Les Androgynes/07

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Albert Méricant (p. 77-82).

VII

La Volupté esthétique

Dans la rue, les deux hommes se regardèrent.

— Vrai, il fait meilleur, ici ! déclara André.

Le Maître aspira l’air glacé d’une narine douloureuse.

— Peuh !… Ce que j’aime, voyez-vous, c’est le relent des faubourgs, l’odeur du vice et des fauves humains ! J’ai passé dans certains quartiers suburbains de Paris des heures exquises… Et quels beaux gars !… Defeuille est plein de bonne volonté, mais, en dehors du régal délicat de l’esprit, il y a peu de joie à glaner chez lui… La civilisation morbide a refréné ici les instincts de l’homme, et rien n’est plus triste que l’effort pour le plaisir…

— Alors, cher Maître, vous partez toujours avant la fin ?

— Presque toujours. Et puis, on me défend les veilles prolongées… J’ai trop demandé à mes nerfs dans ces dernières années ; je suis un détraqué, un neurasthénique… un éthéromane…

Jacques ne parlait pas sans orgueil de ses fatigues, et le mot « éthéromane » fleurissait à ses lèvres comme l’orchidée pustuleuse à sa boutonnière. Il ne remarquait nullement le ton ironique dont le disciple l’interrogeait, et André, comprenant qu’il n’avait point affaire à un psychologue bien subtil, dissimulait à peine.

— Je viendrai demain prendre vos conseils pour le travail dont vous m’avez parlé, cher Maître.

— Ah ! le travail ! il n’y a que cela de vraiment doux dans la vie !… Quand on a vaincu le Verbe farouche, on se sent la même lassitude délicieuse qu’après l’amour.

— Certes, déclara André en riant. Le cerveau, avant le labeur littéraire, est animé du même transport que le cœur avant la possession. Le désir de créer se manifeste dans toute sa véhémence… Mais c’est, à mon avis, la poésie qui procure les sensations les plus rares. Le sonnet, par exemple, me représente l’étreinte complète dans sa perfection mesurée et graduée. C’est, d’abord, la caresse moelleuse des huit premiers vers, dont la rime revient persistante comme le baiser initiateur, savant, pénétrant, tenace, magnétique… Puis, l’enlacement étroit des deux strophes plus brèves, plus nerveuses, d’une acuité profonde qui émeut sûrement, soulève tout l’être d’impatiente ardeur. Enfin, voici le dernier vers dont la rime jaillit comme un clou d’or et fixe irrésistiblement le poème adorable…

Jacques daigna approuver.

— Il faudra mettre cela dans mon roman. Notez, tout de suite…

— Oh ! inutile, je m’en souviendrai…

— Vous prendrez comme titre du premier chapitre : « la Volupté esthétique ».

— ?…

— Pour commencer, vous décrirez la scène de ce soir.

— Complètement ?

— Non, seulement ce que vous avez vu… Nous placerons cela dans un journal mondain.

— Oh !…

— Mon cher, en sachant s’y prendre, on fait accepter bien des choses… L’art de ne rien dire en disant tout est fort goûté des gens du monde. Et c’est aux passages les moins flatteurs pour elles que les petites femmes se pâment le plus… Voyez, elles m’adorent !…

— C’est vrai.

— Quel est l’écrivain féministe qui pourrait lutter avec moi ?… Quel est celui qui saurait, avec plus de maëstria, éveiller leur fibre perverse ?… Elles viennent à moi comme les snobs allaient chez Bruant, pour se faire injurier ! Et c’est cela qui donne une fière idée de leur bêtise !…

— Peut-être se vengeront-elles un jour ?…

Chozelle eut une moue ineffable.

— Je suis sûr de moi.

— Quand ce ne serait que pour éprouver des sensations nouvelles ?…

— La Faculté m’a affirmé que j’étais à l’abri des coups de tête…

André, qui n’avait sur les épaules qu’un mince pardessus d’automne, commençait à grelotter. Il songeait à l’intimité du lit tiède où Fiamette, blottie en rond comme une chatte frileuse, l’attendait. Et, déjà, il croyait sentir sur ses épaules la pression de ses bras souples, et, sur ses lèvres, la douceur de sa bouche menue et fondante, toujours prête au baiser. Il prit congé de Jacques, s’éloigna en fredonnant des vers que Lausanne, le chantre des caresses, venait de lui mettre en musique sur un air de danse :

Valsez, amants que rien ne lasse,
Valsez, au rythme des baisers,
Valsez, amants inapaisés !…
La vie est un baiser qui passe !

Valsez, valsez, la vie est brève…
Mais que vous importe demain ?
Grisez-vous, la main dans la main,
Valsez, beaux amoureux du rêve !

Buvez, étroitement unis,
Le philtre des lèvres démentes…
Faites-vous, au cœur des amantes,
Amants, le plus soyeux des nids !

Aimez, amants que rien ne lasse,
Aimez, au rythme des baisers,
Aimez, amants inapaisés !…
La vie est un baiser qui passe !