Le colonel Grangerford, le père de Georges, servait dans la milice et se tenait aussi raide que s’il marchait à la tête de son régiment. Grand et sec, il avait un teint basané, des lèvres et des narines très minces. Sous ses épais sourcils et son front bombé, ses yeux semblaient étinceler comme au fond d’une caverne. Ses cheveux, encore noirs, lui descendaient tout droit sur les épaules. Il se rasait tous les matins, ne laissant pas l’ombre d’une barbiche. Son costume — je ne l’ai jamais vu en uniforme — faisait mal aux yeux, tant il était blanc, et il le changeait chaque jour. Il élevait rarement la voix ; mais, des fois, quand il vous regardait d’un certain air, on aurait voulu être loin. Si, par hasard, quelque chose allait de travers, il fronçait les sourcils et tout rentrait dans l’ordre pour longtemps.
Le matin, lorsque M. et Mme Grangerford descendaient au salon, chacun se levait et personne ne reprenait son siège avant qu’ils fussent assis. Alors, Robert allait à un buffet où se trouvaient les carafes, préparait un verre de bitter et le présentait à son père. Le colonel tenait son verre à la main jusqu’à ce que les deux jeunes gens eussent rempli le leur ; alors ceux-ci saluaient en disant : « Monsieur, madame, nos respects. » Les vieillards répondaient par un léger signe de tête et un « merci », puis on buvait.
Robert et Thomas, les deux aînés, étaient de beaux garçons, aussi grands que leur père, plus larges d’épaules et beaucoup moins raides. Vêtus, comme le colonel, d’un costume de toile blanche et coiffés d’un panama, ils passaient leur temps à dompter les chevaux, à chasser et à surveiller les travailleurs, qui leur obéissaient au doigt et à l’œil.
Miss Charlotte, la moins jeune des deux filles, avait vingt-cinq ans. Très grande, très belle, très fière, elle se montrait aussi très bonne, pourvu qu’on ne la contrariât pas. Mais elle avait de qui tenir, et quand elle se fâchait, son regard rappelait celui du colonel.
Miss Sophie n’avait que vingt ans. Malgré sa taille moins imposante, elle était très belle aussi ; seulement elle n’avait pas l’air de s’en douter.
En comptant Georges, c’était tout ce qui restait de la famille. Elle avait été plus nombreuse ; mais trois des fils étaient morts, et j’ai déjà parlé d’Emmeline.
M. Grangerford possédait au moins une centaine d’esclaves. Nous avions tous un domestique à notre service. Mon négrillon et celui de Georges se donnaient du bon temps. Nous n’avions pas souvent besoin d’eux et ils s’aidaient à ne rien faire.
Le colonel et ses fils sortaient rarement le soir et ils ne s’aventuraient guère dehors sans être armés, même en plein jour. Ils avaient des parents qui venaient les voir de temps à autre, de dix à quinze milles à la ronde, et ceux-là avaient aussi un fusil sur l’épaule. Je devais bientôt apprendre pourquoi.
Il y avait dans nos environs plusieurs propriétaires du nom de Shepherdson, aussi fiers que les Grangerford, et les deux familles étaient à couteaux tirés.
Un jour que Georges et moi revenions d’une plantation, nous entendîmes derrière nous un bruit de galop. Nous traversions une route et mon compagnon me cria :
— Vite, regagne le bois.
Il fila devant moi sans me laisser le temps de l’interroger, et je me dépêchai de le suivre.
Une fois à l’abri sous les arbres, il écarta les branches et nous regardâmes du côté d’où venait le bruit. Bientôt un cavalier de fort bonne mine se montra sur la route. Il n’avait pas l’air de s’occuper de son cheval, qui pourtant ne paraissait pas commode, et il tenait son fusil en travers du pommeau de sa selle. Je l’avais déjà vu. C’était le jeune Harry Shepherdson. Le fusil de Georges partit à un pas de moi et une balle enleva le chapeau de Harry. Ce dernier saisit sa carabine et se dirigea sans hésiter vers l’endroit où nous étions cachés.
Nous ne l’attendîmes pas. Nous partîmes au pas de course. Le bois n’était pas trop épais, de sorte que je regardais par-dessus mon épaule afin d’éviter la balle. Deux fois je vis Harry viser Georges ; mais il ne tira pas et remonta la route par laquelle il était venu. Nous ne reprîmes haleine qu’en arrivant à la maison. Georges était tout essoufflé quand il raconta l’aventure à son père. Le vieux gentleman ne témoigna aucune surprise, aucun mécontentement ; au contraire, son visage s’éclaira pendant une seconde ou deux, puis il dit très doucement :
— Je n’aime pas que l’on s’embusque derrière une haie pour tirer. Pourquoi n’es-tu pas resté sur la route, mon garçon ?
— Les Shepherdson ne le font pas, père, répliqua Georges ; ils nous prennent toujours en traîtres et je me suis montré avant de tirer.
Miss Charlotte redressa la tête comme une reine tandis que Georges racontait l’histoire ; ses narines se dilataient et ses yeux lançaient des éclairs. Miss Sophie devint très pâle jusqu’à ce qu’elle eût appris que personne n’avait été blessé.
Dès que je me trouvai seul avec Georges, je lui demandai :
— Est-ce que tu voulais le tuer ?
— Parbleu !
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Lui ? Il ne m’a jamais rien fait.
— Alors pourquoi as-tu tiré sur lui ?
— Parce que c’est un Shepherdson.
— Drôle de raison !
— Très bonne, au contraire. Les Shepherdson ont tué trois de mes frères ; ils nous tueraient tous, s’ils le pouvaient, et on leur rend la pareille. Où donc as-tu été élevé ? Tu ne sais pas ce que c’est qu’une guerre de faction ?
— Non, et je ne serais pas fâché de le savoir.
— Eh bien, répliqua Georges, ces guerres-là commencent toujours de la même manière. Un homme a une dispute avec un voisin et il le tue. Alors un oncle ou un frère du voisin le venge, puis les parents des deux morts se mettent de la partie. On s’arrête quand une des familles a disparu ; mais cela demande du temps.
— Et ton affaire à toi dure depuis longtemps ?
— Je crois bien. Depuis plus de vingt ans.
— À quel propos s’est-on disputé ?
— Il y a eu procès, je crois, et celui qui l’a gagné a reçu une balle.
— Et qui a tiré le premier ? Un Grangerford ou un Shepherdson ?
— Comment veux-tu que je le sache ? je n’étais pas né.
— Et a-t-on tué beaucoup de monde ?
— Oui, il y a eu assez d’enterrements et assez de chances d’enterrements. Mon père, Thomas et Robert ont été blessés plusieurs fois — ils ne s’en portent pas plus mal. Cette année, les Shepherdson ont eu un mort et nous en avons eu un. Il y a trois mois, mon cousin Bud, qui avait quatorze ans à peine, traversait à cheval la forêt, de l’autre côté du fleuve. Il n’était pas armé — une fière bêtise de sa part. Arrivé dans un sentier, il entend derrière lui le pas d’un cheval et voit le vieux Baldy Shepherdson lancé au galop, son fusil à la main, ses cheveux blancs flottant au vent. Au lieu de mettre pied à terre pour se réfugier dans le bois, Bud crut qu’il pourrait lutter de vitesse. La course dura pendant cinq milles et plus ; mais le vieux gagnait peu à peu du terrain. Enfin, Bud, dont la bête s’essoufflait, vit que ce n’était pas la peine de s’entêter. Il s’arrêta donc et fit volte-face — il ne voulait pas recevoir une balle dans le dos, tu comprends. Alors le vieux s’avança et le tua raide. Mais il n’eut guère le temps de se vanter de son exploit, car, huit jours plus tard, un des nôtres lui a mis du plomb dans la tête.
— À mon avis, ce vieux n’était qu’un lâche.
— Tu te trompes joliment ! Il n’y a pas de lâches parmi les Shepherdson — non, pas un seul, pas plus qu’il n’y en a chez les Grangerford. Un jour, ce vieux-là a tenu bon contre trois Grangerford pendant je ne sais combien de temps, et il a eu le dessus. Son cheval et lui rentrèrent clopin-clopant, la peau considérablement trouée ; mais il fallut porter tous les Grangerford chez eux. L’un était mort, l’autre mourut dans la nuit et le troisième boite encore. Non, ce n’était pas un lâche !
Le lendemain — c’était un dimanche — je partis avec la famille pour l’église, qui se trouvait à six milles environ de la maison. Les hommes emportèrent leurs fusils, qu’ils posèrent à côté d’eux en gagnant leur banc. Les Shepherdson en firent autant. Le sermon me parut long, peut-être parce qu’il était trop savant pour moi. Le colonel déclara pourtant que c’était un très beau sermon, et au retour on ne parla guère d’autre chose.
Le dimanche, on ne chasse pas et il n’y a pas de travailleurs à surveiller. Une heure après le dîner, on bâillait à qui mieux mieux dans le salon. Ceux qui ne s’étaient pas assoupis à force de bâiller finirent par disparaître un à un. Je m’esquivai à mon tour et me mis à la recherche de Georges. Je le trouvai endormi sur l’herbe en compagnie de son chien, qui savait probablement aussi que c’était dimanche. Alors je me décidai à rentrer pour dormir de mon côté en attendant l’heure du souper. En haut de l’escalier, je rencontrai miss Sophie qui se tenait sur le seuil de sa chambre où elle me fit entrer.
— Huck, me dit-elle, j’ai un petit service à te demander. Je viens de recevoir un billet de mon oncle, lequel, tu le sais, est pasteur du village que nous voyons là-bas, de l’autre côté de la rivière. Mon oncle me demande de venir causer avec lui, en secret, d’affaires importantes. Il s’agit, me dit sa lettre, de mon bonheur futur et d’une réconciliation possible de notre famille avec celle de nos ennemis, réconciliation que je souhaite depuis longtemps très fort.
— Comment puis-je vous être utile, miss ? demandai-je.
— En m’accompagnant jusqu’au bord de la rivière, en m’aidant à la traverser.
— N’est-ce que cela ? Vous êtes si bonne, miss Sophie, que je ferais beaucoup plus, si je le pouvais, pour vous obliger.
— Tu feras plus que tu n’imagines, Huck, en me secondant, et voici pourquoi. C’est près du village dont mon oncle est pasteur qu’habitent les Shepherdson. Or, si l’un des miens me voit me diriger de ce côté, ou il voudra s’opposer à mon départ, ou il insistera pour m’accompagner, ce qui pourrait amener d’affreux malheurs.
— Mais que dirons-nous, si l’un d’eux nous rencontre ? s’il nous voit nous embarquer ?
— Ils font tous leur sieste, Huck, et ce contretemps est peu à craindre.
Nous voilà en route, feignant de nous promener. Nous descendons jusqu’à l’endroit où la rivière décrit une courbe sans avoir rencontré âme qui vive. Miss Sophie saute dans un canot, je saisis les rames et le bateau file si vite que bientôt nous approchons de la rive qu’il s’agit d’atteindre.
— Je ne vois personne, me dit miss Sophie ; nous pouvons aborder, et j’en suis heureuse.
— Redoutez-vous donc quelque chose ? lui demandai-je.
— Pour moi, rien, mon brave garçon ; mais j’étais un peu inquiète pour toi. Tu es presque de la famille maintenant, et si un Shepherdson t’apercevait, peut-être serait-il tenté de te saluer d’une des balles de sa carabine.
Je secoue la tête ; il me semble entendre siffler à mes oreilles la balle dont parle miss Sophie.
— Mais vous ? lui dis-je en cessant de ramer.
— Moi ? Je n’ai rien à craindre. Si implacable que soit la haine qui sépare les deux familles, les femmes sont respectées.
Je me remets à ramer, avec plus de lenteur néanmoins, et j’examine avec soin le point où je compte aborder et qui me paraît désert. Tout à coup, je vois, près d’un buisson, un homme armé d’un fusil et je le désigne à miss Sophie. Elle part d’un petit éclat de rire.
— L’homme qui te fait peur, dit-elle, est un paisible pêcheur, et son fusil une simple ligne au bout de laquelle frétille un poisson.
Miss Sophie a raison. Je reconnais, une fois de plus, que la frayeur dénature facilement les objets. Nous abordons, et miss Sophie saute sur le rivage.
— Dois-je vous attendre, miss ?
— Non, Huck, ne t’inquiète plus de moi ; mon oncle me ramènera. Tu peux retourner à la maison.
Je me hâte de gagner le large, car un cavalier vient de paraître dans la plaine, et j’aborde avec soulagement la rive d’où je suis parti. Mon canot est à peine amarré, que je suis accosté par mon négrillon.
— Ah ! me dit-il d’un air mystérieux, il y a longtemps que je vous cherche, massa.
— Que me veux-tu ?
Mon interlocuteur regarde autour de lui avec méfiance, puis reprend à mi-voix :
— Massa, si vous voulez venir du côté du marais, je vous montrerai une belle gerbe de souliers de Notre-Dame.
— Laisse-moi tranquille, répliquai-je ; les souliers de Notre-Dame ne sont pas assez rares pour qu’on s’amuse à courir après.
— Tout de même, il y en a un que vous ne serez pas fâché de voir.
Je me rappelai que, la veille, il avait déjà proposé de m’emmener du côté du marais ; son air mystérieux m’intriguait.
— Eh bien, montre-moi le chemin, lui dis-je.
Je le suivis à travers bois pendant un demi-mille, puis il s’engagea dans un marais où l’on enfonçait jusqu’aux chevilles. De temps à autre il se retournait pour cligner de l’œil. Évidemment, cela signifiait : la route n’est pas bonne, mais ce que vous verrez vaut la peine d’être vu. Enfin, nous arrivâmes en face d’une petite butte où le terrain desséché était couvert d’arbres, de buissons et de vignes.
— Voilà l’endroit, massa. Vous n’avez plus besoin de moi.
Sur ce, il me tourna le dos. Je m’avançai dans le fourré, et, au fond d’un bosquet, j’aperçus un homme endormi. C’était mon vieux Jim.
Je le réveillai, comptant que ce serait une fière surprise pour lui de me revoir. Je me trompais joliment. Il pleura presque de joie, mais ne parut pas surpris. Il me raconta que le soir où le vapeur nous avait coulés, il s’était mis à nager derrière moi. Il entendait très bien mes cris d’appel ; seulement il n’osait pas me répondre, parce qu’il ne voulait pas être repêché et ramené à Saint-Pétersbourg.
— J’étais un peu meurtri, continua-t-il, de sorte que je suis resté en arrière. Je pensais qu’une fois à terre, je n’aurais pas de peine à vous rattraper ; mais quand les chiens ont commencé à aboyer, je n’ai plus eu envie de me presser. Lorsqu’ils ont cessé, j’ai deviné qu’on vous avait ouvert la porte et j’ai filé pour attendre le jour dans les bois. Le lendemain, de grand matin, des nègres qui allaient aux champs m’ont conduit dans cet endroit, où les chiens perdraient ma piste ; tous les soirs ils m’ont apporté des vivres et donné de vos nouvelles. Jack venait même quelquefois en plein jour.
— Pourquoi ne m’as-tu pas fait prévenir plus tôt ?
— Cela n’aurait servi à rien, massa Huck. Nous ne pouvions pas songer à repartir. Aujourd’hui, c’est différent. Chaque fois que l’occasion se présentait, j’ai acheté des provisions, des couvertures, tout ce qui nous manquait, et j’ai passé des nuits à rafistoler le radeau…
— Quel radeau, Jim ?
— Notre vieux radeau, parbleu !
— Quoi, il n’a pas été mis en miettes ?
— Non, il a été pas mal endommagé, mais il n’y a pas eu grand mal, en somme. Si la nuit avait été moins noire, nous aurions vu le radeau remonter sur l’eau. Ça n’en vaut que mieux peut-être, car le voilà remis à neuf et bien ravitaillé.
— Où donc l’as-tu repêché, Jim ?
— Comment voulez-vous que je le repêche ? J’étais obligé de me tenir caché. Les nègres l’ont trouvé accroché près d’ici, à l’endroit où le fleuve fait un coude, et ils l’ont amarré dans une crique. Votre Jack m’a raconté qu’ils se chamaillaient pour savoir à qui il appartenait. Alors j’ai mis le holà en disant que le radeau n’était à aucun d’eux, mais à vous, et qu’on leur tannerait le cuir s’ils osaient vendre la propriété d’un blanc. J’ai donné dix cents à chacun et tout le monde a été satisfait. Jack n’a rien voulu accepter.
— Oh ! Jack est un malin. Il ne m’a jamais dit que tu étais ici et m’a emmené sous prétexte de me montrer des souliers de Notre-Dame. Si l’on découvre quelque chose, il pourra jurer qu’il ne nous a pas vus ensemble.
Je quittai Jim et je retournai vers la maison où régnait un silence inusité. Je me mis à rôder à l’aventure, avec l’espoir de rencontrer Georges. Près de l’écurie, j’aperçus Jack.
— On dirait que la maison est vide ? lui criai-je.
Il leva les bras vers le ciel et me regarda d’un air effrayé.
— Quoi, massa, vous ne savez pas ce qui est arrivé ?
— Qu’est-il arrivé ? parle !
— Les Shepherdson sont en campagne. Ils se sont emparés de miss Sophie. On croit qu’ils l’ont tuée et tout le monde est à cheval pour la venger. Nous allons entendre le bruit de la bataille, massa Huck, et elle sera terrible.
Les paroles de Jack me serrent le cœur, les oreilles me tintent, j’ai des larmes plein les yeux. Hélas, miss Sophie, si bonne — morte, noyée ! Et c’est moi qui, pour lui obéir, l’ai livrée à ses bourreaux ! Une détonation retentit. Je m’élance vers la rivière. Pour le coup, moi aussi, je voudrais frapper un Shepherdson. Je rencontre Georges. Il est écarlate et semble hors de lui.
— Comment, tu n’as pas de fusil ! me dit-il. Tu ignores donc ce qui se passe ? Les Shepherdson ont emmené Sophie.
— Qui dit cela ? m’écriai-je.
— Un pêcheur qui est aussitôt venu prévenir mon père.
Ah ! ce pêcheur, j’avais raison de me méfier de lui. Il appartenait à cette race de gens qui racontent de travers tout ce qu’ils voient. Je crois bon d’instruire Georges de la vérité ; mais il m’écoute avec impatience, car il voit un de ses frères prêt à échanger une balle avec un Shepherdson. Il m’écoute jusqu’au bout cependant et m’entraîne vers son père. Je raconte de nouveau que c’est moi qui, sur sa demande, ai conduit miss Sophie de l’autre côté de la rivière, qu’elle se rendait volontairement chez son oncle, lequel l’avait appelée. Comme pour confirmer mon assertion, on voit paraître au loin le pasteur. À sa droite marche miss Sophie — ce qui fait pousser des cris de joie aux Grangerford — et à sa gauche se tient Harry Shepherdson, ce qui les fait rugir. Que va-t-il se passer ? Je suis tenté d’aller rejoindre Jim et de m’enfuir sur l’heure avec lui.
Le pasteur s’embarque à bord d’un canot avec les deux jeunes gens dont il est escorté, et les voilà sur le rivage. Le pasteur s’avance, tandis que le jeune Harry lève les bras pour montrer qu’il n’est pas armé. Les deux frères causent longtemps ensemble avec animation. Le pasteur fait alors un signe et miss Sophie s’approche avec son compagnon, dont le colonel serre la main. Je n’y comprends rien ; mais bientôt tout s’explique. Grangerford et Shepherdson se dirigent vers la maison, conduits par le vieux pasteur, radieux de son œuvre de paix. Oui, la paix était faite et j’y avais un peu contribué, sans m’en douter. Miss Sophie et Harry Shepherdson s’aimaient depuis longtemps. Le digne pasteur, qu’ils avaient pris pour confident, venait de mettre fin à la vendetta en unissant les deux jeunes gens[1].
On gagnait l’habitation et je demeurais immobile à la place où je me trouvais.
— Ne viens-tu pas ? me demanda Georges au passage.
— Oui, répondis-je, je te suis.
Au lieu de le suivre, je restai à réfléchir. Je songeais à partir ; cependant j’aurais voulu, sans révéler mon dessein, prendre au moins congé de ceux qui m’avaient si cordialement accueilli. Mais parler de la présence de Jim, me poser en abolitionniste, je ne pouvais pas y songer. Il fallait, profitant du désordre causé par la réconciliation, me mettre au plus vite en route. Je me dirigeai donc en droite ligne vers le marais. Jim n’était pas dans son gîte. Je me dépêchai de gagner la crique où le radeau se trouvait amarré la veille. Il n’était plus là. Je me mis à appeler le nègre. Une voix me répondit.
Je courus le long de la berge, je sautai à bord et Jim me serra dans ses bras. Il était enchanté de quitter son marais et déclara que nulle part on ne respire aussi librement qu’à bord d’un radeau. Le fait est qu’on n’y étouffe pas comme dans les maisons et on s’y sentirait plus à l’aise qu’ailleurs sans la crainte d’être coulé par un vapeur.
- ↑ Ces mariages à la minute sont assez fréquents aux États-Unis, où le consentement des parents n’est pas nécessaire. (Note du traducteur)