Les Androgynes/06

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Albert Méricant (p. 64-76).

VI

Ancien et Nouveau Jeu

— Vous n’avez donc pas pris de fiacre, mon jeune ami ? Vos souliers sont crottés,… et ce nœud de cravate !…

Jacques ne semble pas enchanté de la toilette du nouveau disciple. Il tient à verser sur son mouchoir quelques gouttes d’un parfum agressif, et glisse, avec précaution, à sa boutonnière, une orchidée glauque au calice tigré de noir. Puis, pour mieux contempler son œuvre, il s’éloigne de quelques pas.

— C’est déjà mieux… Vous aimez les fleurs ?…

— Oui, beaucoup… Mais, toutes les fleurs, tandis que vous me semblez avoir une prédilection pour les espèces hybrides et vénéneuses…

— Quoi, pas la moindre bague, et des ongles coupés ras ! D’où sortez-vous donc ? mais c’est horrible !

— Je préfère ne point porter de bagues ; quant à mes ongles, je les laisserai pousser, si vous le désirez, bien que cela ne soit pas d’une grande utilité, il me semble ?…

— C’est capital ! Un homme, pas plus qu’une femme, ne doit négliger aucun moyen de séduction. Sachez, aussi, que lorsque je permets à un nouveau venu de m’accompagner chez mes amis, je tiens à ce qu’il me fasse honneur de toutes les façons.

Jacques avait parfumé et calamistré ses cheveux fins ; un peu de rouge animait ses joues ; l’on eût juré qu’un trait de kohl allongeait ses paupières, les soulignant, donnant à son regard fuyant une enveloppante douceur.

André préféra ne pas approfondir le maquillage du Maître.

— Voulez-vous que je descende pour arrêter une voiture ? demanda-t-il d’un ton un peu sec qui lui valut un acquiescement plein de mansuétude, car Jacques estimait peu ceux qui lui parlaient avec timidité.

L’adresse jetée, avenue de Messine, le Maître s’installa dans le fiacre, releva soigneusement les glaces, ses bronches ne supportant pas le froid, et dit de cette voix chantante qui lui était habituelle :

— Mon ami Paul Defeuille, dont vous allez faire la connaissance, nous convie parfois à dîner, comme ce soir. C’est un homme de grande valeur et de manières raffinées. J’espère que vous reconnaîtrez la faveur qu’il vous fait, car sa porte ne s’ouvre qu’à bon escient et ses invitations sont fort rares. À ces petites fêtes, d’un caractère très particulier, les conversations roulent sur tous les sujets avec une liberté entière, comme il est d’usage dans les réunions dont les femmes sont exclues… Ces pécores prétentieuses parlent de tout, sans rien connaître, admirent et débinent avec une bouffonne assurance et une naïveté sans pareilles !

— Décidément, vous les détestez bien !

— Mon Dieu, non, je les méprise, seulement… Je vois avec peine que vous suivez encore les anciens errements, et je crains vraiment que vous ne fassiez triste figure, ce soir…

— Pourquoi ?…

— Dame, votre candeur subira quelques assauts…

Jacques avait un pli ironique au coin des lèvres qui déplut au jeune homme.

— Je crois avoir peu de choses à apprendre…

— Allons, tant mieux.

La voiture s’arrêta devant une maison de belle apparence, et Jacques, s’appuyant au bras de son nouvel ami, monta un étage, pénétra dans une antichambre tendue de tapisseries anciennes et ornée de glaces de Venise aux encadrements précieux. Avec soin, il répara le léger désordre que le trajet avait amené dans sa toilette, redressa les pétales de l’orchidée qui ornait son habit, et, avec une houpette dissimulée dans son mouchoir, ennuagea ses traits.

Dans le salon, aux vastes divans semés de roses effeuillées, sous les tulipes irisées du lustre, une dizaine d’hommes causaient nonchalamment dans des poses que des demi-mondaines, expertes en l’art de plaire, n’eussent pas désavouées. Des gilets aux nuances chatoyantes serraient les tailles, des bagues aux chatons énormes couvraient les doigts, et des bouffées entêtantes d’extraits multiples se mêlaient au parfum des fleurs.

Le maître de la maison se leva avec empressement à l’entrée de Jacques Chozelle, lui donna l’accolade, et serra affectueusement les doigts d’André, qui pâlissait un peu, écœuré, mais résolu.

— Tête expressive, dit-il, après l’avoir examiné d’un œil connaisseur, avec cela de jolies dents et des cils… mais, regardez donc ces cils, ils frisent comme ceux des petites filles !… Vingt-trois ans, à peine, n’est-ce pas ?…

— Vingt-quatre.

— Bravo !… Messieurs, qu’en pensez-vous ?…

Il y eut un murmure flatteur. Jacques redressa ses moustaches.

— C’est mon élève.

— Où donc l’as-tu cueilli ?…

— Dans l’atelier de Pascal que déshonoraient des nudités de femmes.

— Pouah ! Ces artistes, vraiment, ne comprendront jamais le beau. Qu’y a-t-il de comparable aux formes de l’Antinoüs ou de l’Apollon du Vatican ? De la vigueur, de l’élégance, de la majesté, une harmonie parfaite des lignes… Tandis que le génie antique, même, n’a pas su idéaliser le ridicule des rondeurs féminines : des outres à reproduction et à allaitement.

— La femme n’est qu’un instrument aveugle, un organe imbécile destiné à remplir une fonction nécessaire…

— L’homme est l’expression de l’intelligence dans la force. Il est le Maître psychique et physiologique de la création. Il est l’Androgyne divin qui doit se suffire à lui-même.

André, décidé à ne plus s’étonner de rien, regardait avec une moqueuse curiosité ces faces barbues et moustachues s’épanouir dans l’adoration de leur moi, et il songeait à ces fakirs en perpétuelle extase devant leur sexe atrophié, paré de fleurs.

Un valet correct et grave annonça que le dîner était servi.

Par couples sympathiques, un bras nonchalant autour de la taille, les convives se rendirent dans la salle à manger, et prirent place autour de la table, jonchée de narcisses et de roses. Les verres de Bohême, délicats et nacrés, cabochés de gemmes, comme des bijoux de prix, n’étaient disposés que de deux en deux couverts, de sorte que les couples communiaient, tout le long du repas, en une même pensée d’élection.

André constata qu’il lui faudrait boire dans la coupe de Jacques, et son déplaisir se mêla d’une certaine inquiétude, lorsque lui fut versé le vin aux senteurs chaudes, couleur de soleil et de topaze, qui devait sceller leur bonne entente.

— Je bois, dit Chozelle, à notre union esthétique et à la réussite de nos légitimes ambitions !

Il pencha ses moustaches sur le fin cristal qui s’embua tristement, puis tendit la coupe à moitié vide à son ami.

Mais André, incapable de se vaincre, se contenta du geste, bien que le vin lui semblât appréciable.

Le dîner, délicatement ordonné et somptueusement servi, fut morose pour le jeune homme. Aucun abandon d’âme, aucune confiance affectueuse ne s’y remarquait. Chacun jouait un rôle, voulait témoigner son indépendance, sa supériorité intellectuelle, par des pensées et des actes inconnus du vulgaire — de la foule immonde. — Malheureusement, ces prétentions ne se réalisaient guère. Les idées désertaient ces cervelles amorphes, les conversations, en dépit du tarabiscotage des expressions, de la préciosité de l’allure, demeuraient d’une pénible banalité. Et, malgré tout, ces ennemis de la femme revenaient à la femme, invinciblement, en d’aigres remarques, de fielleux persiflages.

André songeait que ces injures, en la circonstance, constituaient un bien bel éloge.

Lorsque l’extra-dry pétilla dans les cervelles, en feux follets de gaietés blondes, le poète demanda l’autorisation de dire quelques vers, et il plaça ce sonnet dédié à la femme, au milieu d’une évidente hostilité :

Je chante les baisers !…

Les baisers ont les tons des cieux, des lacs, des fleurs !
Les uns, de la couleur des automnales roses,
Pleurent sur le passé des êtres et des choses,
Pleurent les deuils lointains, les charmes, les douleurs.

D’autres, d’azur léger, d’autres, ensorceleurs,
Verveines aux cœurs d’or, fiévreusement décloses,
Chantent l’amour, la vie et les métamorphoses,
D’autres tendent, sournois, des pièges d’oiseleurs !…

Quelques-uns ont le ton discret des violettes ;
Ceux-ci, presque effacés, doux et frêles squelettes,
Me semblent un essaim de grands papillons gris.

Ceux-là, sur les tombeaux, brûlent comme des cierges.
Mais le roi des baisers, dont mon cœur est épris,
Est le baiser neigeux des âmes et des Vierges !

— Peuh ! fit Jacques, vos vers ont douze pieds et la consonne d’appui ! Vous savez bien que nous avons changé tout cela. Carrément, nous faisons rimer algues avec flammes et meurtre avec œuf. Quant aux pieds, plus il y en a, mieux cela vaut. La pensée doit rester obscure, embrumée d’Au-delà, vous ne devez point vous comprendre vous-même, afin que chaque lecteur donne à vos strophes le sens qu’il préfère. Ainsi tout le monde est content.

— Les lecteurs, des mufles ! déclara Defeuille.

— Le public veut être épaté, voilà tout ! appuya un jeune homme verdâtre orné d’un monocle et d’un orgelet, l’un soutenant l’autre. Écoutez ce morceau sans égal…

Mais on n’écoutait plus, les conversations étaient devenues d’un tour fort intime. D’autres orfèvres, ciseleurs de mots et démolisseurs de rimes, purent lancer les petits cailloux de leur inspiration sans atteindre personne, et ce fut tout bénéfice pour l’art.

Le café, servi au salon, on reprit, appuyé l’un à l’autre, le chemin déjà parcouru. André, qui mourait de soif, vida trois tasses coup sur coup, et s’inonda de kummel, la communion n’étant point obligatoire dans les verres à liqueurs.

Defeuille s’empressait, baissant la lumière du lustre, tirant les rideaux et distribuant des orchidées fraîches, prises dans des corbeilles garnies de mousse.

Ces messieurs ne fumèrent pas. Il est de mauvais goût, avait déclaré Jacques, de fumer autre chose que du haschich ou des fleurs, et l’on désira rester sur le parfum des fraises mouillées d’éther.

Les voix se faisaient languides, les paroles chuchotées se fondaient, mystérieuses. Ces messieurs, réunis autour du Maître, ressemblaient aux adorateurs de quelque dieu maléfique, attendant le sacrifice.

En effet, des cassolettes furent allumées, et Defeuille invita ses amis à visiter les chambres fort bien aménagées de son appartement…

— Venez, dit Jacques, en poussant le coude d’André, qui sursauta.

— Je préfère fumer une cigarette dehors. On étouffe dans ces roses et cet encens !

Mais Jacques eut un sourire :

— J’allais vous le proposer…