Les Aventures de Huck Finn/18

La bibliothèque libre.
Traduction par William Little Hughes.
Hennuyer (p. 157-163).


Le jour commençait à baisser lorsque nous amarrâmes notre radeau au bord d’une île située presque au milieu du fleuve. De chaque côté on voyait une petite ville où Bridgewater pensa qu’il y avait peut-être quelque chose à tenter. Sa première idée fut de donner de nouvelles représentations du Caméléopard ; mais le roi déclara qu’il ne serait pas prudent de recommencer trop tôt.

— Avez-vous un meilleur projet en tête ? demanda le duc.

— À quoi bon former un projet sans avoir sondé le terrain ? Pour le moment, il s’agit de souper et de dormir. Demain, j’irai jeter un coup d’œil là-bas et nous verrons si cela vaut la peine de nous arrêter.

J’ai oublié de dire qu’ils s’étaient habillés à neuf aux dépens des spectateurs dont ils avaient empoché l’argent. Je ne me serais jamais figuré à quel point les habits changent un homme. Vous les auriez pris pour de vrais gentlemen. Le roi surtout paraissait si respectable, si bon, si doux, que personne ne l’aurait soupçonné d’avoir rempli le rôle d’un caméléopard. Son costume noir lui donnait l’air d’un clergyman ; mais je ne m’y fiais pas et j’avais encore plus peur de lui que du duc.

Le lendemain, le roi, après avoir déjeuné d’un aussi bon appétit que s’il n’avait pas soupé comme un ogre, m’ordonna de préparer le canot, puis continua à causer avec son ami ; quand je revins, j’entendis la fin de leur conversation.

— C’est entendu, Bridgewater ; si je ne lève pas un lièvre, vous vous mettrez en chasse du côté de l’Arkansas.

— Pourquoi choisissez-vous la rive la plus éloignée ?

— Vous voyez ce vapeur à l’ancre, qui prend du fret un peu au-dessus de la ville que je veux explorer ? Je monterai à bord et on croira, en me voyant descendre, que j’arrive de Saint-Louis, de Cincinnati, ou d’une autre grande cité. Cela inspirera plus de confiance… Tout est prêt, Huck ? En route et nage vers le steamer.

Pouvez-vous m’apprendre le nom de cette ville ?
Pouvez-vous m’apprendre le nom de cette ville ?

Il n’eut pas besoin de me le dire deux fois. Quelle chance ! une promenade à bord d’un steamer ! Je me rapprochai de la rive, puis je filai le long de la côte, où le courant n’était pas fort. Bientôt nous aperçûmes, assis au bord de l’eau, entre deux valises, un jeune homme qui n’avait pas l’air d’avoir inventé la poudre et qui nous regardait en s’épongeant le front.

— Aborde là, Huck, me dit le roi, qui ajouta, en s’adressant au jeune homme : Pouvez-vous m’apprendre le nom de cette ville que nous venons de dépasser ?

— Parbleu, puisque j’y suis né. C’est Nantuck.

— Et où allez-vous, mon ami ?

— Au steamer, monsieur, et je voudrais déjà y être, car je suis si fatigué que j’ai dû m’arrêter pour me reposer.

— Je m’en doutais. Montez dans le canot alors. Là, ne vous occupez pas de vos valises, mon domestique s’en chargera… Adolphe, sautez à terre et aidez ce gentleman.

Adolphe, c’était moi, je le vis bien, et je sautai à terre. Quelques minutes après, nous nous remettions tous les trois en route. Le jeune homme se montra très reconnaissant de la corvée qu’on lui évitait.

— Quand je vous ai vu, dit-il au roi, après nous avoir remerciés, j’ai d’abord pensé : « C’est peut-être M. Wilks, et je suis fâché qu’il arrive trop tard. » J’ai vite reconnu que je me trompais, parce que vous remontiez le fleuve au lieu de descendre à Nantuck.

— En effet, je ne suis pas M. Wilks. Je m’appelle Blodjet, le révérend Alexandre Blodjet. N’importe, je n’en suis pas moins fâché que M. Wilks ne soit pas arrivé à temps.

— Oh ! il n’y perdra pas grand’chose en somme, attendu que l’héritage lui revient ; mais le vieux Pierre Wilks aurait donné jusqu’à sa tannerie pour voir ses frères avant de mourir.

Au mot d’héritage le roi avait dressé l’oreille, et il fit causer le jeune homme. Il apprit ainsi que feu Pierre Wilks avait en Angleterre deux frères qui n’étaient jamais venus aux États-Unis. Harvey Wilks était le plus vieux de la famille ; William n’avait que trente ou trente-cinq ans. Le quatrième frère, John, était mort l’année précédente à Nantuck, laissant trois orphelines sans ressources, car ses affaires à lui n’avaient pas prospéré.

— Mais elles hériteront aussi, je suppose, dit le roi.

— On ne sait pas. Pierre Wilks a tout légué à Harvey et à William dans une lettre où il leur recommande ses nièces.

— Pauvre homme, c’est triste de penser qu’il n’a pas vécu assez longtemps pour revoir ses frères. Les avait-on prévenus de sa maladie ?

— Oui, et comme on n’a pas reçu de réponse, cela prouve peut-être qu’ils sont en route.

— Où demeurent-ils ?

— À Sheffield, en Angleterre.

— Que font-ils ?

— William ne fait rien, parce qu’il est sourd-muet. Le vieux Harvey Wilks est pasteur d’une église presbytérienne.

— Est-ce que vous allez loin à bord du steamer ?

— Jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Mais ce n’est là qu’une partie du voyage. Je dois m’embarquer mercredi prochain sur un navire à voiles, et je ne m’arrêterai qu’à Rio-Janeiro.

— Un joli voyage ; je vous envierais, si j’étais plus jeune… Comment se nomment les trois filles de John Wilks ? Quel âge ont-elles ?

— Marie-Jeanne, la rousse, a dix-neuf ans, Susanne quinze et Joana quatorze. Joana a un bec-de-lièvre, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi bonne que ses sœurs.

— Pauvres enfants, les voilà seules au monde !

— Soyez tranquille, elles ne sont pas trop à plaindre. Les amis de leur oncle sont là, et il n’en manquait pas. Il y a M. Hobson, le prédicateur baptiste ; et le diacre Lot Hovey, et Ben Racker, et Abner Shackelford, et Levi Bell, l’avocat ; et le docteur Robinson, et leurs femmes, et la veuve Bartley et… Il y en a d’autres ; mais, ce sont là les principaux.

Le roi ne cessa d’adresser des questions au bavard que lorsqu’il l’eut complètement vidé. Il finit par connaître Nantuck et les affaires des Wilks comme s’il avait été de la ville. Enfin il lui demanda :

— Pourquoi n’avez-vous pas attendu le steamer au passage, au lieu de faire une longue course à pied par une chaleur pareille ?

— Parce que les bateaux ne se donnent guère la peine de ramasser un voyageur isolé. Les steamers de Cincinnati s’arrêtent quelquefois ; mais celui-là vient de Saint-Louis.

— Et Pierre Wilks était à son aise ?

— À son aise ? Je crois bien : des terres, des maisons, des esclaves, sans compter la tannerie qui, à elle seule, vaut au moins dix mille dollars.

— Quand est-il mort ?

— Hier au soir.

— Alors l’enterrement aura sans doute lieu demain ?

— Oui, vers le milieu de la journée.

Lorsque nous arrivâmes au vapeur, il avait presque fini de charger et ne tarda pas à lever l’ancre. Le roi ne parlait plus de monter à bord, de sorte que je perdis ma promenade. Dès que le steamer se fut éloigné, il me fit remonter le courant en pagayant, puis il débarqua à un mille plus haut et se coucha sur l’herbe.

— Maintenant, me dit-il, repars bien vite et amène-moi le duc avec les sacs de voyage neufs. Préviens-le de ma part que le caméléopard est enfoncé, que nous sommes attendus à Nantuck, et que je lui recommande de se mettre en grande tenue.

Je commençais à deviner de quoi il retournait ; mais je me gardai de dire un mot, naturellement. Quand je revins avec le duc, nous cachâmes le canot. Le roi s’assit sur un tronc d’arbre à côté de son associé et lui répéta tout ce que notre jeune passager lui avait raconté. En parlant il cherchait à imiter l’accent anglais et Bridgewater lui dit qu’il s’en tirait assez bien.

— Et vous, demanda le roi, saurez-vous faire le sourd-muet ?

— J’ai vu causer des sourds-muets, répliqua Bridgewater, et je serai moins embarrassé que vous. Il faut que je vous donne une leçon pour que nous paraissions habitués à parler par signes. L’essentiel, c’est d’aller très vite, comme si on avait l’alphabet au bout des doigts.

La leçon dura une demi-heure tout au plus. Il ne s’agissait plus que d’attendre le passage d’un steamer. Nous en vîmes défiler trois ; mais le duc eut beau les hêler, ils firent la sourde oreille. Enfin il en parut un quatrième qui nous envoya sa yole. Nous grimpâmes à bord et nous apprîmes qu’il venait de Cincinnati. Quand le capitaine sut que nous voulions descendre à Nantuck, c’est-à-dire à une distance de quelques milles, il se mit à jurer et déclara qu’il ne se dérangerait pas pour nous mettre à terre. Le roi conserva son calme.

Quelqu’un de vous serait-il assez bon pour m’indiquer la demeure de M. Pierre Wilks ?
Quelqu’un de vous serait-il assez bon pour m’indiquer la demeure de M. Pierre Wilks ?

— Voyons, dit-il, si des gentlemen sont disposés à débourser chacun un dollar par mille, un steamer peut bien s’arrêter un instant pour les débarquer, je pense.

Le capitaine cessa alors de tempêter, et quand nous eûmes atteint Nantuck, il nous envoya à terre dans la yole. Une douzaine d’individus descendirent sur la berge en voyant arriver un canot. Le roi fut le premier à s’approcher du groupe.

— Mes amis, quelqu’un de vous serait-il assez bon pour m’indiquer la demeure de M. Pierre Wilks ? demanda-t-il.

Aussitôt les flâneurs échangèrent des regards et des clignements d’yeux qui signifiaient clairement : « Là, je vous l’avais bien dit », tandis que l’un d’eux répliquait d’un ton compatissant :

— J’en suis très fâché, monsieur ; mais nous pouvons seulement vous indiquer la maison où il vivait hier au soir.

Alors le vieux parut sur le point de se trouver mal. Le menton appuyé sur l’épaule de l’individu qui venait de répondre, il lui inonda le dos de ses larmes.

— Hélas ! hélas ! s’écria-t-il, notre pauvre frère… Nous espérions tant le revoir… Je me résigne ; mais c’est dur, c’est trop dur !

Au bout d’une minute ou deux, il se redressa, se retourna, s’essuya les yeux et fit des signes au duc avec ses doigts. Le diable n’y aurait rien compris. Le duc lâcha le sac de voyage qu’il tenait à la main et se mit à pleurer à son tour. On se groupa autour d’eux, leur prodiguant des paroles de sympathie. Ce fut à qui porterait leurs valises. Chemin faisant, on donna au nouveau venu une foule de détails sur les derniers moments de son frère. Le roi s’arrêtait, la larme à l’œil, pour les communiquer au sourd-muet dont la mine désolée vous aurait touché.

Il va sans dire que, pour ma part, je ne les plaignais ni l’un ni l’autre ; sans la frayeur qu’ils m’inspiraient, je les aurais dénoncés.