Je m’approchai à pas de loup de leurs chambres et je prêtai l’oreille. Ils ronflaient. J’arrivai sans encombre au bas de l’escalier. Au rez-de-chaussée rien ne bougeait. Je regardai à travers une fente de la porte de la salle à manger et j’aperçus tous les veilleurs endormis sur leurs chaises. Le salon, où se trouvait le cercueil, était faiblement éclairé ; mais je n’y vis personne. Je pus donc gagner l’entrée de la maison sans avoir rencontré une âme. Par malheur, la grille était fermée à double tour et on avait retiré la clef. Au même instant, j’entendis quelqu’un qui descendait l’escalier, juste derrière moi. Je courus me réfugier dans le salon et, après avoir jeté autour de moi un rapide coup d’œil, je ne vis d’autre endroit que le cercueil pour cacher mon sac. Le couvercle avait été repoussé en arrière, de façon à laisser à découvert le visage du mort. Je soulevai ledit couvercle et je glissai le sac dans le cercueil, puis je me faufilai derrière la porte.
La personne qui venait de descendre était Marie-Jeanne. Elle se dirigea tout droit vers la bière, s’agenouilla, et comme elle me tournait le dos, je pus m’éloigner sans être forcé de lui expliquer le motif de ma présence.
Je regagnai mon grenier, assez mécontent du résultat de mon expédition. Après tout, me dis-je, si par hasard on découvre le sac, on n’y comprendra rien, et je ne serai pas compromis. Dans le cas contraire, j’écrirai au docteur quand nous serons à une bonne distance de Nantuck et il rendra l’argent aux orphelines. Je m’endormis en songeant à la joie qu’il éprouverait, ce qui ne m’empêcha pas de rêver que le duc m’étranglait.
Lorsque je descendis, au grand jour, le salon était fermé et les veilleurs avaient disparu. Il ne restait dans la maison que les gens de la famille et Mme Bartley. Je devinai, à l’expression des visages, que je n’avais aucune raison pour m’alarmer ; évidemment on n’avait rien découvert.
L’enterrement eut lieu vers onze heures et il ne s’y passa rien d’extraordinaire. Tous les enterrements se ressemblant, je n’ai donc pas besoin de parler de celui-là. Dans l’après-midi, les Wilks reçurent beaucoup de visites durant lesquelles on vida un bon nombre de bouteilles. Le roi se montra plus mielleux que jamais. Comme on l’engageait à s’établir à Nantuck, il déclara que le climat des États-Unis ne lui convenait pas — son médecin le lui avait dit — et d’ailleurs son troupeau aurait de la peine à se passer de lui. Il le regrettait, mais il lui faudrait régler ses affaires temporelles au plus vite et abréger autant que possible son séjour. Naturellement, son frère et lui désiraient ramener leurs chères nièces à Sheffield, où elles se retrouveraient au milieu de leur famille. Cette idée plut surtout aux nièces, au point qu’elles en oublièrent leur chagrin. Elles engagèrent même le vieux caméléopard à tout vendre sans perdre de temps. Elles semblaient si heureuses que cela me serrait le cœur de les voir se laisser duper ainsi ; mais comment les mettre sur leurs gardes sans m’exposer à être étranglé ?
Le roi était si pressé qu’il fit poser dès le lendemain des affiches annonçant la vente aux enchères de la maison, des nègres, de la tannerie et du reste de l’héritage. Cette vente devait avoir lieu deux jours après l’enterrement ; mais on se réservait le droit de traiter à l’amiable s’il se présentait des acheteurs.
Il s’en présenta, et le roi céda à un prix très raisonnable les trois esclaves du défunt. Cela porta un premier coup à la joie des orphelines, qui se désolèrent en apprenant que leur ancienne servante allait partir pour Memphis, tandis que ses deux fils s’en iraient à la Nouvelle-Orléans. L’idée ne leur était pas venue que ces gens qu’elles aimaient pussent être ainsi séparés. Le roi s’excusa de son mieux.
— Soyez sans inquiétude, dit-il à ses nièces ; je les ai donnés plutôt que je ne les ai vendus, et j’ai mis pour condition qu’ils seraient bien traités.
Cela ne parut pas consoler Marie-Jeanne.
Le lendemain, il faisait à peine jour lorsque les deux oncles vinrent me réveiller dans mon grenier et je vis à leur mine que quelque chose allait de travers.
— Êtes-vous entré dans ma chambre ? me demanda le roi à brûle-pourpoint.
— Oui, Votre Majesté, répondis-je en me frottant les yeux.
Je lui donnais toujours son titre lorsqu’il n’y avait aucun étranger présent.
— Ah ! ah ! Quand y êtes-vous entré ?
— Mais vous le savez bien — le jour où miss Marie-Jeanne vous l’a montrée. Vous n’avez pas eu besoin de moi depuis.
— Là, vous voyez ! dit le duc, qui, après avoir regardé son compagnon en haussant les épaules, me demanda à son tour : Y avez-vous vu entrer quelqu’un ?
— Non, Votre Grâce ; mais j’en ai vu sortir les deux nègres.
— Tous les deux ? Ensemble ?
— Oui.
— Quel jour ?
— Le jour de l’enterrement.
— Vous ont-ils parlé ?
— Non ; ils ne m’ont pas même vu ; j’étais en haut de l’échelle.
— Avaient-ils l’air content ?
— Je ne me suis pas trop occupé d’eux ; j’ai pensé qu’ils venaient de faire votre chambre.
— Ils n’auraient pas eu besoin de se mettre deux pour la faire.
— C’est vrai, je n’y songeais pas… Ce sont de bons nègres, allez ! Vous ne les auriez pas entendus marcher. Ils avaient ôté leurs souliers, parce qu’ils savaient que l’on n’aime pas le bruit dans une maison où il y a un mort.
— Voilà qui me paraît assez clair, s’écria le roi.
— Oui, ce n’est que trop clair, dit le duc. Et ces bons nègres qui semblaient prêts à s’arracher les cheveux, tant ils regrettaient de quitter le pays ! Nous avons donné dans le panneau comme les autres. Et on prétend qu’un nègre n’apprendra jamais à jouer la comédie ! Ces mauricauds-là sont des acteurs de premier ordre. Si j’avais un bailleur de fonds, je louerais une salle, je les engagerais, et ma fortune serait faite. Et vous les avez vendus pour quelques centaines de dollars que nous ne tenons pas encore ! Où sont les billets à trois jours qu’on vous a remis ?
— Dans mon portefeuille — nous toucherons les fonds demain.
— À la bonne heure ! mais je voudrais les avoir déjà touchés.
Je crus qu’ils allaient se mordre.
— Est-ce que vous êtes fâchés que les nègres soient partis ? demandai-je d’un air innocent. Est-ce qu’ils vous ont pris quelque chose ?
— Mêle-toi de ce qui te regarde, me dit le duc d’un ton rageur. Si tu ouvres trop la bouche pendant que nous serons dans cette ville, gare à toi.
— Oh ! reprit le roi d’une voix doucereuse qui m’effraya presque autant que la menace du duc, il nous connaît et on peut compter sur sa discrétion. Quant à nous, ajouta-t-il en s’adressant à son associé, comme nous ne savons pas au juste quel chemin ont suivi nos nègres, le mieux est de nous taire et de réaliser au plus vite.
— Si vous m’aviez écouté, riposta le duc, nous aurions déjà réalisé une jolie somme, les nègres seraient encore ici et nous n’y serions plus. Enfin, puisque le mal est fait, je ne tiens pas à partir les poches vides. Naturellement, vous n’avez jamais songé à emmener ces trois filles ?
— Parbleu ! nous les laisserons derrière nous à la première étape. La proposition a produit un bon effet, c’est tout ce que je voulais.
— À la bonne heure ! Mais il s’agit de nous entendre et d’arrêter nos plans.
Là-dessus, ils s’éloignèrent sans plus s’occuper de moi que si je n’existais pas.