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Les Aventures de Huck Finn/10

La bibliothèque libre.
Traduction par William Little Hughes.
Hennuyer (p. 87-91).


Une fois debout, j’examinai ce que nous avions ramassé dans le canot. Il y avait des couvertures, des vêtements, une demi-douzaine de livres et une boîte de cigares — des cigares comme je n’en avais jamais fumé. Nous restâmes une bonne partie de la matinée couchés sur l’herbe et je racontai à Jim ce qui s’était passé à partir de mon entrée dans la cabine.

— Voilà ce qui s’appelle une aventure, lui dis-je, et je m’en suis bien tiré.

— Il n’y a pas de quoi se vanter, massa Huck, répliqua-t-il. Si toutes les aventures ressemblent à celle-là, j’espère que ce sera la dernière. Quand j’ai voulu descendre sur le radeau et que je ne l’ai plus trouvé, je n’aurais pas donné un cent de ma peau. Je me voyais perdu. Si personne ne venait à mon secours, je ne pouvais manquer d’être noyé. Si quelqu’un arrivait à temps pour nous sauver, on me ramènerait à terre pour me livrer au shérif et alors, pour sûr, miss Watson me vendrait au planteur. Autant valait être noyé. Ne me parlez pas de vos aventures, j’en ai assez.

Jim n’avait pas eu tort de s’effrayer. Noyé ou vendu, il n’y aurait guère eu d’autre alternative pour lui, si les choses avaient moins bien tourné.

Comme il se montrait encore préoccupé, je pris un des livres et, pour le distraire, je lui lus une histoire où il était question de rois, de ducs, de comtes, de gens à qui on ne disait pas « Monsieur », mais « Votre Majesté », « Votre Grâce », « Monseigneur », qui portaient des habits de velours et avaient au côté une épée qu’ils tiraient à tout propos.

Jim ouvrait de grands yeux et m’interrompait à chaque instant pour me demander des explications que je lui donnais de mon mieux.

— Je n’ai pas beaucoup entendu parler de rois, me dit-il, à moins de compter ceux qu’on voit sur les jeux de cartes. Combien gagne un roi ?

Je racontai ce qui s’était passé.
Je racontai ce qui s’était passé.

— Combien il gagne ? Rien du tout. Il prend ce qu’il veut — mille dollars par mois et même davantage, si cela ne lui suffit pas.

— Bah ! il aurait de la peine à dépenser mille dollars par mois. Et qu’a-t-il à faire, massa Huck ?

— En voilà une question ! Est-ce que tu te figures qu’il est obligé de travailler ?

— C’est un métier qui m’irait assez.

— Tu n’es pas dégoûté. Seulement, en temps de guerre, il faut qu’il monte à cheval et se batte comme les autres. Quelquefois, il se dispute avec son parlement et coupe la tête des gens qui ne lui obéissent pas.

— Ça ne m’étonne pas. Le roi Salomon — celui-là, j’en ai entendu parler — a fait bien pis.

— Mais non, mais non, Jim. Il n’y a jamais eu un roi plus sage ; miss Watson me l’a dit.

— Elle peut dire ce qui lui plaira. Vous ne connaissez donc pas l’histoire du bébé qu’il voulait couper en deux ?

— Si, je la connais, et elle prouve justement combien Salomon était sage.

— Allons donc ! C’est comme si un juge déchirait un billet de banque en deux, parce que deux individus le réclament. Voilà comment le roi Salomon a agi. Je vous demande un peu à quoi sert une moitié d’enfant ? Je ne donnerais pas un liard d’un million d’enfants coupés en deux, ni vous non plus.

— Tu n’as rien compris à cette histoire, Jim.

— Qui ? Moi ? Je ne suis pas plus bête qu’un autre et je comprends qu’il n’y a pas l’ombre de bon sens dans l’affaire du roi Salomon. Personne ne demandait une moitié d’enfant. On voulait l’enfant tout entier, et un juge qui croit arranger la dispute en coupant l’enfant en deux n’en sait pas assez pour ouvrir son parapluie afin de se garer d’une averse.

— Je te répète que tu n’y as rien compris.

J’eus beau chercher à lui expliquer que Salomon n’avait pas la moindre intention de tuer l’enfant et qu’il tenait seulement à découvrir la vraie mère, je n’y pus réussir. Lorsque Jim se fourrait une idée dans la tête, impossible de l’en faire démordre.

— Et vous, Huck, voudriez-vous être roi ? me demanda-t-il tout à coup.

— Non, ma foi. On me traiterait peut-être comme on a traité le roi Louis XVI. Je t’ai lu son histoire là-haut, dans la grotte de l’île Jackson.

— C’est vrai ; je me rappelle maintenant, et le métier me paraît moins bon. Et on a laissé mourir en prison le pauvre petit dauphin qui aurait dû être roi !

— Il y a des gens qui croient qu’il s’est sauvé en Amérique.

— Tant mieux ; mais nous n’avons pas de rois chez nous ; que veux-tu qu’il fasse ici ?

— Je n’en sais rien. Il doit être assez vieux aujourd’hui ; mais il pourra toujours apprendre aux Américains à parler français.

— Est-ce que les Français ne parlent pas comme nous ?

— Non, Jim, ni les Allemands non plus. Tu ne comprendrais pas un mot de ce qu’ils te diraient, pas un seul.

— Par exemple, voilà qui est fort.

— Oui, mais c’est comme ça. Moi, je connais un mot ou deux de leur baragouin, parce que miss Watson a voulu m’apprendre. Merci, c’est trop difficile ! Si un colporteur se campait devant toi et te disait : Sprechen sie Deutsch ? que répondrais-tu ?

— Je ne lui répondrais pas ; je lui flanquerais un coup de poing. Je croirais qu’il se moque de moi.

— Nigaud ! Il te demanderait tout bonnement si tu parles allemand.

— Alors pourquoi ne le demande-t-il pas ?

— Mais il te le demande — c’est sa façon de le demander.

— C’est une bête de façon qui n’a pas le sens commun.

— Voyons, Jim, les chats parlent-ils comme nous ?

— Non, les chats ne parlent pas comme nous.

— Et les vaches ?

— Les vaches non plus.

— Est-ce qu’un chat parle comme une vache ou une vache comme un chat ?

— Non.

— Et tu trouves tout simple que les vaches et les chats parlent d’une manière différente, pas vrai ?

— Oui, pour sûr.

— Alors n’est-il pas tout simple que des hommes d’un autre pays parlent autrement que nous ? Réponds à ça.

— Un chat est-il un homme, Huck ?

— Non.

— Il n’y a donc pas de raison pour qu’il parle comme nous. Une vache est-elle un homme ? Une vache est-elle un chat ?

On ne peut pas apprendre à un nègre à raisonner.
On ne peut pas apprendre à un nègre à raisonner.

— Non, non, et non ! Elle n’est ni l’un ni l’autre.

— Eh bien, alors, elle ne doit parler ni comme l’un ni comme l’autre ; mais un Français est-il un homme ?

— Oui.

— Eh bien alors, pourquoi diantre ne parle-t-il pas comme un homme ? Répondez à ça.

Je vis que ce serait perdre mon temps que de vouloir discuter avec Jim. On ne peut pas apprendre à un nègre à raisonner.