Les Amies (Jean-Christophe)/17

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 194-207).
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Christophe avait fini par se faire des ennemis de ses protecteurs du Grand Journal, Cela était facile à prévoir. Christophe avait reçu du ciel cette vertu célébrée par Gœthe ; « la non-reconnaissance ».


« La répugnance à se montrer reconnaissant, écrivait Gœthe ironiquement, est rare et ne se manifeste que chez des hommes remarquables, qui, sortis des classes les plus pauvres, ont été à chaque pas forcés d’accepter des secours presque toujours empoisonnés par la grossièreté du bienfaiteur… »


Christophe ne pensait pas qu’il fût obligé de s’avilir, pour un service rendu, ni — ce qui était le même pour lui — d’abdiquer sa liberté. Il ne prêtait pas ses bienfaits à tant pour cent, il les donnait. Ses bienfaiteurs l’entendaient un peu différemment. Ils furent choqués dans le sentiment moral très élevé qu’ils avaient des devoirs de leurs débiteurs, que Christophe refusât d’écrire la musique d’un hymne stupide, pour une fête-réclame organisée par le journal. Ils lui firent sentir l’inconvenance de sa conduite. Christophe les envoya promener. Il acheva de les exaspérer, par le démenti brutal qu’il infligea, peu après, à des assertions que le journal lui avait prêtées.

Alors, commença une campagne contre lui, On usa de toutes armes. On ressortit une fois de plus de l’arsenal aux chicanes la vieille machine de guerre, qui a servi tour à tour à tous les impuissants contre tous les créateurs, et qui n’a jamais tué personne, mais dont l’effet est immanquable sur les imbéciles : on l’inculpa de plagiat. On alla découper dans son œuvre et dans celle de collègues obscurs des passages artificieusement choisis et maquillés ; et l’on prouva qu’il avait volé ses inspirations à d’autres. On l’accusa d’avoir voulu étouffer de jeunes artistes. Encore s’il n’avait eu affaire qu’à ceux dont le métier est d’aboyer, à tels de ces critiques, ces nabots qui grimpent sur les épaules d’un grand homme, et qui crient :

— Je suis plus grand que toi !

Mais non, les hommes de talent s’attaquent entre eux : chacun cherche à se rendre insupportable à ses confrères ; et pourtant, comme dit l’autre, le monde est assez vaste pour que chacun puisse travailler en paix ; et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi qui l’inquiète assez.

Il se trouva en Allemagne des artistes jaloux, pour fournir des armes à ses ennemis, au besoin pour en inventer. Il s’en trouva en France. Les nationalistes de la presse musicale — dont plusieurs étaient des étrangers — lui jetèrent sa race à la tête comme une insulte. Le succès de Christophe avait beaucoup grandi ; et, la mode s’en mêlant, on concevait qu’il irritât, par ses exagérations, même des gens sans parti pris, — à plus forte raison, les autres. Christophe avait maintenant, dans le public des concerts, parmi les gens du monde et les écrivains des jeunes revues, d’enthousiastes partisans qui, quoi qu’il fît, s’extasiaient et déclaraient volontiers que la musique n’existait pas avant lui. Certains expliquaient ses œuvres, et y trouvaient des intentions philosophiques, dont il était ébahi. D’autres y voyaient une révolution musicale, l’assaut donné aux traditions, que Christophe respectait plus que quiconque. Il n’eût servi de rien qu’il protestât. Ils lui eussent démontré qu’il ne savait ce qu’il avait écrit. Ils s’admiraient eux-mêmes, en l’admirant. Aussi, la campagne contre Christophe rencontra-t-elle de vives sympathies parmi ses confrères, qu’exaspérait ce « battage », dont il était innocent. Ils n’avaient pas besoin de ces raisons pour n’aimer pas sa musique : la plupart éprouvaient, à son égard, l’irritation naturelle de celui qui n’a point d’idées et les exprime sans peine, selon les formules apprises, contre celui qui est plein d’idées et s’en sert avec quelque gaucherie, selon le désordre apparent de sa fantaisie créatrice. Que de fois le reproche de ne pas savoir écrire lui avait été lancé par des scribes, pour qui le style consistait en des recettes de cénacle ou d’école, des moules de cuisine, où la pensée était jetée ! Les meilleurs amis de Christophe, qui ne cherchaient pas à le comprendre, et qui seuls le comprenaient parce qu’ils l’aimaient, simplement, pour le bien qu’il leur faisait, était des auditeurs obscurs qui n’avaient pas voix au chapitre. Le seul qui eût pu vigoureusement répondre, au nom de Christophe, — Olivier, était alors séparé de lui et semblait l’oublier. Christophe était donc livré à des adversaires et à des admirateurs qui rivalisaient à qui lui ferait le plus de mal. Dégoûté, il ne répondait point. Quand il lisait les arrêts que prononçait sur lui, du haut d’un grand journal, tel de ces critiques présomptueux qui régentent l’art, avec l’insolence que donnent l’ignorance et l’impunité, il haussait les épaules, en disant :

— Juge-moi. Moi, je te juge. Rendez-vous dans cent ans !

Mais en attendant, les médisances allaient leur train ; et le public, suivant l’habitude, accueillait bouche bée les accusations les plus niaises et les plus ignominieuses.

Comme s’il ne trouvait point que la situation fût assez difficile, Christophe choisit ce moment pour se brouiller avec son éditeur. Il n’avait pourtant pas à se plaindre de Hecht, qui lui publiait régulièrement ses nouvelles œuvres, et qui était honnête en affaires. Il est vrai que cette honnêteté ne l’empêchait point de conclure des traités désavantageux pour Christophe ; mais, ces traités, il les tenait. Il ne les tenait que trop bien. Un jour, Christophe eut la surprise de voir un septuor de lui arrangé en quatuor, et une suite de pièces pour piano à deux mains gauchement transcrites à quatre mains, sans qu’on l’eût avisé. Il courut chez Hecht, et lui mettant sous le nez les pièces du délit, il dit :

— Connaissez-vous cela ?

— Sans doute, dit Hecht.

— Et vous avez osé… vous avez osé tripatouiller mes œuvres, sans me demander la permission !…

— Quelle permission ? dit Hecht avec calme. Vos œuvres sont à moi.

— À moi aussi, je suppose !

— Non, fit Hecht doucement.

Christophe bondit.

— Mes œuvres ne sont pas à moi ?

— Elles ne sont plus à vous. Vous me les avez vendues.

— Vous vous moquez de moi ! Je vous ai vendu le papier. Faites-en de l’argent, si vous voulez. Mais ce qui est écrit dessus, c’est mon sang, c’est à moi.

— Vous m’avez tout vendu. En échange de l’œuvre que voici, je vous ai alloué une somme de trois cents francs, payable jusqu’à due concurrence, à raison de trente centimes par exemplaire vendu de l’édition originale. Moyennant quoi, vous m’avez cédé, sans aucune restriction ni réserve, tous vos droits sur votre œuvre.

— Même celui de la détruire ?

Hecht haussa les épaules, sonna, et dit à un employé :

— Apportez-moi le dossier de M. Krafft.

Il lut posément à Christophe le texte du traité, que Christophe avait signé sans le lire, — duquel il résultait, selon la règle ordinaire des traités que souscrivaient alors, en ces temps très anciens, les éditeurs de musique, — « que M. Hecht était subrogé dans tous les droits, moyens et actions de l’auteur, et avait, à l’exclusion de tout autre, le droit d’éditer, publier, graver, imprimer, traduire, louer, vendre à son profit, sous telle forme qu’il lui plaisait, faire exécuter dans les concerts, cafés-concerts, bals, théâtres, etc., l’œuvre dite, publier tout arrangement de l’œuvre pour quelque instrument et même avec paroles, ainsi que d’en changer le titre… etc., etc. ».

— Vous voyez, lui dit-il, que je suis fort modéré.

— Évidemment, dit Christophe, je dois vous remercier. Vous auriez pu faire de mon septuor une chanson de café-concert.

Il se tut, consterné, la tête entre les mains.

— J’ai vendu mon âme, répétait-il.

— Soyez sûr, dit Hecht ironiquement, que je n’en abuserai pas.

— Et dire, fit Christophe, que votre République autorise ces trafics ! Vous dites que l’homme est libre. Et vous vendez la pensée à l’encan.

— Vous avez touché le prix, dit Hecht.

— Trente deniers, oui, fit Christophe. Reprenez-les.

Il fouillait dans ses poches pour rendre à Hecht les trois cents francs. Mais il ne les avait pas. Hecht sourit légèrement, avec un peu de dédain. Ce sourire enragea Christophe.

— Je veux mes œuvres, dit-il, je vous les rachète.

— Vous n’en avez aucun droit, dit Hecht. Mais comme je ne tiens nullement à retenir les gens, de force, je consens à vous les rendre, — si vous êtes en mesure de me rembourser des indemnités dues.

— Je le serai, dit Christophe, dussé-je me vendre moi-même.

Il accepta, sans discuter, les conditions que Hecht lui soumit, quinze jours plus tard. Par une folie insigne, il rachetait les éditions de ses œuvres, à des prix cinq fois supérieurs à ce que ses œuvres lui avaient rapporté, quoique nullement exagérés : car ils étaient scrupuleusement calculés d’après les bénéfices réels que les œuvres rapportaient à Hecht. Christophe était incapable de payer ; et Hecht y comptait bien. Hecht ne tenait pas à accabler Christophe, qu’il estimait comme artiste et comme homme, plus qu’aucun autre des jeunes musiciens ; mais il voulait lui donner une leçon : car il n’admettait point qu’on se révoltât contre ce qui était son droit. Il n’avait pas fait ces règlements, ils étaient ceux du temps : il les trouvait donc équitables. Il était d’ailleurs sincèrement convaincu qu’ils étaient pour le bien de l’auteur, comme de l’éditeur, qui sait mieux que l’auteur les moyens de répandre l’œuvre, et ne s’arrête point comme lui à des scrupules d’ordre sentimental, respectables, mais contraires à son véritable intérêt. Il était décidé à faire réussir Christophe ; mais c’était à sa façon, et à condition que Christophe lui fût livré, pieds et poings liés. Il voulut lui faire sentir qu’on ne pouvait se dégager si facilement de ses services. Ils firent un marché conditionnel : si, dans un délai de six mois, Christophe ne réussissait pas à s’acquitter, les œuvres restaient en toute propriété à Hecht. Il était facile à prévoir que Christophe ne pouvait réunir le quart de la somme demandée.

Il s’entêta pourtant, donnant congé de son appartement plein de souvenirs pour lui, afin d’en prendre un autre moins coûteux, — vendant divers objets, dont aucun, à sa grande surprise, n’avait de valeur, — s’endettant, recourant à l’obligeance de Mooch, malheureusement fort dépourvu alors et malade, cloué chez lui par des rhumatismes, — cherchant un autre éditeur, et partout se heurtant à des conditions aussi léonines que celles de Hecht, ou même à des refus.

C’était le temps où les attaques contre lui étaient le plus vives dans la presse musicale. Un des principaux journaux parisiens était particulièrement acharné ; quelqu’un de ses rédacteurs, qui ne signait point de son nom, l’avait pris comme tête de Turc : il ne se passait pas de semaine qu’il ne parût dans les Échos quelque note perfide pour le rendre ridicule. Le critique musical achevait l’œuvre de son confrère masqué : le moindre prétexte lui était bon pour exprimer en passant son animosité. Ce n’étaient encore que les premières escarmouches : il promettait d’y revenir à loisir, et de procéder sous peu à une exécution en règle. Ils ne se pressaient point, sachant qu’aucune accusation précise ne vaut pour le public une suite d’insinuations obstinément répétées. Ils jouaient avec Christophe, comme le chat avec la souris. Christophe, à qui les articles étaient envoyés, les méprisait, mais ne laissait pas d’en souffrir. Cependant, il se taisait ; et, au lieu de répondre — (l’aurait-il pu d’ailleurs, même s’il l’avait voulu ?) — il s’obstinait dans sa lutte d’amour-propre inutile et disproportionnée avec son éditeur Il y perdait son temps, ses forces, son argent, et ses seules armes, puisque de gaieté de cœur, il prétendait renoncer à la publicité que Hecht faisait à sa musique.


Brusquement, tout changea. L’article annoncé dans le journal ne parut point. Les insinuations se turent. La campagne s’arrêta net. Bien plus : deux ou trois semaines après, le critique du journal publiait, d’une façon incidente, quelques lignes élogieuses, qui semblaient attester que la paix était faite. Un grand éditeur de Leipzig écrivit à Christophe pour lui offrir de publier ses œuvres ; et le traité fut conclu à des conditions avantageuses. Une lettre flatteuse, qui portait le cachet de l’ambassade d’Autriche, exprima à Christophe le désir qu’on avait d’introduire certaines de ses œuvres sur les programmes des soirées de gala, données à l’ambassade. Philomèle, que patronnait Christophe, fut priée de se faire entendre à une de ces soirées ; et aussitôt après, elle fut partout demandée dans les salons aristocratiques de la colonie allemande et italienne de Paris. Christophe lui-même, qui ne put se dispenser de venir à un des concerts, trouva le meilleur accueil auprès de l’ambassadeur. Cependant, quelques mots d’entretien lui montrèrent que son hôte, assez peu musicien, ne connaissait rien de ses œuvres. D’où venait donc cet intérêt subit ? Une main invisible semblait veiller sur lui, écarter les obstacles, lui aplanir la route. Christophe s’informa. L’ambassadeur fit allusion à deux amis de Christophe, le comte et la comtesse Berény, qui avaient une grande affection pour lui. Christophe ignorait jusqu’à leur nom ; et le soir qu’il vint à l’ambassade, il n’eut pas l’occasion de leur être présenté. Il n’insista pas pour les connaître. Il traversait une période de dégoût des hommes, où il faisait aussi peu fond sur ses amis que sur ses ennemis : amis et ennemis étaient également incertains ; un souffle les changeait ; il fallait apprendre à s’en passer, et dire, comme ce vieux homme du xviie siècle :

« Dieu m’a donné des amis ; il me les a ôtés. Ils m’ont laissé. Je les laisse, et n’en fais point mention. »

Depuis qu’il avait quitté la maison d’Olivier, Olivier ne lui avait plus donné signe de vie ; tout semblait fini entre eux. Christophe ne tenait pas à faire des amitiés nouvelles. Il se représentait le comte et la comtesse Berény, à l’image de tant de snobs qui se disaient ses amis ; et il ne fit rien pour les rencontrer. Il les eût plutôt fuis.

C’était Paris tout entier qu’il eût voulu fuir. Il avait un besoin de se réfugier, pour quelques semaines, dans une solitude amie. S’il avait pu se retremper, quelques jours, seulement quelques jours, dans son pays natal ! Peu à peu, cette pensée devenait un désir maladif. Il voulait revoir son fleuve, son ciel, la terre de ses morts. Il fallait qu’il les revît. Il ne le pouvait point, sans risquer sa liberté : il était toujours sous le coup de l’arrêt lancé contre lui, lors de sa fuite d’Allemagne. Mais il se sentait prêt à toutes les folies pour rentrer, ne fût-ce qu’un seul jour.

Par bonheur, il en parla à un de ses nouveaux protecteurs. Comme un jeune attaché à l’ambassade d’Allemagne, rencontré à la soirée où l’on donnait ses œuvres, lui disait que son pays était fier d’un musicien tel que lui, Christophe répondit amèrement :

— Il est si fier de moi qu’il me laissera mourir à sa porte, sans m’ouvrir.

Le jeune diplomate se fit expliquer la situation ; et, quelques jours après, il revint voir Christophe, et lui dit :

— On s’intéresse à vous en haut lieu. Un très grand personnage, qui a seul pouvoir pour suspendre les effets du jugement qui pèse sur vous, a été mis au courant de votre situation ; et il daigne en être touché. Je ne sais pas comment votre musique a pu lui plaire : car — (entre nous) — il n’a pas le goût fort bon ; mais il est intelligent, et il a le cœur généreux. Sans qu’il soit possible de lever, pour le moment, l’arrêt rendu contre vous, on consent à fermer les yeux, si vous voulez passer quarante-huit heures dans votre ville, pour revoir les vôtres. Voici un passeport. Vous le ferez viser, à l’arrivée et au départ. Soyez prudent, et n’attirez pas l’attention sur vous.