avait fait, pendant les deux siècles précédents, qu’argumenter et ratiociner à l’infini sur des textes. On se reprit enfin à chercher librement sa voie, à essayer de voir clair, à remplacer l’argumentation par la recherche des idées.
Le plus grand philosophe du xvie siècle est Jean Calvin (1509-1564), chef du parti protestant. Son grand ouvrage, l’Institution Chrétienne, est une sorte de code. L’homme n’existe qu’en Dieu et doit tout ramener à Dieu, c’est à quoi peut se résumer une doctrine qui est exposée avec une force, une netteté, un sens de la logique et de la correspondance des parties qui font de ce livre un des plus grands monuments de la pensée humaine et de Calvin un des fondateurs de la prose française. Calvin revient aux vieux textes sacrés en les dégageant de toutes les gloses des écrivains ecclésiastiques du moyen âge, comme les humanistes reviennent aux textes de Virgile ou d’Horace en les débarrassant des commentaires des grammairiens et des professeurs. Et, de même que ces derniers trouvent dans ces textes anciens purifiés un idéal de vie nouvelle, de même Calvin trouve dans les textes primitifs du christianisme un idéal de vie chrétienne très différent du catholicisme. Dans son effort pour fonder une morale, il est amené à étudier la psychologie que le moyen âge avait délibérément ignorée. On sent par ces quelques traits combien l’esprit de la Renaissance eut d’influence sur ce génie qui n’a gardé du moyen âge que l’intransigeance religieuse.
Montaigne (1533-1592), magistrat, puis maire de Bordeaux, se retira à trente-sept ans dans son château de Montaigne, y vécut fort solitaire et y écrivit ses Essais dont les deux premiers livres parurent en 1580.
Loin d’admettre une vérité révélée. Montaigne commence par douter de tout. Dans son siècle intolérant et violent, il montre un large scepticisme. Il aime l’homme dans l’homme, crée l’individualisme : « Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même. » Il se plait à se regarder vivre et à se plaindre un peu soi-même ; puis il étend à tous ses contemporains les observations qu’il a faites sur soi. Dans cette étude, il ne montre aucun pessimisme, tout au contraire de ce que montrera plus tard un autre grand observateur de l’homme, La Rochefoucauld. Il croit à la vertu humaine, à la bonté, à un sens naturel de l’équité, de la justice, à l’amitié, à l’amour filial, à l’amour paternel. Il enseigne l’art de vivre honnêtement et heureusement, en ayant des clartés de tout, en écartant de soi tout ce qui déprime et inquiète.
Son style est coulant, clair, peu artiste, mais exact, toujours simple et naturel, parfaitement original. Il ne lui manque, pour être classique dans la forme, qu’un peu plus de concision et le goût de l’ordonnance. Il l’est dans le fond par son amour de la raison.
L’influence de Montaigne fut immense. Bacon l’imita dans ses Essais. Shakespeare l’imita dans la Tempête. Ben Johnson en avait fait sa lecture favorite. Plus tard Pascal, bien qu’en le réfutant, lui prendra beaucoup. Molière se souviendra toujours de lui.
Les poètes s’engouaient de plus en plus de l’Italie et, en adorant Pétrarque, ramenaient en France ce goût des préciosités sentimentales que les italiens avaient jadis puisé chez nous. Maurice Seève (1510-1552) publie sa Délie, recueil de 450 dizaines composés à la louange de sa Dame. Louise Labé (1526-1568), femme d’un cordier lyonnais et appelée pour cette raison la Belle Cordière, publie des sonnets très brillants.
En 1548, sept jeunes gens, Daurat, Ronsard, du Bellay, Baïf, Belleau, Jodelle et Pontus de Tyard forment une école qu’ils appellent la Pléiade et dont le manifeste, Défense et Illustration de la Langue française par Joachim du Bellay, paraît en 1549. Il s’agit de protéger la langue contre les universitaires qui l’encombrent de mots latins, et de l’assouplir cependant par l’apport de mots nouveaux. On imitera les Anciens, mais pas servilement. On se nourrira d’eux et puis on s’abandonnera à son génie propre. Il est amusant de noter que ce sont ces amoureux de l’antiquité qui ont définitivement donné au français la solidité et la fixité d’une langue littéraire. Le plus grand poète de la Pléiade, Pierre de Ronsard (1524-1585), est fort ennuyeux quand il imite l’antique, (La Franciade, essai de grand poème épique à la façon de l’Iliade ou de l’Énéïde est presque illisible), mais exquis et plein de grâce voluptueuse quand il redevient français (Les Amours, recueil de poèmes amoureux dédiés à ses maîtresses Marie, Cassandre, Hélène, sont un chef-d’œuvre qui domine toute cette époque).
Joachim du Bellay (1525-1560), le porte-paroles du groupe, laisse aussi deux recueils qui de temps en temps atteignent à la perfection de Ronsard et même montrent plus d’humanité. Il a surtout ceci de remarquable que, voyageant en Italie, il comprend le premier le charme de la France et l’exprime délicieusement.
Rémi Belleau (1527-1577) est un petit maître délicieux et facile.
Baïf (1531-1589) essaie vainement d’appliquer à la poésie française les règles de la prosodie latine, mais laisse de frais poèmes où La Fontaine puisera des idées et des formes.
Somme toute la Pléiade, bien qu’ayant failli détourner la poésie française de ses vraies voies en préconisant une imitation outrancière de l’antique, fut bien moins rigoureuse dans ses œuvres que dans ses formules, enrichit le vocabulaire, le fortifia, le colora, prit conscience des moyens de la langue, et laissa des poèmes qui se rattachent à la plus pure tradition française.
Après Ronsard les poètes continuent d’appliquer sa méthode en l’exagérant, et en confondant un peu trop la simplicité antique avec la mièvrerie italienne. La Boétie, mort jeune (1530-1563) écrit des sonnets d’une sensibilité très précieuse et qui se souviennent de Pétrarque. Du Bartas est plus précieux encore et tombe décidément dans l’afféterie. Son sens de l’harmonie et de l’allitération serait très intéressant s’il ne l’outrait souvent jusqu’à la caricature. C’est le pittoresque en bijoux. D’Aubigné (1550-1630), resté célèbre par le vers adorable : « Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise », écrit un grand poème épique sur les malheurs de la France ensanglantée par les guerres religieuses, Les Tragiques, qui montrent du souffle et une noble violence, mais tombe souvent dans la monotonie.
Somme toute, les continuateurs de Ronsard jusqu’à la fin du xvie siècle, amenuisent la sensibilité et raffinent sur la forme, tombant souvent dans les mignardises, dont leurs successeurs du xviie siècle auront quelque mal à se dégager ; mais, par la subtilité de leur forme, donnent à celle-ci une précision de terme, une souplesse, une harmonie qui préparent la perfection classique.
En 1593, importante nouveauté : cinq ou six écrivains se groupent pour publier périodiquement sur les faits du jour de petits pamphlets. C’est la Satire Ménippée, premier embryon de la Presse.