Les Androgynes/05

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Albert Méricant (p. 55-63).

V

Entre Amants

— C’est toi, dit Fiamette, en se soulevant sur l’oreiller, je savais bien que tu reviendrais !

— Comment, encore couchée… Il est deux heures !

— Je n’avais pas de quoi déjeuner, alors j’ai dormi…

— Je n’ai pas déjeuné non plus. Tiens, voici vingt francs.

Joyeusement, la jeune femme bondit hors du lit, se baigna d’eau fraîche, passa une jupe de drap, jeta sa zibeline sur ses épaules, et, relevant ses cheveux en casque d’or, dégringola les cinq étages. Elle chantait, et André écoutait sa voix jolie avec l’accompagnement des petits talons sur les marches.

« Une femme, une amie, une compagne attentive et discrète qui soigne le cœur et le corps avec des gestes spirituels, des effleurements de caresses compréhensives !… Quoi de plus doux, ici-bas ? se demandait-il, en songeant aux paroles âpres et vindicatives de Jacques.

Et, d’instinct, il se méfiait du bellâtre aux yeux troubles, à la lèvre dédaigneuse, bavant des éloges et du fiel. Mais quoi ? il fallait vivre, et, dans le métier des lettres, on prend ce qui s’offre, avec l’espoir des éclatantes revanches, quand le succès fructueux sera venu.

Fiamette, au bout de dix minutes, rentra, chargée de provisions ; et, sur un bout de table, on dévora avec un appétit terrible, une belle faim de jeunesse saine et robuste.

— Alors, tu as vu Jacques Chozelle ?… Comment est-ce, chez lui ?

— Quelconque dans l’ensemble, avec des détails bizarres. Je m’imaginais tout autrement cet intérieur de poète. Ma parole, c’est mieux chez nous…

— Bravo ! tu resteras chez nous.

— Ma pauvre Miette, je voudrais bien… Hélas ! ce n’est pas possible…

— Oh ! le méchant !

Avec des plaintes de petite fille, elle se jeta à son cou, frotta son menton au sien, en fermant les yeux comme une chatte qui boit du lait. Et toutes les menues caresses de celles qui aiment vinrent troubler le jeune homme délicieusement.

— André, je ne veux pas que tu travailles pour cet homme !

— Mais nous n’avons rien, rien que des babioles sans valeur qui ne nous feraient pas vivre un mois !… Jacques me propose deux cents francs.

— Es-tu bien sûr qu’un autre ne te proposerait pas davantage en se montrant moins exigeant ?…

— Je crains, en effet, que Jacques n’ait ni mérite personnel, ni talent acquis. Avec l’âpre désir de réussir, quand même, il a tâché de se créer un genre, et il a exploité les petits côtés malpropres de certaines âmes : le goût du faisandage littéraire et moral ou, tout simplement, le snobisme des imbéciles. Cet homme n’est ni un artiste, ni un poète, puisqu’il ignore l’amour du beau ! C’est un démarqueur habile qui, dans son labeur opiniâtre, méprise l’idéal pour ne songer qu’au côté pratique et commercial des choses.

— Et puis, dit Fiamette, a-t-il jamais indiqué un talent réel, aidé un écrivain ou un artiste de valeur à sortir de l’ombre ?…

— Non, pas si bête !… Il n’a jamais célébré que les nullités prétentieuses, les excentriques volontaires, dénués de tout avenir, qui ne pouvaient lui porter ombrage.

La jeune femme, consolée, eut un geste de gavroche.

— Nous en cassons du sucre !… Alors, c’est dit, tu vas frapper à d’autres portes ?…

— Non. Je me suis trompé sur le compte de Jacques, mais l’étude du personnage et du milieu spécial dans lequel il évolue m’intéresse en ce moment… Pour réussir ailleurs, il faudrait faire des démarches, peut-être humiliantes, attendre longuement dans les antichambres des seigneurs de marque ou de contre-marque, s’exposer à des rebuffades… Je n’ai point l’échine assez souple pour me courber jusque-là.

— Alors, au moins, promets-moi de revenir, chaque soir. Tu ne peux pas me quitter ainsi… Tu ne sais donc pas ce qu’on me propose ?

André eut un tremblement des mains, la crispation brusque de celui qui voudrait nouer ses doigts à la gorge d’un ennemi.

— Si, je sais, fit-il, très bas. Tu es libre, Fiamette…

— Comme tu me dis cela ?

— La fortune s’offre, sans doute, pour toi, il ne faut point la laisser s’éloigner… Tu m’as fait un sacrifice qui a duré assez longtemps… Songe, ma jolie Miette, que la vieillesse est dure pour les femmes, et que tu ne resteras pas toujours cette corolle d’amour que tu es aujourd’hui !

Fiamette fit la moue, se pelotonna sur les genoux de son amant.

— Ceci me regarde, et s’il me plaît de finir mes jours dans une loge de concierge ou dans un grenier d’étudiant !… je suis libre, je pense ?…

André s’oublia à respirer la mousse voluptueuse des cheveux follets de sa maîtresse, derrière l’oreille, à une place qu’elle avait particulièrement sensible. Elle défit l’écheveau soyeux, l’enroula au cou du jeune homme comme un serpent d’or.

— Te voilà prisonnier !

Et les visages des amants, ainsi réunis, devaient ressembler à ceux des héros de Longus, dans leur fleur de désir et de jeunesse. Mais André repoussa son amie, les sourcils soudain froncés par une inquiétude.

— As-tu examiné mon habit ?

— Ton habit ?…

— Il avait une petite déchirure sous le bras, à l’endroit rongé par les mites, je suis sûr qu’elle s’est agrandie !… Si encore tu savais faire une reprise perdue…

— Je demanderai une leçon à la concierge… Es-tu donc convié chez une Altesse !…

— Peut-être…

L’habit que Fiamette présentait, de face et de dos, était moins endommagé qu’on n’aurait pu le croire, après une nuit de Carnaval. Il se silhouettait presque élégamment sur les tentures mikado de la pièce. André se rasséréna.

— Un chic tailleur qui m’a fait ça ?

— Voyons, confie-moi ce grand secret. Quelle est la conquête que tu vises ?…

— Oh ! tu n’as point à être jalouse, je vais à une soirée d’hommes.

— Comme tu vas t’ennuyer, mon pauvre chéri !

— Plus encore que tu ne penses ! Une séance d’âpre débinage pour les absents et de flatteries poisseuses pour les assistants.

— Pourquoi y vas-tu ?

— J’accompagne Jacques.

Le fin visage de Fiamette prit une expression méchante.

— Ah ? j’aimerais mieux encore te voir passer la soirée chez des femmes !