Les Amours de Lancelot du Lac/10

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Plon-Nourrit et Cie (2p. 30-32).


X


Longtemps, ils chevauchèrent sans encombre, puis le ciel devint obscur, le vent se leva, des tourbillons de poussière s’élancèrent autour d’eux, les éclairs percèrent la nue, si pressés qu’on se fût cru au jour du Jugement ; enfin la pluie se mit à tomber, tandis qu’autour d’eux la foudre fracassait les arbres, bref une tempête fit rage, si terrible qu’il n’est aucun homme, pour hardi qu’il soit, qui ne s’en fût effrayé. Maintes fois, le vent les heurta rudement sur l’épaule gauche et les fit virer sur place, malgré qu’ils en eussent ; maintes fois ils furent balayés du chemin. Mais le chevalier aux blanches armes tourna son écu contre l’orage, et ils allèrent ainsi jusqu’au soir, que le ciel s’apaisa. Alors ils gravirent un tertre d’où ils aperçurent un grand feu qui brûlait au loin, à une lieue et demie pour le moins. Et lorsqu’ils l’eurent atteint, après avoir traversé mille fourrés de ronces et d’épines, ils se trouvèrent à l’entrée d’un gros village ; c’était là que flambait le bûcher, qui avait bien dix pas de tour.

Ils eurent bel accueil dans la maison d’un bourgeois où ils s’adressèrent et qui était merveilleusement munie de ce qui convient aux chevaliers errants. Tandis que les valets mettaient les coffres dans la garde-robe et les chevaux à l’étable, l’hôte appelait sa fille, et la pucelle emmena le blanc chevalier dans une chambre, où, avec l’aide de sa mère, elle le désarma, lui lava le visage et le cou, et l’essuya avec une blanche serviette bien ouvrée. Puis il revêtit une robe très riche, qu’un de ses écuyers lui apporta ; après quoi la pucelle le prit par la main et le mena dans la salle. Une demoiselle magnifiquement parée y était assise, et, à la lueur des cierges dont, la salle était, illuminée, le chevalier reconnut Saraide, l’une des pucelles de la Dame du Lac.

— Ha, belle douce demoiselle, soyez la bienvenue entre toutes ! Comment va ma bonne Dame ?

— Très bien, répondit-elle.

Et le tirant à part :

— C’est elle qui m’envoie vous dire que demain vous connaîtrez votre nom et celui de votre père et de votre mère. Au-dessus de ce bourg s’élève un fier et orgueilleux château qu’on appelle la Douloureuse Garde, parce que nul chevalier errant ne s’y est jamais présenté qui n’y ait été tué ou pris. Et ce feu brûle chaque nuit pour en attirer, car les gens d’ici espèrent qu’enfin viendra celui qui mettra l’aventure à fin et les délivrera. La forteresse a deux murailles, chacune percée d’une porte que défendent dix chevaliers, et, pour réussir, il vous faudra les vaincre tous, et non toujours un à un, car, dès que l’un d’eux se sent las, il en peut appeler quelque autre à la rescousse. Mais ces écus sont vôtres.

Ce disant, elle lui montra trois écus appuyés contre la muraille, tous peints d’argent, l’un à une bande vermeille, l’autre à deux bandes, le dernier à trois.

— Le premier, continua-t-elle, ajoute la force d’un homme à celle de qui le porte. Le second, la force de deux hommes. Le troisième, à triple bande, celle de trois hommes. Certes, vous en aurez besoin demain. Et souvenez-vous, en tout cas, que vous ne devez apprendre votre nom à personne avant que vos exploits vous aient fait connaître en plusieurs contrées.

Ainsi parla la demoiselle ; après quoi tout le monde s’assit au manger et fut bien servi de ce qui convient au corps. Et, tandis que le blanc chevalier dormait dans un très haut et riche lit, chacun, dans le bourg, pria pour son succès, tant on souhaitait de voir tomber les enchantements et les mauvaises coutumes du château.