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Les Animaux historiques/16

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LE CHIEN DE LORD BYRON

L’enfance de lord Byron, cet illustre poète dont les écrits ont exercé une si grande influence sur la littérature de notre temps, et qui, par le rôle glorieux qu’il a joué dans les affaires de la Grèce lors de l’héroïque insurrection des descen- dants de Thémistocle et de Périclès, s’est trouvé mêlé à quelques-uns des principaux événements de l’histoire contemporaine, cette enfance se passa au milieu des montagnes de l’Écosse. Il avait déjà ce caractère audacieux et entreprenant dont sont empreintes toutes les phases de sa trop courte existence. Malgré son infirmité (il était boiteux de naissance), il ne passait pas un seul jour sans parcourir en tous sens les rochers de l’agreste Calédonie, pour en admirer de près les antiques et sauvages beautés. Pour l’accompagner dans ses excursions journalières, Georges s’était fait un ami fidèle, un ami qui ne le quittait pas un instant : c’était un chien magnifique et d’une force extraordinaire. Entre l’enfant et l’animal s’était établie une étroite amitié. À Ralph, Byron avait fait construire, sous de frais ombrages, une niche commode et solide où le chien n’avait à redouter ni le froid glacial de ces contrées, ni les ardeurs du soleil lorsqu’il brillait au zénith. À Ralph, c’était Byron qui, tous les matins, allait porter sa ration journalière ; aussi, lorsque la main du jeune enfant glissait, caressante, le long des poils du fier animal, entendait-on aussitôt ce dernier pousser un doux grognement qui indiquait le plaisir. Furieux, terrible à l’approche d’un étranger, il se couchait, la tête entre les pattes, ou bien encore faisait mille contorsions, mille gestes, pour exprimer son bonheur à l’aspect de son petit protégé. Malheur à qui aurait voulu toucher à un cheveu de la tête de Georges en présence de Ralph ; plus prompt que l’éclair, plus terrible que la foudre, ce dernier se fût précipité sur l’agresseur, et sans que rien eût pu l’empêcher, pas même la voix de son ami, il l’aurait étranglé.

Un jour, le soleil dorait à peine la cime des montagnes, promenade ordinaire du chantre futur de Child-Harold ; Byron, suivi de Ralph, partit et s’enfonça dans les défilés pittoresques qui conduisent à Javercanld ; il avait pris pour but de sa course cette chute d’eau que l’on appelle The Linn of Dee ; il voulait aller contempler cette pluie brillante de cristal suspendue dans l’air. Pour y parvenir, il fallait gravir un tertre fort escarpé ; déjà l’enfant avait presque atteint le sommet, lorsque l’horizon fut tout à coup obscurci par un de ces impénétrables brouillards qui descendent fréquemment avec tant de rapidité sur les hauteurs, que dans l’espace de quelques minutes ils changent les jours en nuits. Perdu au milieu de l’obscurité, Georges voulut néanmoins avancer encore ; mais une touffe de bruyère lui enlace le pied, il perd l’équilibre, il tombe en poussant un cri, Aussitôt Ralph se précipita vers lui. Lorsque le brouillard se fut dissipé, tous les deux avaient disparu.

D’abord la mère de Byron, ne le voyant pas revenir, ne s’inquiéta pas beaucoup de son absence ; plusieurs fois il lui était arrivé de rester une partie de la journée sans reparaître à Aberdeen ; mais lorsque les dernières lueurs du jour eurent annoncé la venue prochaine de la nuit, la sécurité fit place à l’inquiétude. Cette inquiétude se changea bientôt en de mortelles alarmes, lorsque les ténèbres étant devenues de plus en plus épaisses, nul indice de Georges ne se manifesta. Déjà depuis longtemps tous les habitants d’Aberdeen s’étaient mis à sa recherche ; leur front soucieux, à leur retour, témoignait assez que leurs efforts pour le découvrir avaient été infructueux. Eperdue, éplorée, lady Byron se livrait au plus effroyable désespoir ; elle voulait elle-même, avec la nourrice de Georges qui l’avait bercé tant de fois au récit des sombres ballades du pays, la bonne May Gray, parcourir à la lueur des flambeaux les lieux qu’affectionnait l’enfant. Elle n’entendit, au milieu du silence de la nuit, que le bruit des cataractes dont ces montagnes abondent. Il lui fallut renoncer à ses recherches qu’il eût été aussi dangereux qu’inutile de continuer à cette heure. Elle passa le reste de la nuit en prière, invoquant le ciel pour le salut de son fils bien-aimé.

Le lendemain matin, à la pointe du jour, le voyageur qui se serait arrêté pour réclamer l’hospitalité à Aberdeen aurait en vain demandé ses hôtes ordinaires : il n’y aurait rencontré qu’un jeune pâtre chargé de veiller sur l’habitation ; mais il aurait pu entendre les échos de la montagne retentir du nom, sans cesse répété, de Georges de Byron. Tout à coup, tandis que le pâtre se tenait debout sur le seuil de la demeure solitaire, il aperçoit Ralph qui accourait haletant ; il s’élança au-devant de lui ; mais le chien, sans s’arrêter, se précipita dans l’intérieur de la maison. Il paraissait toutefois exténué. À peine eut-il reçu un morceau de pain que, sans l’entamer, il le saisit dans sa gueule, et s’enfuit à toutes jambes sans répondre aux appels réitérés du pâtre.

Après s’être inutilement fatigués à parcourir les montagnes, milady et tous ceux qui l’avaient accompagnée regagnèrent Aberdeen pour prendre du repos. Le désespoir de la pauvre mère était effrayant ; elle voulait mourir. Cependant une lueur d’espérance traversa son esprit, en proie au plus poignantes angoisses, lorsqu’elle apprit du jeune berger l’apparition de Ralph et son départ si subit.

Elle voulait de nouveau recommencer immédiatement ses recherches ; mais la force lui manqua, et, succombant à ses émotions, elle tomba dans un long évanouissement. Elle n’en fut tirée que par les aboiements de Ralph, qui était là, bondissant devant elle, et qui semblait demander encore sa pitance. Elle donna l’ordre de lui apporter un morceau de pain qu’elle présenta elle-même à l’intelligent animal, en observant tous ses mouvements. À peine s’en était-il saisi, qu’ainsi qu’il l’avait fait le matin, il partit comme un trait. Frappées de cette singularité, lady Byron et la nourrice s’élancèrent sur ses traces. Cette fois à l’appel de sa maîtresse, le chien suspendit sa course ; il se mit à japper au-devant d’elle d’un air joyeux et en la regardant, comme pour l’inviter à le suivre. Tout à coup la bonne May Gray aperçut un papier attaché à l’une des pointes du collier ; elle le prit et le remit à lady Byron, qui faillit expirer de bonheur en lisant ces mots tracés au crayon de la main de son fils :

« Ma bonne mère, rassurez-vous. Hier, en voulant me rendre à la chute de The Linn of Dee, J’ai été surpris par un épais brouillard. Je voulus néanmoins continuer ma route, mais je ne sais comment cela se fit, je tombai les pieds embarrassés dans les bruyères et je roulai dans un précipice. J’allais sans doute me briser la tête contre les pierres qui en garnissent le fond, quand je me sentis saisi par le pan de mon habit : c’était Ralph, qui était accouru, et me retenait suspendu sur l’abîme. J’étendis les bras et je rencontrai quelques ronces ; je m’y cramponnai et je restai ainsi penché sur l’abîme jusqu’à ce que le brouillard fut dissipé. Jugez de mon effroi, lorsque je me vis accroché au-dessus d’un gouffre dont mon œil pouvait à peine mesurer la profondeur. Je voulus essayer de remonter, mais je me convainquis bientôt de l’inutilité de cette tentative, car le précipice est presque perpendiculaire. J’y renonçai et pris le parti de chercher plutôt à descendre jusqu’au fond ; je réussis dans cette entreprise, toujours à l’aide des ronces et des bruyères, surgissant çà et là dans les fentes des rochers. J’ai passé une nuit terrible, car je pensais à vous, ma mère, aux inquiétudes dans lesquelles ma disparition allait vous plonger. J’avais bien froid ; mais Ralph s’étendit sur moi et me réchauffa. Le matin une faim cruelle me dévorait. Tout à coup Ralph, qui grimpe beaucoup mieux que moi, me quitta. Je me crus abandonné et je pleurai amèrement ; mais au bout d’une heure à peu près, je fus complètement rassuré à cet égard en le voyant reparaître. Il tenait dans sa gueule un morceau de pain qu’il déposa à mes pieds. J’en fis deux parts : j’en pris une et lui donnai l’autre. Une cataracte se précipite au fond de l’abîme ; je me désaltère dans une onde limpide et pure. Si je ne me trompe pas, il doit être à peu près l’heure de dîner. Je crois que c’est à Aberdeen qu’il va chercher sa pitance. Je vous écris à la hâte ces deux mots que je fais tenir, comme je peux, à son collier. Si ce message vous parvient, suivez Ralph ; sans doute il vous conduira près du lieu où je suis prisonnier.

» Votre fils, qui meurt du regret de vous avoir quitté, et du chagrin que, bien involontairement il vous cause.

» Georges Byron. »

« Mon Georges, mon Georges vit ! » s’écria Mme Byron, après avoir lu ce billet qu’elle arrosait de ses larmes, qu’elle couvrait de ses baisers. « Accourez tous, mes amis ; venez, chaque instant doit être pour lui un siècle d’angoisses. »

Et tout en suivant Ralph, qui marchait la tête haute et à pas mesurés, elle leur fit le récit de l’accident qui avait failli la priver de son enfant.

« Ô Dieu ! » ajouta la pieuse femme, « Dieu, exauce les prières d’une mère, car n’est-ce pas là un miracle fait en ma faveur, que de m’avoir ainsi conservé mon enfant ? »

Au bout d’une demi-heure environ, Ralph s’arrêta près d’une cataracte dont les bords réunis presque entièrement à leurs extrémités, mais séparés par une profondeur immense, présentaient aux regards effrayés un aspect capable d’inspirer aux plus hardis un invincible effroi, et qui attestait bien en même temps que ces lagunes ne sont pas l’ouvrage silencieux du temps, mais bien l’effet soudain de quelque violente convulsion de la nature. Le chien descendit sans hésiter dans l’un de ces précipices en aboyant. Lady Byron voulut s’élancer après lui, sans faire attention qu’elle courait à un trépas inévitable ; mais on la retint.

Alors elle se mit à appeler d’une voix déchirante son fils, son bien-aimé Georges. Frappé de ces accents, ce dernier répondit en désignant l’endroit où il se trouvait. Il ne restait plus qu’à aviser aux moyens de le tirer du gouffre.

« Je m’en charge, dit alors un montagnard, pourvu qu’on me laisse faire et qu’on exécute en tout point mes prescriptions. »

On devine qu’aucune voix ne s’éleva contre cette exigence.

« Qu’on aille au château chercher toutes les cordes les plus grosses et les plus longues que l’on pourra trouver ; pendant ce temps je tâcherai de me faire entendre de M. Georges, et de lui donner les instructions nécessaires. »

Deux hommes se détachèrent aussitôt de la troupe et coururent chercher ce qu’il demandait.

Alors le montagnard s’approcha du bord de l’abîme et se couchant à plat ventre, il se pencha du côté d’où la voix de l’enfant lui avait semblé venir. Il ne s’était pas trompé ; Georges l’entendit et put recueillir toutes les paroles qu’il lui adressa. Une heure, un siècle plutôt, s’écoula dans l’attente de ceux qui étaient partis pour aller chercher les cordes. Enfin ils arrivèrent. Il fallait attacher ces cordes les unes au bout des autres, faire des nœuds d’espace en espace pour aider l’enfant dans son ascension.

Ces préparatifs achevés, le montagnard remit aux mains de ses robustes compagnons l’une des extrémités de la corde ; à l’autre bout il attacha une pierre assez pesante, et il commença à laisser glisser le câble, dans l’espoir qu’il parviendrait ainsi jusqu’au fond. Ce qu’il avait prévu arriva.

La voix de Byron se fit entendre.

« Je tiens la corde, cria-t-il. Je vais monter. »

Lady Byron pressait de ses genoux la terre, invoquant la divine assistance ; tous attendaient dans un silence religieux, quand la tête de l’enfant parut au bord du précipice. En ce moment le vertige le prit : c’en était fait de lui ; mais une main toute-puissante le sauva. C’était celle de sa mère, qui à sa vue s’était élancée pour le saisir dans ses bras, et qui, au risque d’être précipitée avec lui, l’avait retenu.

Quand Georges recouvra ses sens, il était sur le sein de sa mère, et son fidèle compagnon, le brave, l’intelligent Ralph, lui léchait les mains.

Devenu lord et pair d’Angleterre, et qui mieux est que tout cela, grand poète, il est une société que Georges Byron ne négligea jamais. Ce fut celle de son chien. Quand Ralph mourut, le grand homme versa des larmes. En butte aux coups de la haine et de l’envie, il venait de perdre un ami qui, lui du moins, ne l’avait jamais trahi et qui jadis l’avait sauvé.