Bridgewater se mit bientôt à m’adresser une foule de questions. Pourquoi ne voyagions-nous que la nuit ? Jim était-il un esclave fugitif ?
— Allons donc ! lui dis-je. Un nègre ne serait pas assez bête pour se sauver du côté du sud.
— C’est vrai, répliqua-t-il, et vous ne seriez pas assez bête pour l’aider… à moins qu’il n’y ait une récompense à toucher. Alors pourquoi vous cacher ?
— Ah ! voilà ! Mes parents sont morts de la fièvre dans le Missouri, où ils avaient des dettes. Tout payé, il m’est resté 16 dollars et notre Jim, que je ne voulais pas vendre. On me conseilla d’aller chez mon oncle, qui a une ferme au-dessous de la Nouvelle-Orléans. Une distance de 1 400 milles avec 16 dollars en poche ! Cela ne nous aurait pas menés loin à bord d’un steamer. Par bonheur la chance s’en est mêlée. Dans la dernière crue, j’ai mis le grappin sur ce radeau. Seulement nous rencontrions des gens qui refusaient de croire que Jim est à moi. Il y a plus de danger peut-être à voyager la nuit ; mais au moins on ne nous tracasse pas.
— Je comprends, dit le duc. Une centaine ou deux de dollars à empocher, cela tente toujours. Laissez-moi faire. Je trouverai un moyen qui nous permettra de naviguer sans craindre les curieux. Pour le moment, inutile de se creuser la cervelle. Il serait malsain de nous montrer aujourd’hui dans le voisinage de cette ville.
L’après-midi était déjà avancé lorsque les feuilles commencèrent à frissonner et des éclairs de chaleur partirent de tous les côtés. On n’avait pas de peine à deviner que le temps ne tarderait pas à se gâter. Le duc et le roi allèrent inspecter le wigwam pour voir à quoi nos lits ressemblaient. Le mien se composait d’un matelas acheté à mon intention par Jim, qui se contentait d’un tas de paille. On ne dort jamais très bien sur la paille — elle vous pique et vous réveille, avec son froufrou de feuilles mortes, quand on se retourne. Le duc déclara qu’il prendrait le matelas. Le roi n’entendait pas de cette oreille-là.
— Il me semble, dit-il d’un ton grincheux, que la différence des rangs aurait dû vous suggérer que le choix m’appartient. Un tas de paille n’est pas un lit convenable pour moi. Votre Grâce voudra bien me laisser le matelas.
Je craignis un instant une nouvelle dispute ; aussi fus-je enchanté lorsque le duc répondit sans se fâcher :
— Hélas ! les deux lits se valent. Pourvu que je sois à l’abri, je n’en demande pas davantage.
Nous attendîmes, pour partir, le coucher du soleil. Le roi et le duc s’étaient glissés dans le wigwam, après m’avoir recommandé de n’allumer notre lanterne que quand le radeau se trouverait assez loin de la ville.
Ce ne fut que vers dix heures que l’orage éclata. Non, je n’ai jamais entendu le vent hurler de la sorte ; à chaque minute partait un éclair qui embrasait tout le ciel et montrait les crêtes blanches des vagues à un demi-mille de distance. À travers la pluie on voyait la côte comme à travers un nuage de poussière. Les arbres semblaient se tordre sous l’effort de la rafale ; puis venait un h-wack — broum, broum, boum… oum, qui s’éloignait en grondant, suivi d’un autre éclair et d’un autre coup de tonnerre. Lors même que le wigwam eût été vide, je n’aurais pas songé à me coucher. On ne voit pas tous les jours un orage comme celui-là.
Plus d’une fois les vagues faillirent m’enlever. Peu m’importait. Je ne serais guère remonté à bord plus mouillé que je ne l’étais déjà.
Peu à peu l’orage se calma. Jim pouvait se passer de moi maintenant, et je me dirigeai vers le wigwam ; mais pour y entrer il aurait fallu marcher sur les jambes du roi ou sur celles du duc. Je m’allongeai donc en plein air. Il ne pleuvait presque plus et je me moquais de la pluie, parce qu’elle n’était pas froide. Jim finit par me réveiller ; je pris sa place et il ne tarda pas à ronfler.
Au point du jour, je le réveillai à son tour et, selon notre coutume, nous remisâmes le radeau dans une bonne cachette.
Nos voyageurs avaient-ils bien dormi ? Je n’en sais rien. En tout cas, ils ne nous remercièrent seulement pas d’avoir veillé pour eux.
Après déjeuner, le roi tira de sa poche un paquet de cartes et proposa au duc une partie de seven-up, à 5 cents la partie, pour passer le temps. Ils en eurent bientôt assez.
— Bah ! dit le duc en riant, nous jouerions jusqu’à demain sans nous faire de mal — nous sommes de même force, et au besoin cela nous servira peut-être. En attendant, arrangeons un plan de campagne. J’ai plus d’une corde à mon arc.
Là-dessus il fouilla dans son sac de voyage, où il prit plusieurs liasses de prospectus imprimés qu’il lut à haute voix. Un de ces imprimés disait : « Le célèbre phrénologue, le docteur Armand de Montalban, de Paris, donnera demain une conférence sur l’art de reconnaître le caractère des gens à la conformation de leur crâne. Il fournira à ceux qui lui en feront la demande un diplôme signé où seront énumérés leurs défauts et leurs qualités. Prix d’entrée, 10 cents. Prix du diplôme, 25 cents. »
Un second prospectus annonçait l’arrivée de l’incomparable tragédien Garrick jeune, des théâtres royaux de Londres et de Paris. Dans d’autres il changeait de nom et promettait des choses merveilleuses. Il se vantait, par exemple, de posséder la fameuse baguette magique à l’aide de laquelle on découvre les sources d’eau ou les trésors cachés.
— Tout cela m’a souvent réussi, dit-il en serrant ses papiers. Il ne s’agit que de sonder le terrain. J’avoue cependant que j’ai un faible pour le théâtre. Êtes-vous jamais monté sur les planches, Royauté ?
— Non, jamais.
— Eh bien, d’ici à peu, vous chausserez le cothurne, grandeur déchue. À la première occasion, nous louerons une salle où nous représenterons le combat de Richard III et la scène du balcon dans Roméo et Juliette. Que pensez-vous de mon idée ?
— Pour tout ce qui promet de rapporter quelques dollars, je suis votre homme, Bridgewater. Croyez-vous pouvoir m’apprendre à jouer la comédie ?
— Avez-vous une bonne mémoire ?
— Oui.
— Bon, je me charge du reste. Commençons tout de suite, cela nous aidera à tuer le temps.
Alors il raconta l’histoire de Roméo et Juliette. Il termina en disant qu’il avait l’habitude de remplir le rôle de Roméo et que le roi remplirait celui de Juliette.
— Mais Juliette est une jeune fille, répliqua le roi.
— Ne vous inquiétez pas. Grâce au costume, on ne verra pas votre tête chauve. D’ailleurs la scène sera faiblement éclairée. Juliette est perchée sur son balcon, où elle vient soupirer au clair de la lune avant de se coucher. Elle a déjà mis son peignoir et son bonnet de nuit. Je vais vous montrer sa toilette.
Il prit dans sa valise plusieurs vêtements de toile peinte qu’il dit être les armures moyen âge de Richard III et de Gloster, un long peignoir de coton blanc et une coiffe de la même étoffe garnie de ruches. Comme le roi ne paraissait qu’à moitié satisfait, le duc lui expliqua que l’on doit tenir compte de l’illusion scénique. Il ouvrit ensuite un livre où il lut les rôles en levant tour à tour chaque bras, en roulant les yeux et en piaffant.
— Cela suffit pour la première leçon, dit-il enfin ; nous répéterons quand vous saurez votre rôle par cœur.
Il y avait une petite ville à 3 milles environ de l’endroit où nous nous étions arrêtés. Après dîner, le duc annonça qu’il avait trouvé le moyen de voyager en plein jour sans danger pour Jim et qu’il désirait se rendre à la ville afin de réaliser son projet. Le roi offrit de l’accompagner. Naturellement, ils comptaient sur moi pour manier les rames, et le canot fut vite lancé.
Dans la ville, personne ne bougeait. Les rues restaient presque désertes, comme un dimanche. Nous rencontrâmes enfin, se chauffant au soleil dans une cour, un nègre malade. Tout le monde, sauf les infirmes, était parti pour une prédication en plein air qui se tenait dans un bois, à 2 milles environ de la ville. Le roi se renseigna sur le chemin à suivre ; il déclara qu’il avait rarement assisté sans profit à un camp-meeting et qu’il assisterait à celui-là.
Quant au duc, il cherchait une imprimerie. Nous ne tardâmes pas à découvrir un atelier établi au-dessus d’une boutique de menuisier. Typographes et menuisiers avaient disparu, laissant les clefs aux portes. L’atelier était en même temps un bureau de journal, et je ne me rappelle pas avoir vu un endroit aussi sale. On y marchait sur une litière de paperasses et de poussière — des murs barbouillés de taches d’encre ou couverts d’affiches maculées dont quelques-unes donnaient le portrait d’un cheval volé ou d’un nègre fugitif. Bridgewater, après avoir fureté partout, ôta son habit.
— Là, dit-il, je me sens chez moi ; j’ai ce qu’il me faut pour composer une petite affiche dans l’intérêt de Jim et de l’équipe du radeau. Je n’ai pas besoin de vous.
Moi et le roi nous nous mîmes donc en route pour le camp-meeting. Nous y arrivâmes au bout d’une demi-heure, tout en nage, car il faisait joliment chaud. Le bois était rempli de chevaux et de charrettes. La prédication en plein vent avait attiré au moins un millier de personnes. Les chevaux frappaient du pied pour chasser les mouches et mangeaient dans les augets fixés derrière les voitures. Çà et là, sous des hangars construits à l’aide de perches et de branches d’arbres, on vendait de la limonade, du pain d’épice, des melons d’eau et d’autres provisions.
Les missionnaires se tenaient sous des hangars du même genre, mais plus grands. Deux ou trois rangées de bancs (des troncs d’arbres à peu près équarris où l’on avait percé des trous pour enfoncer les bâtons qui servaient de pieds) se trouvaient au fond du hangar, en face de la plate-forme réservée aux prédicateurs.
Les femmes, assez pauvrement mises du reste, étaient coiffées de robinsons qui les garantissaient contre les coups de soleil. Les vieilles tricotaient, les jeunes ne se gênaient guère pour rire. Bon nombre de jeunes gens étaient nu-pieds et quelques-uns des enfants ne portaient qu’une chemise de grosse toile.
Sous le premier berceau que nous rencontrâmes, celui qui occupait la plate-forme lisait un cantique. Il entonnait deux vers, puis les auditeurs les chantaient en chœur.
Ensuite le missionnaire commença à prêcher. Il se promenait le long de l’estrade, s’arrêtant parfois pour se pencher en avant ; tantôt il levait au-dessus de sa tête la Bible qu’il avait à la main, tantôt il la tenait à bras tendu, comme pour nous l’offrir, en criant de toute la force de ses poumons :
— Contemplez ce livre et vivez ! Abreuvez-vous à la source de la vérité. Frappez, et la porte vous sera ouverte. Venez, pécheurs endurcis ! Venez, âmes contristées et brisées ! Venez vous asseoir sur le banc du repentir…
Et ainsi de suite. On n’entendait presque plus ce qu’il disait, à cause des sanglots, des amens et des alleluias qui partaient de tous les côtés. Des gens se levaient, les yeux pleins de larmes et gagnaient, à travers la foule, les bancs placés près de l’estrade.
Eh bien, le roi s’était d’abord tenu si tranquille que je ne faisais pas attention à lui. Jugez de ma surprise lorsque je le vis arriver, tout essoufflé, au pied de l’estrade, où le prédicateur le fit bientôt monter. Il y eut entre eux une sorte de discussion qui ne dura pas longtemps.
— Non, non, s’écria le nouveau venu ; je conviens avec vous que l’on ne doit pas cacher sa lumière sous le boisseau ; mais je ne suis pas habitué à parler en public.
Le calme s’était rétabli peu à peu, car il n’en avait pas fallu davantage pour exciter une vive curiosité.
— Si, si, parlez !
Alors le roi ne se fit plus prier. Il se campa au milieu de la plateforme. Il raconta que, pendant trente ans, il avait exercé le métier de pirate dans l’océan Indien et commis ou fait commettre des atrocités dont il se repentait maintenant. Au printemps dernier, plus d’une moitié de son équipage avait péri dans un combat, et il était revenu aux États-Unis pour trouver des recrues. Grâce au ciel, la veille même, il avait été dépouillé de tout ce qu’il possédait et les voleurs l’avaient jeté sur la côte sans un cent. Oui, grâce au ciel ! grâce au hasard providentiel qui avait dirigé ses pas, car il avait de son côté dépouillé le vieil homme et il se sentait heureux pour la première fois de sa vie. Si pauvre qu’il fût, il était décidé à se remettre en route, à regagner l’océan Indien et à racheter son passé en s’efforçant de ramener les pirates dans la voie du salut. Ah ! il ne connaissait que trop bien ces flibustiers, et si quelqu’un pouvait les convertir, c’était lui. Certes, sans argent, il lui faudrait beaucoup de temps pour les rejoindre ; mais sa résolution était prise. Chaque fois qu’il aurait la joie de convertir un pirate, il lui dirait : « Ne me remerciez pas — tout le mérite revient à ces braves gens du camp-meeting de Pokeville et à l’éloquent prédicateur dont la parole… »
Il fondit en larmes et s’arrêta. Alors quelqu’un cria : « Faisons une quête pour lui ! » et aussitôt une demi-douzaine d’individus se mirent en avant. Mais un autre dit : « Non, qu’il passe le chapeau lui-même. »
Le roi traversa donc la foule, son chapeau à la main, en s’essuyant les yeux et en remerciant les gens qui se montraient si bons pour les pauvres pirates. On l’engagea à passer au moins une semaine à Pokeville. Tout le monde voulait l’avoir. Mais il dit qu’il avait hâte de regagner l’océan Indien afin de se mettre à l’œuvre.
Quand nous remontâmes à bord du radeau, il s’empressa de compter le produit de sa collecte et reconnut qu’il avait empoché 87 dollars et 75 cents. En outre il rapportait une cruche pleine de whisky, qu’il avait trouvée sous une voiture en traversant le bois.
Le duc, qui s’était flatté d’avoir fait une bonne journée, avoua que le roi lui damait le pion. Il avait composé, à la demande d’un fermier dont on venait de voler les chevaux, deux petites affiches — bénéfice net, 4 dollars. Il avait reçu 4 dollars d’annonces à insérer dans le journal, en réduisant le prix de moitié, à la condition qu’il le toucherait d’avance. L’abonnement coûtait 2 dollars par an ; mais il avait donné quittance, contre un demi-dollar en espèces, à trois abonnés qui offraient, selon leur habitude, de payer en bois de chauffage ou en légumes. Il venait d’acheter le journal, leur dit-il, et renonçait à l’ancien système.
Enfin il nous montra une autre feuille volante dont il avait tiré gratis un seul exemplaire, à notre intention. On y voyait, comme en-tête, l’image d’un nègre qui se sauvait à toutes jambes, portant sur l’épaule un paquet attaché à un bâton. Sous l’image on lisait en grosses lettres : 200 dollars de récompense. Quant au texte, il concernait Jim, dont il donnait un portrait bien plus ressemblant que le vieux cliché trouvé dans l’imprimerie. À la suite du signalement on lisait : « Ledit Jim s’est évadé de la plantation de Saint-Jacques, à 40 milles au-dessous de la Nouvelle-Orléans. Quiconque le ramènera recevra la récompense promise. »
— Là, dit le duc, l’affaire est dans le sac. Les curieux peuvent venir ; nous les verrons arriver de loin et ils trouveront Jim couché pieds et poings liés dans le wigwam. Nous montrerons cet avis et nous dirons que nous avons attrapé le fugitif au bord du fleuve. Comme nous ne sommes pas riches, nous avons acheté ce bout de radeau pour aller toucher la récompense. Des menottes feraient bon effet, mais elles contrediraient l’histoire de notre pauvreté. Les chaînes ressembleraient trop à de la bijouterie, il faut nous contenter de cordes.
Le roi adressa des compliments au duc et je fus obligé de convenir que nous n’aurions plus besoin de nous arrêter à cause de Jim. Toutefois ce jour-là on jugea prudent de ne pas se montrer en plein jour, parce que l’affaire de l’imprimerie ne manquerait pas de causer un beau tapage.
Nous nous tînmes cois jusqu’à la tombée de la nuit ; alors nous filâmes et la lanterne ne fut hissée qu’à une bonne distance de la ville. Le lendemain matin, lorsque Jim me réveilla vers quatre heures, il me demanda :
— Massa Huck, pensez-vous que nous tomberons sur beaucoup de rois pendant ce voyage ?
— Non, je ne crois pas, Jim.
— Tant mieux, un passe encore ; mais c’est assez. Celui-là est presque ivre mort, et le duc ne vaut guère mieux.