Les deux amis montèrent à bord. Le roi, qui était de très mauvaise humeur, s’en prit à moi ; il me saisit par le collet et me secoua rudement.
— Tu voulais partir sans nous ? s’écria-t-il. Notre société te déplaît, hein ?
— Non, non, Votre Majesté… Ne m’étranglez pas !
— Alors, pourquoi ces préparatifs ? Réponds sans hésiter ou je te tordrai le cou.
— Eh bien, laissez-moi au moins parler et vous saurez tout… Le monsieur qui me tenait par la main…
— Le docteur ? Ah ! si nous le tenions, lui !
— Il m’a dit qu’il a perdu l’année dernière un fils de mon âge et qu’il regrettait de me voir dans une si vilaine passe. Quand quelqu’un a crié qu’il y avait de l’or dans le cercueil et qu’on a couru pour voir, il m’a soufflé à l’oreille : « Sauve-toi, ou pour sûr on te pendra. » Dame, je n’ai pas eu envie de rester pour être pendu. Alors j’ai couru jusqu’à l’endroit où sont les canots, et en arrivant ici j’ai dit à Jim de se dépêcher, parce qu’on me prenait pour un voleur. Il a été joliment fâché d’apprendre que je vous croyais déjà pendu, et il a été aussi content que moi quand nous vous avons vu arriver. Demandez-lui.
— Oh ! je n’en doute pas, répliqua le roi, qui me secoua de nouveau et menaça de me jeter à l’eau.
— Lâchez donc ce garçon, vieil idiot, dit le duc. Auriez-vous agi autrement, vous ? Vous êtes-vous inquiété de ce qu’il était devenu avant de décamper ?
Le roi me lâcha ; puis il se mit à cribler d’injures la ville de Nantuck et tous ceux qui l’habitaient. Le duc l’interrompit encore.
— Il serait plus juste de vous adresser tous ces compliments à vous-même, dit-il. Vous n’avez rien fait, dès le début, qui ait le sens commun, sauf dans l’affaire du tatouage. Si vous n’aviez pas répondu sans hésiter, nous étions coffrés jusqu’à l’arrivée des bagages de maître Harvey, et alors, un an ou dix-huit mois de détention ! J’ai admiré votre crânerie ; mais, en somme, ce n’est pas là ce qui nous a sauvés. Si les badauds avaient été moins pressés de voir nos 6 000 dollars, nous porterions ce soir une cravate économique qui nous aurait dispensés d’en jamais acheter une autre.
— Hum ! dit le vieux, après une minute ou deux de réflexion. Et nous avons cru que les nègres avaient volé cet argent.
Pour le coup, j’eus peur.
— Oui, nous l’avons cru, répéta le duc d’un ton railleur.
— Ou plutôt j’ai été assez bête pour le croire, répliqua le roi sur le même ton.
— Au contraire, c’est moi qui ai donné dans le panneau.
— Bridgewater, à quoi bon nous disputer ? Vous m’avez joué là un vilain tour ; mais…
— Comment, vous osez m’accuser ?
— J’ai tort, n’est-ce pas ? Vous êtes peut-être somnambule et vous aurez mis le sac dans le cercueil sans vous douter de ce que vous faisiez.
— Je vous conseille de ne pas me pousser à bout. Me prenez-vous pour un imbécile ? Est-ce que je ne sais pas qui a caché les 6 000 dollars ?
— Oui, parbleu, vous devez le savoir, puisque c’est vous !
— Moi ? Voilà qui est trop fort ! s’écria le duc qui saisit son associé par la gorge.
— Vous m’étouffez… Lâchez donc !
— Pas avant que vous vous soyez rétracté.
— Je me rétracte… Ouf !
— Cela ne suffit pas. Avouez que vous avez caché le sac avec l’intention de me planter là après l’avoir déterré.
— Franchement, je pensais que c’était vous. Si je me suis trompé, dites-le et n’en parlons plus.
— Non, ce n’est pas moi, et vous le savez mieux que personne !
— Je vous crois, là ! Ne me serrez pas tant, et répondez à une autre question, sans vous fâcher. N’avez-vous pas songé à empocher cet argent ?
— Que j’y aie songé ou non, peu importe. Vous y avez non seulement songé, vous avez soustrait le magot.
— Je veux être pendu si j’y ai touché depuis le soir où nous l’avons fourré dans ma paillasse. L’idée m’est venue de tirer la couverture à moi, j’en conviens ; mais vous… je veux dire que quelqu’un m’a devancé.
— Vous mentez ! s’écria Bridgewater qui empoigna de nouveau son associé par la gorge. Avouez que vous vouliez me voler ou bien…
— Assez, assez ! dit le roi d’une voix haletante. J’avoue !
Cet aveu me mit à mon aise, car j’avais craint de me trouver mêlé à la dispute. Le duc, quoique sa colère ne fût pas encore calmée, laissa respirer le roi.
— Pleurnichez tant que vous voudrez, dit-il ; mais ne vous avisez plus de nier, ou je vous enverrai jouer la comédie dans l’autre monde. Quand je pense que je m’y suis laissé prendre, lorsque vous avez feint de soupçonner les pauvres nègres ! Je vois maintenant pourquoi vous teniez tant à combler le déficit et pourquoi vous m’avez proposé de tout donner à nos chères nièces.
— Pardon, pardon, répliqua le roi, ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de leur céder notre part des 6 000 dollars, c’est vous.
— Et je ne vous ai peut-être pas conseillé de filer avec, hein ? Mais non ; vous étiez trop goulu ! Vous voyez ce que cela nous rapporte. Ces petites bécasses empochent leur argent et le nôtre par-dessus le marché, car il nous reste à peine quelques dollars. Allez vous coucher et ne me parlez plus de déficit tant que vous vivrez.
Le roi, qui reconnaissait trop tard ses torts, n’osa pas souffler mot ; il se glissa dans le wigwam où il chercha des consolations dans une cruche de whisky. Le duc ne tarda pas à suivre ce bon exemple. Au bout d’une heure, ils étaient redevenus les meilleurs amis du monde et s’entendaient comme larrons en foire. J’espérais qu’ils finiraient par s’endormir à force de se consoler et alors j’aurais essayé de décider Jim à les déposer doucement dans l’île. Par malheur, il n’en fut rien, de sorte que nous dûmes nous remettre en route avec eux.