Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/01

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 123-132).
2e  partie

DEUXIÈME PARTIE.

I

UNE QUESTION DIFFICILE.

Bien convaincu, désormais, que l’admiration de Kinraid pour Sylvia n’était que l’hommage d’un galant marin à une jolie fille, et que, dans tous les cas, ce rival plus ou moins redoutable partait dès le lendemain pour les mers du Groënland, d’où, selon toutes probabilités, il ne reviendrait qu’au bout d’un an, Philip s’endormit, ce soir-là, plus confiant dans son étoile et plus assuré de l’avenir qu’il ne l’avait été depuis longtemps. S’il avait su ce qui était advenu à Sylvia dans le cours de la même journée, ses dispositions d’esprit, à coup sûr, auraient été bien différentes.

Au sortir du magasin des Foster, Charley Kinraid accompagna ses cousines jusqu’à l’endroit où se détachait de la route le petit sentier conduisant à la ferme de Haytersbank. Là, coupant court brusquement à ses joyeuses saillies, il manifesta l’intention d’aller voir le fermier Robson. Bessy Corney parut désappointée, mais sa sœur, Molly Brunton, salua d’un grand éclat de rire la déclaration du jeune marin.

« Tâchons d’être vrai, lui disait-elle : si Daniel Robson n’avait pas une jolie fille, ta visite serait pour un autre.

— Ma foi, non, reprit Charley un peu contrarié. Quand j’ai dit une chose, je m’y tiens, et je lui ai promis hier soir d’aller lui serrer la main… De plus j’aime ce brave homme.

— À la bonne heure… Et quand faut-il vous attendre ?… Notre mère voudra le savoir.

— Vers huit heures ?… Peut-être plus tôt.

— Il en est cinq tout au plus ! La visite sera longue… pour mistress Robson, surtout, qui est encore un peu malade… Qu’en dis-tu, Bess ?

— Rien du tout… Charley est libre… Qu’il reste jusqu’à huit heures, si cela lui plaît ; personne ne s’en tourmentera…

— C’est bon, c’est bon !… je ne sais pas encore ce que je ferai ; mais ne vous attardez pas par ici, car il commence à se faire tard, et l’éclat des étoiles annonce une rude gelée. »

La ferme était close, autant qu’elle pouvait l’être ; mais il n’y avait ni volets aux fenêtres, ni rideaux derrière les vitres, la curiosité des passants n’étant guère à redouter. La porte de la maison était verrouillée, mais un peu plus loin celle des étables était ouverte, et sur le sol neigeux laissait tomber un quadrangle lumineux de forme oblongue. Kinraid, jetant un regard aux fenêtres de la maison, vit, aux clartés de l’âtre, mistress Robson endormie auprès du feu. Une voix de femme se faisait entendre quelques pas plus loin ; guidé par cette voix, il arriva au seuil de l’étable.

Kester, assis sur un trépied de bois, cherchait à se concilier une vache rebelle qui refusait de laisser ravir les trésors parfumés de ses mamelles traînantes. Sylvia, l’épaule appuyée contre le montant de la fenêtre sur lequel était placée une lanterne de corne, faisait semblant de tricoter un bas de laine grise, mais, en réalité, se raillait de ces efforts qu’elle voyait inutiles, et avait assez à faire de se garantir soit des ruades que le capricieux animal distribuait par-ci par-là, soit des mouvements erratiques par lesquels il fouettait l’air de sa queue. Une légère vapeur, émanée du bétail, flottait dans l’air attiédi. De faibles lueurs atténuaient à peine l’obscurité dans laquelle étaient pour ainsi dire noyées les poutres noires du plafond et les mobiles cloisons qui marquaient chaque stalle.

Au moment où Charley mit le pied sur le seuil, Sylvia prise à l’improviste au milieu d’une conversation presque badine, tressaillit légèrement et laissa tomber son peloton de laine. Kester, plus que jamais, parut se préoccuper des caprices de Black-Nell[1] ; mais ses yeux et ses oreilles étaient aux aguets.

« J’allais entrer chez vous, dit Charley, quand j’ai aperçu votre mère endormie… Je suis venu jusqu’ici, car je ne me souciais pas de l’éveiller… Votre père est-il chez lui ?

— Non, dit Sylvia baissant un peu la tête, et se repentant amèrement de son intempestive gaieté… Il ne reviendra que vers sept heures. »

Il n’était que cinq heures et demie, et, dans son irritation momentanée, Sylvia croyait de bonne foi qu’elle serait charmée de voir Kinraid battre en retraite. Au fond, c’eût été pour elle un grand désappointement. Kinraid, du reste, n’avait aucun projet de ce genre. Il voyait fort bien, expérimenté en pareille matière, que son arrivée imprévue avait agité Sylvia, et, — aussi bien pour la mettre à l’aise vis-à-vis de lui que pour se concilier le bon vouloir de Kester, ce fut à ce dernier qu’il s’adressa.

« C’est une belle laitière que vous trayez là, mon maître, lui dit-il, comme s’il prenait un vif intérêt à cette délicate opération.

— Belle si vous voulez, mais je l’aimerais mieux un peu moins mauvaise… Hier encore, elle a failli renverser le seau d’un coup de pied. »

On n’entendit plus, pendant un moment, après cette réponse succincte, que le bruit espacé des jets écumants qui frappaient le bois sonore.

Sylvia tricotait plus assidûment que jamais, se dépitant en elle-même de n’avoir ni une robe plus neuve, ni des rubans plus frais sur la tête, et ne se doutant pas du charme répandu autour d’elle dans cette vague pénombre où sa brillante chevelure jetait des reflets dorés, et où son minois mutin, qui semblait vouloir se dérober sous son bonnet de linon, empruntait une grâce indicible à ce mouvement de pudeur coquette. Kinraid voulait lui parler, il voulait surtout l’entendre, mais ne savait par où commencer. Kester, qui jugea convenable de revenir sur les exploits d’Hélène la Noire, lui fournit la question qu’il cherchait.

« Venez-vous souvent voir traire les vaches ? demanda Kinraid.

— Très-souvent, répondit Sylvia, tentée de sourire. J’aide Kester quand il y a presse, et il pourra vous dire que Black-Nell ne me résiste pas comme à lui.

— Je voudrais vous voir aux prises avec elle, recommença Charley qui sentait la glace à peu près rompue.

— C’est facile, dit Kester ; vous n’avez qu’à revenir demain soir.

— Demain soir, reprit le jeune marin, je serai sur la route de Shields.

— Demain ! répéta Sylvie, levant involontairement les yeux sur lui et se hâtant de les baisser ensuite, car elle s’aperçut qu’il étudiait sur sa physionomie l’effet des paroles qu’il venait de prononcer.

— Il faut, continua-t-il, que je retourne sur le baleinier à bord duquel je dois faire campagne… On l’arrange sur un nouveau plan, et comme je suis de ceux qui ont réclamé ces améliorations, je suis tenu d’aller y donner un coup d’œil… Peut-être me sera-t-il possible de venir faire une pointe par ici au mois de mars, avant que nous ne mettions à la voile… Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’essayerai. »

Ces derniers mots avaient un sens caché qui ne fut perdu pour personne. Kester lui-même, averti par l’accent tout particulier qui leur avait été donné, se mit à réfléchir aux visites passées de Kinraid et à l’accueil qu’il avait reçu de son maître. Mais c’était un homme du Nord, et il ne laissa rien percer de ses réflexions intérieures ; seulement, comme Kinraid lui plaisait de prime abord infiniment plus que Philip, — et comme il voyait Sylvia, maintenant rassurée, se complaire aux propos moitié tendres, moitié badins, qu’elle échangeait avec le nouveau venu, — il se fit volontiers le complice du rendez-vous que le hasard leur avait ménagé, en prolongeant de son mieux les apprêts qui le retenaient à l’étable. Le moment vint, cependant, où la lanterne menaçait de s’éteindre, et où les seaux de lait allaient se trouver en grand péril ; voyant alors qu’il attendrait vainement le signal de la retraite, Kester le donna lui-même en se levant de son trépied rustique. Sylvia, ramenée aussitôt de la région des rêves où son imagination planait délicieusement, retira du tablier qui les protégeait ses beaux bras rougis par le froid, et passant sur ses épaules le joug de bois qui supportait les seaux remplis d’un lait écumant, elle se préparait à les emporter. Charley se précipita pour l’aider, mais elle le repoussa doucement.

« Vous n’y entendez rien, lui disait-elle, et vous allez tout renverser… Tenez, continua-t-elle lui prenant la main, c’est par là qu’il faut les soulever… Une autre fois vous saurez comment vous y prendre.

Kinraid la suivit jusque dans la laiterie, cédant à une attraction irrésistible :

« Je n’ai pas bien bonne mémoire, reprit-il lorsque Kester, resté dans l’arrière-cuisine, ne fut plus censé l’entendre… Ne pourriez-vous me donner une autre leçon ?

— C’est assez d’une, répondit-elle riant à demi, mais sans céder aux tendres efforts par lesquels il essayait de lui faire lâcher prise… Au surplus, je sais de reste que vous avez la mémoire courte.

— Pourquoi ? qu’ai-je fait ? Comment le savez-vous ?

— Hier soir, commença-t-elle,… et sans rien ajouter elle détourna la tête, feignant de s’absorber dans les menus soins de la laiterie.

— Hé bien, reprit-il devinant à moitié ce qu’elle voulait dire, et fort empressé de voir se vérifier une conjecture si flatteuse… Hier soir… Après ?

— Oh ! vous devinez bien, dit-elle, comme impatiente de se voir harceler ainsi.

— Non, dites-le-moi ! reprit-il, s’obstinant.

— Eh bien, dit-elle, puisque vous le voulez, vous avez fait preuve d’une mémoire un peu courte, en ne me reconnaissant pas après les cinq visites que nous avions reçues de vous l’hiver dernier… Maintenant, je suppose que vous voyez bien des choses, dans vos voyages sur mer et sur terre ; il n’est pas surprenant que vous ne vous les rappeliez pas toutes. »

Elle aurait voulu continuer à parler ; mais, pour le moment, aucune idée ne s’offrit à elle, car, au milieu de sa dernière phrase, elle s’était aperçue tout à coup qu’en dénombrant si exactement les visites qu’il avait faites à Haytersbank, elle lui avait donné lieu d’interpréter ses paroles dans un sens éminemment flatteur pour les prétentions qu’il pouvait avoir. Aussi aurait-elle voulu, en prolongeant le discours, le rendre un peu moins personnel. Ceci, pourtant, n’eût pas fait le compte du jeune homme, et, avec une voix qui lui alla au cœur, nonobstant le dépit qu’elle éprouvait en ce moment :

« Pensez-vous, Sylvia, lui dit-il, pensez-vous que ceci puisse arriver encore ? »

Elle ne trouvait plus un mot à dire, et se sentait prise d’un tremblement intérieur. Comme pour la forcer à répondre, il répéta la question. Réduite à parler, elle feignit de n’avoir pas compris.

« Je ne sais ce que vous voulez dire… Qu’est-ce qui n’arrivera plus ?… Laissez-moi sortir, je meurs de froid ! »

Un air glacial entrait, en effet, par la fenêtre simplement garnie de barreaux, et le lait commençait à geler. S’il se fût agi de ses cousines ou de mainte autre jeune fille, Kinraid n’eût vraiment pas été embarrassé de leur trouver un remède contre le froid. Mais, au moment de passer son bras autour de la taille de Sylvia, il s’arrêta malgré lui. Dans sa physionomie et son attitude il y avait tant de timide sauvagerie, et sa parfaite ignorance du sens qu’auraient eu ses paroles sur les lèvres de toute autre était si manifeste, qu’un respect involontaire paralysait l’entreprenant jeune homme. Aussi se borna-t-il à lui dire :

« Je vous laisserai retourner près du feu, dès que vous m’aurez dit si vous pensez qu’il me soit encore possible de vous oublier ? »

Elle le regarda d’un air de défi, et ses lèvres rouges se collèrent l’une à l’autre. Il était heureux de la voir si résolue à ne pas lui répondre ; ne montrait-elle pas ainsi qu’elle comprenait enfin toute la portée de sa question. Les yeux chastes de la jeune fille restaient fixés sur les siens, et il n’y avait dans l’expression de ces derniers ni de quoi l’effrayer, ni de quoi la faire fléchir. On eût dit deux enfants se provoquant l’un l’autre, et bien décidés à ne pas céder. Elle finit par desserrer les lèvres, et avec un mouvement de tête triomphant, ses bras ensevelis derechef dans son tablier à carreaux :

« Il faudra bien, lui dit-elle, que vous retourniez chez vous.

— Pas d’ici à deux heures, et vous serez complétement gelée avant ce moment-là… Répondez-moi donc, sans plus de résistance. »

Avait-il parlé plus haut qu’il ne voulait ? ou le long silence qui avait précédé ces derniers mots leur donnait-il un retentissement particulier ? Quoi qu’il en soit, on entendit Bell Robson appeler Sylvia. Celle-ci s’élança pour obéir — et, à ce qu’imagina Kinraid, non sans quelque ressentiment — elle était charmée de lui échapper ainsi. Il entendit à travers la porte ce que se disaient la mère et la fille, mais sans attacher d’abord aucun sens à leur conversation, tant il avait peine à détacher ses idées du charmant tableau qu’il avait eu pendant quelques instants sous les yeux.

« Qui donc était là, Sylvia ? disait la fermière à moitié soulevée sur son siége ?… C’est une voix d’homme que j’ai entendue !

— Ce n’est que… c’est précisément Charley Kinraid ; … le père l’a invité hier soir, » dit Sylvia qui se savait écoutée du jeune homme et soupçonnait sa mère de ne pas le tenir en grande estime… À ce moment Kinraid entra, quelque peu gêné peut-être par l’embarras de sa situation, mais s’excusant de si bonne grâce et avec une physionomie si franche, que Sylvia, sans trop savoir à quel sujet, se sentit fière de lui. Bell Robson, cependant, s’était levée, comme résolue à ne pas se rasseoir tant qu’il serait là, et on ne pouvait guère songer à la laisser longtemps debout, malade comme elle venait de l’être.

« Sylvia aurait dû vous dire, monsieur, que le maître de la maison n’est pas chez lui, et qu’il doit rentrer assez tard… Il sera certainement fâché d’avoir manqué votre visite. »

C’était là un congé en bonne forme ; il ne restait plus qu’à s’en aller. Pour tout dédommagement, Kinraid pouvait lire sur le visage rosé de la gentille Sylvia un trouble, un regret, sur lesquels il n’y avait pas davantage à se méprendre. Sa vie de marin, qui l’avait souvent mis face à face avec des événements inattendus, lui avait donné quelque chose de ce sang-froid que nous considérons comme un attribut essentiellement aristocratique, et ce fut avec un calme presque désobligeant pour Sylvia, — car elle y voyait un symptôme d’indifférence, — qu’il souhaita le bonsoir à sa mère, et que, retenant la main de la jeune fille un instant à peine au delà du strict nécessaire, il se contenta de lui dire :

« Je reviendrai certainement avant mon départ… Peut-être alors répondrez-vous à ma question. »

Il avait parlé très-bas, et la fermière, en ce moment-là même, se réinstallait dans son fauteuil, sans quoi Sylvia aurait eu à répéter tout haut ces embarrassantes paroles. Mais, grâce à un si heureux concours de circonstances, elle put apporter son rouet près du feu pour filer tout à son aise, et mener paisiblement ses rêves en attendant que sa mère prît la parole.

Bell Robson, droite sur son fauteuil et les yeux fixés sur le feu, ruminait à part elle sur le plus ou moins d’à-propos que pourraient avoir certaines remontrances et certains exemples frappants, susceptibles de faire réfléchir sa fille aux conséquences du penchant qui semblait l’entraîner vers Kinraid ; mais une sorte de pudeur maternelle la retint, et, — pour ce soir-là du moins, — la mère et la fille, préoccupées de la même pensée, n’échangèrent pas une seule parole.

  1. Hélène la Noire, petit surnom d’amitié qui peut passer ici, vu la circonstance, pour une appellation générique.