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Les Androgynes/04

La bibliothèque libre.
Albert Méricant (p. 39-54).

IV

Fœtus et Salamandres

Je t’aime, ô ma maîtresse, ainsi que le ciel bleu,
Les brises, les parfums, les monts, les bois, les ondes,
Les rires, les chansons, les extases profondes
Et les baisers de feu !

Je t’aime, ô ma maîtresse !… À ta bouche sans trêve
Se suspend mon désir, papillon enchanté !
Et j’ai connu par toi l’ardente volupté
De posséder mon Rêve !

J’ai clos sur ta caresse éperdument mon cœur,
Afin qu’en souvenir, prisonnière et vibrante,
Elle me donne encor la secousse enivrante
De ton spasme vainqueur !

Si l’amour dans les cieux renaît pour ses fidèles,
Ma maîtresse, je veux sur tes lèvres mourir,
Pour garder du baiser, qu’elles feront fleurir,
Les roses éternelles !

Jacques bâille dans la bergère de soie verte où il s’allonge paresseusement.

— De l’amour ! Toujours de l’amour !… Ah ! mon petit, il faudra changer cela !

— Ne plus aimer ?

— Aimer autrement ; aimer l’être supérieur, l’Androgyne divin qui forme à lui seul un tout parfait.

— Je ne comprends pas.

— La femme, mon enfant, ne saurait nous satisfaire, parce que sa nature inférieure ne répond pas aux aspirations de notre intelligence.

« Notre tempérament d’artiste souffre de son incompréhension, de la brutalité de sa passion, toujours exagérée, en même temps que de sa soumission trop grande à nos désirs. La femme a plus d’instinct que de raisonnement ; elle se rapproche trop de l’animalité.

— C’est sa faiblesse qui fait son charme. Ne sommes-nous pas heureux de la protéger moralement en nous caressant à sa tendresse maternelle ou amoureuse ?… L’homme le plus fort n’aime-t-il point à s’anéantir dans les bras souples d’une maîtresse ?…

— Basse littérature, mon cher. L’initiation vous fera juger différemment. L’amour réel ne peut exister qu’entre deux êtres égaux, et j’entends par amour non seulement la griserie des sens, mais la communion adorable de deux âmes pareilles. Les Androgynes ont connu la plénitude du bonheur. Ne pouvant avoir comme eux le double appareil de génération, tâchons de posséder au moins au moral la force de fécondation et de création.

André sourit.

— Ne savez-vous pas, Maître, que les Androgynes étaient des êtres supérieurs, mais remplis d’orgueil ; qu’ils voulurent, comme les Titans, escalader l’Olympe, et que c’est Jupiter qui opéra, pour les punir, la séparation dont nous nous plaignons aujourd’hui. Ayant deux visages, quatre bras et quatre jambes, ils purent être coupés en deux sans difficulté. L’homme incomplet cherche éternellement sa moitié douloureuse, car l’univers est si grand qu’il a peu de chance de la trouver !

— L’homme, mon petit, doit tâcher de regagner son état primitif en se suffisant à lui-même.

— C’est la fin du monde !

— Tant mieux. Le monde tel qu’il est ne vaut pas une messe, et il peut bien s’éteindre dans l’impénitence, en admettant que le bien et le mal existent… Affaire d’appréciation… Voyons, lisez-moi autre chose que des chansons d’amour !

André choisit d’autres feuillets, met à nu son âme nostalgique de poète, et Jacques, en fumant du tabac plus pâle que les miettes dédorées des vraies hosties, l’écoute d’un air distrait.

Le jeune homme, son rouleau de papier entre les doigts, attend anxieusement le jugement que vont laisser tomber les lèvres autorisées du Maître. Son regard étonné erre sur les murs où s’étalent d’étonnantes peintures représentant de vagues fœtus qui nagent dans de l’alcool. Après un examen plus attentif, il s’aperçoit que ce sont des enfants-fleurs, des petits garçons hydrocéphales qui poussent des feuilles hors d’un vase à reflets glauques, penchent leur tête exsangue et monstrueuse comme une morbide corolle. À terre, sur des coussins, s’étalent des couleuvres et des salamandres pustulées d’ocre et de cinabre, des lombrics-fleurs aussi, et André a envie de donner une chiquenaude au Maître, immobile sur son fauteuil, pour bien s’assurer qu’il n’est point également un flamboyant reptile endormi dans l’hallucination de ce marécage en chambre.

— Vous regardez mes études « de rêve ». C’est beau, n’est-ce pas ? On sent l’odeur « lancinante et câlineuse » des charniers devant ces têtes « violées » d’adolescents ! Et le grouillement figé de ces larves semble la caresse des corps décomposés sous l’onde lorsqu’on plonge parmi les nénuphars !… Oh ! les nénuphars verts et les iris noirs ! Oh !…

André est mal à l’aise ; il voudrait, cependant, dire quelque chose d’aimable ; mais Chozelle ne lui en laisse pas le temps. Il est lancé et parle abondamment de son talent, de son génie, de sa beauté et de sa santé chancelante.

— Vos petits vers, mon cher André, ne sont pas « artistes » : trop de sentiment, de clarté, d’émotion bourgeoise. Voyez-vous, il ne faut jamais essayer d’exprimer le sens des choses, ni votre état d’âme ; l’écriture, seule, le groupement des mots garde quelque importance. Soyez esthétique dans la forme ; l’idée fatigue les lecteurs, trouble les digestions.

— Mais l’esthétique change, tandis que l’idée demeure.

— Peuh !… Nos tableaux se démodent moins que nos écrits !… Faites votre palette, mon cher, avec des tons rares, des tons de végétaux vénéneux, d’herbes aquatiques et de méduses échouées. Ne craignez pas de tremper votre pinceau dans la putréfaction des eaux stagnantes et des chairs blettes… Relisez « La Charogne » du divin Baudelaire… Un chef-d’œuvre !

— Certes, mais il y a dans ce morceau mieux que des mots groupés comme des lombrics autour d’une racine poreuse.

— Je veux n’y voir que des mots et de l’horreur ; puisque vous désirez travailler avec moi, pénétrez-vous de mon essence morbide, de mon charme démoniaque, de mon étrangeté inquiétante…

— Je tâcherai… Voulez-vous écouter encore ce petit morceau, où il y a une image, je crois ?

André choisit un autre poème.

— C’est un coucher de soleil, dit-il, je lirai rapidement.

Et, quand il eut achevé, il demanda avec une angoisse suppliante :

— Est-ce mieux ?

— Non !… Ce n’est pas ma manière. Trop de clarté… On n’admire vraiment que ce qu’on ne comprend pas.

— Vous me conseillerez ?…

— Mon enfant, appelez-moi cher Maître. Je serai heureux de m’appuyer à votre épaule jeune et robuste… Votre tête fine et vos grands yeux ajouteront à ma gloire… On nous verra ensemble, et l’on pensera à cet autre Maître tant calomnié qui se montrait parfois dans tout le rayonnement de son génie avec son compagnon d’élection… Ah ! qu’il était beau, cet amant de la forme et de la poésie !

— Le maître ?

— Non, l’ami.

Et Jacques, se reculant un peu, considéra longuement André avec sévérité ; puis, se rapprochant, il lui tapota le dos et la poitrine, ainsi que font les maquignons pour un poulain de race.

— Les épaules larges, la taille mince… Vous êtes mal habillé, mon cher, mais je devine, sous cet humble veston, des sinuosités exquises, un derme rare…

André, surpris, avait pâli légèrement.

— Oh ! dit Jacques, en riant, je veux que mon disciple me fasse honneur ; je suis artiste avant tout.

Le jeune homme jeta un regard découragé aux salamandres, dont les pustules éclataient sur les meubles, et aux fœtus-fleurs figés dans l’huile rance d’une peinture naïve, malgré ses prétentions.

Jacques, la moustache fine, les cils baissés sur ses yeux d’un bleu trouble, se pinça le bout de l’oreille pour le faire rougir.

— C’est un artiste de beaucoup d’intuitivité qui m’a fait ces études, d’après le Rêve…

— Ah !

— Un rêve d’opium qui dura une nuit entière, et nous tint tous sous ses griffes puissantes… Ah ! ce fut une angoisse et une volupté non pareilles ! Je vous initierai…

André, blême, mélancolique, se disait que la vie était dure et que quelques louis feraient mieux son affaire. Mais il n’osait aborder cette question terre à terre, attendait impatiemment l’offre généreuse de collaboration.

— Et ce travail pressé ? demanda-t-il, enfin, d’une voix blanche.

— Je ne l’ai point oublié, mon jeune ami ; il faut, pour vous y livrer fructueusement, que vous connaissiez mon genre, ma manière, que vous endossiez, si je puis m’exprimer ainsi, ma peau. Dans mes œuvres, je parle surtout de moi, et cela éveille la curiosité du lecteur, l’intéresse beaucoup plus qu’une aventure d’imagination à laquelle on ne songe plus, le livre fermé. Je ne suis point tout à fait ce qu’on vous a dit, et ce que vous pourriez croire…

— Je ne crois rien. Serais-je ici, autrement ?

Jacques se mordit les lèvres.

— En ce temps de réclame à outrance, il faut se créer une personnalité presque inquiétante pour sortir des rangs, et cela s’use vite, car les imitateurs abondent.

— Oh ! je sais…

— Oui, vous avez vu beaucoup de jeunes me copier d’une façon déplorable. Eh bien, André, mon doux ami, mon cher disciple, il faut que mon talent soit inimitable et… cela vous regarde…

— Moi !

— Certes. Quand vous aurez vécu quelque temps dans mon intimité, vous me comprendrez et vous écrirez de belles et grandes choses.

— Ah !

— Pour cela, mon mignon, vous aurez deux cents francs par mois… Je voudrais faire plus, mais je suis pauvre, vous le savez. C’est entendu ?

André réfléchit qu’il devait deux termes au propriétaire et qu’il ne savait vraiment comment il vivrait le mois prochain ; les larmes aux yeux et la gorge contractée, il accepta.

Fraternel, Jacques le reconduisit jusqu’à la porte, une main appuyée sur son épaule.

— Maître, dit André, en rougissant, pourriez-vous m’avancer quelque argent… je suis gêné, en ce moment, et j’ai une maîtresse…

— Une maîtresse ! fi ! Vous n’êtes point, je le vois, dans les idées nouvelles… Les femmes nous déshonorent par leur infériorité physique et morale.

— Pourtant, dans vos livres…

— Oui, j’en mets dans mes livres, parce qu’il faut bien satisfaire le lecteur, qui est aussi un être grossier, mais je n’en mets pas dans ma vie… D’ailleurs, mes femmes littéraires sont des créatures d’exception qui peuvent avoir quelque charme. J’en fais des mortes pensantes, des amantes astrales, pour ainsi dire insexuées, et, dans mes articles, je me venge de cette concession accordée au mauvais goût des foules… Quand vous saurez, vous m’imiterez… À propos, votre habit d’hier vous allait bien… Venez me prendre, samedi prochain, à sept heures. Je vous conduirai à un dîner d’hommes, où quelques arcanes du mystère vous seront révélées…

Négligemment, Jacques plongea ses doigts bagués d’aigues-marines et d’opales dans une des poches de son gilet, et tendit un louis au disciple confus.