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Les Androgynes/03

La bibliothèque libre.
Albert Méricant (p. 31-38).

III

Nora, la Comète

La matinée fut douce dans la pièce étroite que les rideaux tirés laissaient mystérieusement dans l’ombre. Fiamette, les paupières fumeuses, les lèvres blêmies, dormait sur la soie épaisse de sa chevelure, lasse d’avoir aimé ou pleuré. André, un coude sur l’oreiller, demeurait songeur, indécis, entraîné vers un labeur littéraire qu’il espérait brillant, rémunérateur, et retenu par la certitude de faire du mal à son amie. « Venez me trouver, avait dit Jacques Chozelle ; je découvre en vous le talent abondant et souple que je cherche pour une œuvre à deux ; je vous montrerai mes notes, et nous pourrons commencer immédiatement. »

Chozelle avait jeté au jeune homme la nasse dorée de ses éloges, et, de cette voix cajoleuse qu’il savait prendre à l’occasion, avait fait miroiter à ses yeux tout un avenir de gloire.

André Flavien porta vers sa maîtresse un regard attristé, effleura ses cheveux d’un baiser, et procéda à sa toilette dans la pièce voisine, s’appliquant à faire le moins de bruit possible. Quand il fut prêt, il revint contempler la dormeuse, qui n’avait pas bougé, et à pas de velours sortit de l’appartement.

Nora, qui montait, le heurta dans l’escalier.

— Un louis que vous allez chez Jacques !

— Peut-être… Mais ça ne te regarde pas.

— Fiamette dort encore ?…

— Entre, si tu veux.

— Et que dirais-tu si je t’enlevais ta maîtresse ?…

— Travailles-tu pour toi ?

— Je travaille pour elle…

— Alors, enlève-la, si bon te semble ; qu’elle suive sa fantaisie ou sa fortune… Les deux, si c’est possible.

— J’admire ta philosophie… Tu prends les événements avec une sérénité…

— Ce sont eux qui me prennent, et je les laisse faire… Il ne faut point contrarier le Destin.

— Bonne chance, André !

— Bonne chance, Nora ! Un dernier baiser à Miette…

Il était au bas des marches, et Nora frappait doucement à la porte de la délaissée.

Au bout d’un moment, Fiamette vint ouvrir, un peignoir mal agrafé sur ses épaules rondes.

— Toi, de si bonne heure !

— Oui, il faut que je t’entretienne d’une chose grave, et c’est la raison qui parlera par ma bouche…

Les deux femmes, câlinement appuyées l’une à l’autre, passèrent dans le cabinet de toilette, saccagé par la fièvre impatiente d’André, qui avait jeté les serviettes au hasard. Un petit divan, drapé d’étoffes japonaises aux teintes exquises, garnissait le fond de la pièce exiguë, sous un bric-à-brac d’armes, de babouches, d’éventails et de pochades d’amis, un assemblage bizarre, et cependant harmonieux, d’objets disparates, groupé par des mains artistes.

— J’ai mauvaise mine, hein ?

Nora étouffait un accès de toux dans son mouchoir, et la fine toile de lin se teignait de rose.

Fiamette, doucement, attira sur son sein la tête pâle de son amie.

— Tu devrais être dans ton dodo à rêver d’amour.

— Ou de mort…

— Veux-tu bien te taire ? À ton âge… et avec d’aussi jolis yeux !

— Mes yeux voient plus loin que la vie, c’est peut-être pour cela qu’ils sont beaux… Mais, il ne s’agit pas de moi…

— C’est donc un motif bien sérieux qui t’a conduite ici ?

— Ma démarche serait mal jugée dans le monde bourgeois, et l’on me jetterait à la tête un fort vilain qualificatif. Cependant, crois bien que mon amitié seule me pousse en ce moment…

— Va.

— Après ton départ, à la soirée de Pascal, j’ai eu une longue conversation avec Francis Lombard… Il t’aime et m’a chargée de te le dire.

Fiamette, dans un mouvement brusque, repoussa son amie.

— Oh ! c’est mal ! Je ne quitterai jamais André, tu le sais bien !

Le sourire de Nora se teignit d’indulgence.

— En effet, tu n’auras pas cette peine, c’est lui qui s’en ira…

— Non, tu ne connais pas mon influence sur lui… Je t’assure qu’André tient plus à moi qu’il ne le pense…

— Je l’ai rencontré dans l’escalier ; il se rendait chez Chozelle.

— Et puis après ?…

— Il croit à la parole de l’intrigant qui lui a promis sa protection ; il est fier et souffre de te voir dans la gêne… Lui-même m’a autorisée à te parler comme je le fais…

— Il t’a dit ?…

— Que tu pouvais suivre ta fantaisie… oui.

Fiamette tressaillit douloureusement ; puis, essayant de prendre un ton enjoué :

— Alors, tu m’offres une situation étonnante…

— Petit hôtel, chevaux, domesticité correcte et le cœur d’un brave garçon qui vaut autant que sa fortune, ce qui est rare. Voyons, est-ce que cette guenille ne déshonore point ta jeune royauté ?

Nora, d’un doigt dédaigneux, découvrait un bout de sein rose sous une dentelle douteuse :

— À nous les points d’Angleterre, les Bruges veloutés et les guipures précieuses ! La femme, ma chérie, n’a que quinze années de son existence pour rouler et amasser mousse… Après, elle roule encore, mais elle n’amasse plus rien… Moi, au moins, je puis mourir tranquille et me faire dorloter comme si on m’aimait réellement… C’est l’Exposition qui m’a rapporté cela, la danse de Mahomet et du Moulin-Rouge !

— Ah ! tu marchais bien…

— Tant que je pouvais !…

— Tu as conquis l’indépendance ; certes, c’est quelque chose…

— C’est tout ! Ne cherche pas, il n’y a rien au-dessus ! Ah ! j’ai connu la misère plus que toi, et les dédains des imbéciles, et les rebuffades des cuistres, et les propositions des beaux messieurs qui prétendaient me guider et vivre à mes dépens !… C’est ça qui donne une fière idée de l’autre sexe ! Voyons, ma petite Fiamette, réfléchis à l’occasion merveilleuse que je t’offre… Oui, j’ai l’air de jouer un rôle assez louche, mais tu me connais, tu sais que je suis incapable d’une mauvaise action et que je n’agis que dans ton intérêt ?

— Je sais.

— Alors, dis oui, et je cours porter la réponse à l’amoureux qui m’attend en bas…

— À ma porte ?

— Regarde !

Fiamette se pencha, curieuse, à son balcon, et aperçut un coupé bleu sombre attelé d’un cheval alezan, dont la robe brillait comme de l’or, et un cocher impeccablement empalé sur son siège.

— « Ta voiture ! » dit Nora, en riant. Vite, mets ta plus jolie robe, ta martre zibeline et ton collier ! C’est le Bonheur qui passe !…

Fiamette envoya un baiser à ce Bonheur toujours si pressé qui trotte l’amble dans notre vie, rentra dans la chambrette tiède, rejeta son peignoir défraîchi, et, se glissant entre les draps, à la place de l’amant trop chéri :

— J’aime mieux dormir ! dit-elle.