Les Amours du Compas et de la Règle, et ceux du Soleil et de l’Ombre

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Les amours du Compas et de la Règle, et ceux du Soleil et de l’Ombre.
Jean Desmarets

1637


Les amours du Compas et de la Règle, et ceux du Soleil et de l’Ombre, à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu.
À Paris, chez Jean Camusat, rue Sainct-Jacques, à la Toison d’Or.
M.DC.XXXVII. In-8.
Avec privilége du Roy1.

Animé du beau feu d’une gentille audace,
D’un pied libre je cours aux vallons du Parnasse,
Et la Muse, en riant, me conduit par la main,
Où ne marcha jamais le Grec ny le Romain.
Richelieu, dont les soins embrassent tout le monde,
Merveille de nos jours en merveilles feconde,
Et des temps à venir futur estonnement,
Au recit de mes jeux donne quelque moment,
Imitant le soleil, quand mille espaisses nues
Trainent parmy les airs leurs flottes continues,
Qui, sans voir les mortels, n’esclairant que les cieux,
Par fois perce le voile et se montre à nos yeux.

Dedale n’avoit pas de ses rames plumeuses
Encore traversé les ondes escumeuses,
Par un art qui d’un Roy le rendit triomphant,
Du père le salut et la mort de l’enfant2 ;
Il n’avoit pas encor, pour la lubrique rage,
Assemblé de cent bois l’incestueux ouvrage3
Qui fut du lict royal le reproche éternel
Et rendit l’artisan celèbre criminel,
Quand sa sœur, admirant sa subtile nature,
Luy presenta Perdix, sa douce nourriture,
Pour polir son neveu par ses doctes leçons
Et le rendre sçavant entre ses nourrissons.
L’enfant monstra soudain une ame industrieuse,
Capable de conseil, prompte, laborieuse ;
Et le soleil, passant par ses claires maisons,
À peine eut quatre fois produit quatre saisons,
Que ses habiles mains, heureusement guidées
Par un esprit fertil en nouvelles idées,
Formèrent un amas d’ouvrages curieux,
Que Dedale admira, puis en fut envieux.

Perdix, un jour, épris de l’amour de l’estude,
Cherchant pour en jouyr l’heur de la solitude,
Après mille détours, coucha ses membres las
Sur le sueil bien-aymé du temple de Pallas ;
Soudain (qui le croira ?), comme de sa cervelle
Jupiter fit sortir cette docte pucelle,
Nasquirent du cerveau du jeune vertueux
La scie et le compas, deux enfans monstrueux,
Mais dont l’utilité, dans les arts secourable,
Rend du père à jamais la mémoire adorable.

La scie, en forme d’arc, d’un cry continuel,
D’un naturel entrant, et mordant, et cruel,
Monstroit un rang de dents, long suplice des arbres,
Et capable d’ouvrir le cœur mesme des marbres.
Son frère le compas fut pourveu seulement
De jambes et de teste, et marcha justement,
Tournant de tous costez par ordre et par mesure,
Et toujours de ses pas traçant quelque figure.

Dedale, qui cherchoit l’apprentif egaré,
Enfin l’appercevant sur le seuil adoré,
Vid le moment natal de ces monstres utiles
Qu’enfantoit son neveu de ses temples4 fertiles.
Une rougeur jalouse en son front s’épandit,
Et, craignant que par eux il n’entrast en credit,
Soudain de la raison il rejetta l’usage.
L’impiété naquit en son triste courage.
Le respect de sa sœur en vain fit son effort,
Du gentil innocent il medita la mort.
(D’une aspre jalousie abominable exemple !)
Il le precipita de la voûte du temple.
Mais Pallas, qui prend soin des esprits vertueux,
De la cheute arresta le cours impetueux ;
Transformant en oyseau cet ouvrier admirable
Que la fecondité seule avoit fait coupable5.
La scie et le compas, temoins de son malheur,
Sentirent l’aiguillon d’une vive douleur ;
Puis redoutant les traits de l’envieuse rage,
Afin de garantir les restes du naufrage,
Changèrent leur regret au soin de se sauver.
La scie, estant sans pieds, ne peût se soulever ;
Et, grondant de dépit de se voir eschoüée,
En accusa le ciel d’une voix enroüée.
Dedale, qui la vid avec ses yeux ardens,
Par mille longs travaux usa toutes ses dents,
Puis retailla d’un fer ses bresches abbatues.
Le compas se sauva sur ses jambes pointues,
Et d’un soin prevoyant, s’estant mis à courir,
Un seul trait ne marqua qui le peût découvrir.
Dedale, trop subtil, eust reconnu ses traces ;
Mais, comme un giboyeur monté sur des eschasses,
Qui sans mouiller ses pieds traverse les marests,
D’un pas viste et leger arpenta les guerets.
Enfin, se trouvant las et loin de la tempeste,
Contre le tronc d’un chesne il appuya sa teste,
Pleurant son père mort et le sort de sa sœur ;
Puis d’un sommeil paisible il sentit la douceur.
Le soleil, connoissant sa gentille nature,
Et prevoyant l’eclat de sa race future,
Par un songe luy dit : « Lève toy de ce lieu :
Tu seras digne espoux de la fille d’un Dieu. »
(Souvent contre l’espoir les Deitez prospères
Font naistre le bonheur au fort de nos misères.)
Le compas glorieux se reveille en sursaut,
Emeu de cette veüe et d’un honneur si haut.
Il rend grace au soleil, et, ferme comme un aigle,
Le regarde et s’en va, puis rencontre la règle,
Droitte, d’un grave port, pleine de majesté,
Inflexible, et surtout observant l’equité.
Il arreste ses yeux, la contemple et s’estonne.
Aussi tost, pour l’aymer, son ame l’abandonne.
Et, sans se souvenir des propos du soleil,
Adore ce miracle et le croit sans pareil.
Il l’abborde, et, remply d’un honneste assurance,
Tournant la jambe en arc, luy fait la reverence.
Pour rendre le salut qu’il donnoit humblement,
Elle ne daigna pas se courber seulement.
Pour vaincre ses rigueurs, il luy tint ce langage :
« Ô vous dont la beauté dans ses chaisnes m’engage,
Soulagez, par pitié, mes desirs vehemens,
Et mille biens naistront de nos embrassemens.
Perdix, ce rare esprit, me donna la naissance ;
N’ayez pas à mepris mon utile alliance. »
La règle, pour regler ses vœux ambitieux,
Luy dit : « Mon origine est mesme dans les cieux ;
Celuy dont je tiens l’estre entre les Dieux se nombre,
Je nâquis des baisers du soleil et de l’ombre.

« Un jour, parmy les Dieux mon père se vantoit
Que rien dans l’univers ses regards n’evitoit :
Celui des immortels qui preside aux messages
Luy dit : « As-tu veu l’ombre en tous tes longs voyages,
« Cette brune agreable, et de qui les douceurs
« Sont les plus chers plaisirs des doctes, des chasseurs,
« Et de tant de mortels qui la trouvent plus belle
« Que tes plus beaux rayons, que l’on quitte pour elle ? »
Le soleil fut surpris, et ce père du jour
Sentit naistre en son cœur et la honte et l’amour ;
Du desir de la voir son âme est embrasée.
Il la cherche partout, croit sa conqueste aisée.
Mais l’ombre habilement evitoit ses regards.
Cette froide beauté fuyoit de toutes parts.
Sa course s’avançoit d’une invisible adresse.
Il la suit, elle fuit d’une egale vistesse.
Il double en son ardeur ses efforts vainement,
Tous les corps s’opposoient à son contentement.
Il pense la tenir, sans la voir il la touche,
De ses rayons aigus il joint cette farouche.
Enfin, ne pouvant mieux soulager sa langueur,
En courant il la baise en toute sa longueur.
Et parmy les baisers de cette douce guerre,
De leur droite union je naquis sur la terre. »

Le compas ressentit un plaisir nompareil,
La connoissant alors pour fille du soleil.
Il vid naistre l’espoir d’acquerir sa maistresse,
Roulant en son esprit la divine promesse.
Doncques, remply d’audace, il luy tint ce discours :
« Et ce mesme soleil m’a promis vos amours.
— Quoy ! dit-elle en riant, je serois la conqueste
D’un amant qui n’auroit que les pieds et la teste ?
Mon père, si puissant, m’imposeroit la loy
De recevoir pour maistre un tel monstre que toy ?
Va presenter ailleurs tes impuissantes flammes,
Amant trop inhabile au service des dames.
— Toutefois nos amours, repliqua le compas,
Produiront des enfans qui vaincront le trepas.
De nous deux sortira la belle architecture,
Et mille nobles arts pour polir la nature.
— N’espère pas, dit-elle, ébranler mon repos,
Ou, pour authoriser tes estranges propos,
Tache à plaire à mes yeux par quelques gentillesses,
Et monstre des effets pareils à tes promesses. »
Le compas aussi tost sur un pied se dressa,
Et de l’autre, en tournant, un grand cercle traça.
La règle en fut ravie, et soudain se vint mettre
Dans le milieu du cercle, et fit le diamètre.
Son amant l’embrassa, l’ayant à sa mercy,
Tantost s’elargissant et tantost raccourcy ;
Et l’on vid naistre alors de leurs doctes postures
Triangles et quarrez, et mille autres figures.

Richelieu, c’est assez, j’abuse de ton temps,
Repren le fil laissé de tes soins importans.
France, son cher soucy, pardon si je l’amuse
De contes enfantez d’une riante muse6.


1. M. Leber possédoit cette pièce, qui se trouve comprise sous le nº 4320 du Catalogue de sa bibliothèque, t. 2, p. 300. Il n’a pas dit de qui elle est, nous ne le dirons pas davantage. On en trouva une copie dans les papiers de Charles Perrault, ce qui fit croire par quelques personnes qu’il en étoit l’auteur ; mais c’est tout simplement impossible : la date du poème suffit pour le prouver. En 1637, Charles Perrault n’avoit que neuf ans, et il n’y avoit alors que le petit Beauchâteau capable de faire, surtout de pareils vers, à cet âge-là. C’est à cause de la singularité du poème et de sa rareté que Ch. Perrault en avoit sans doute pris copie. L’autographe de 8 pages in-fol. accompagné d’un dessin représentant le génie de la règle se trouve indiqué dans le Catalogue d’une belle collection d’autographes, etc. (16 avril 1846), p. 53, nº 363.

2. On sait qu’enfermé avec son fils Icare dans le Labyrinthe, il parvint à se sauver avec les ailes qu’il inventa, tandis que son fils périt.

3. C’est lui qui avoit fabriqué la fameuse vache dans laquelle s’enferma Pasiphaé, amoureuse du taureau.

4. C’est-à-dire de ses tempes, de sa tête.

5. V., pour le meurtre de Perdrix par Dédale, et sa métamorphose en perdrix, les Métamorphoses d’Ovide, liv. 8, v. 244 et suiv.

6. Ce poëme, dont il n’est pas besoin de faire remarquer l’académique ingéniosité, est bien du temps où l’on sembloit s’évertuer à refaire des Métamorphoses à la façon de celles d’Ovide ; où l’on voyoit Habert de Cerizy composer la Métamorphose des yeux de Philis en astres, 1639, in-8 (V. Roman bourgeois, édit. elzevir., p. 149, note) ; où l’abbé Cotin écrivoit Uranie ou la Métamorphose d’une nymphe en orange, poème à la suite duquel il donnoit les Amours du Jour et de la Nuit, par le comte de Cramail. V. notre travail sur celui-ci, Revue française, t. 2, p. 287.