Quand j’arrivai à la ferme, tout semblait encore aussi tranquille que si c’eût été un dimanche. La chaleur retenait sans doute les maîtres chez eux et les travailleurs devaient être aux champs.
La propriété qui avoisinait la scierie de Silas Phelps était une de ces petites plantations de coton comme on en rencontre tant dans le pays. Les bâtiments n’occupaient qu’une partie d’une cour de deux arpents, fermée par une palissade et plaquée par endroits de touffes d’herbe ; pour les blancs, une vaste maison construite avec des bûches équarries à coups de hache et blanchies à la chaux ; une cuisine en forme de rotonde communiquant avec la maison par un large passage couvert ; derrière la cuisine, une buanderie ; des cabanes alignées servant d’habitation aux nègres ; une petite hutte isolée au fond de la cour ; sur un banc, à l’entrée de la cuisine, un chien qui faisait la sieste ; d’autres chiens endormis çà et là au soleil ; dans un coin, trois ou quatre arbres et quelques groseilliers le long de la palissade ; en dehors de la clôture, le jardin et les champs de cotonniers, puis venaient les bois.
J’entrai dans l’enclos en escaladant la barrière qui donnait sur le jardin et je me dirigeai en droite ligne vers la cuisine. Pour commencer, je voulais m’assurer si j’étais bien chez M. Silas Phelps.
J’avais eu tort d’oublier que les chiens ne dorment que d’un œil. À mon approche, ils se levèrent l’un après l’autre et vinrent à ma rencontre. Naturellement, je m’arrêtai et je me tins coi. Ah ! quel vacarme ! En un quart de minute, je ressemblais au moyeu d’une roue dont une quinzaine de chiens représentaient les rayons. Ils aboyaient à qui mieux mieux, allongeant le cou et le museau. Et il en arrivait d’autres !
Par bonheur, une négresse sortit à temps de la cuisine, un rouleau de pâtissier à la main.
— Veux-tu te taire, Tige ! Veux-tu te sauver, Spot !
Aussitôt toute la meute détala. Une minute après, elle revint, remuant la queue et prête à me lécher les mains. Au même instant, une dame de quarante à quarante-cinq ans se montra sur le seuil de la maison, suivie de deux enfants qui se cachaient derrière ses jupes et me regardaient d’un air intimidé.
— Que signifie ce tapage ? demanda la dame.
Mais, dès qu’elle me vit, son visage s’épanouit et elle accourut en s’écriant :
— C’est donc toi, enfin !
— Oui, madame, c’est moi, répliquai-je machinalement.
Alors la voilà qui me prend dans ses bras et me serre à m’étouffer. Quand elle eut fini de m’embrasser, elle me lâcha et s’éloigna un peu pour me mieux regarder.
— Tu ne ressembles pas trop à ta mère, dit-elle après m’avoir dévisagé. N’importe, je suis bien heureuse de te revoir. Mes enfants, c’est votre cousin Tom, dites-lui bonjour.
Les enfants, au lieu de me souhaiter la bienvenue, se fourrèrent un doigt dans la bouche et se firent un rempart de la robe de leur maman.
— Lise, continua celle-ci, dépêchez-vous de lui apprêter un déjeuner chaud. Il doit avoir faim, s’il n’a pas déjeuné à bord.
— Ce n’est pas la peine, dis-je, j’ai déjeuné.
Là-dessus, elle m’emmena dans la maison, tandis que les enfants s’accrochaient à ses jupes. Lorsque nous fûmes dans le parloir, elle m’installa sur un fauteuil et s’assit en face de moi sur un tabouret, me tenant par les deux mains.
— Là, que je te regarde à mon aise ! Je crois que je te mangerais, tant je suis heureuse de te revoir. Nous t’attendons depuis trois jours. Qu’est-ce qui t’a retardé ? Le steamer a donc échoué ?
— Oui, madame.
— Ne m’appelle pas madame ; appelle-moi tante Sally. Où a-t-il échoué ?
Je ne savais que répondre, parce que je ne pouvais pas deviner si mon steamer descendait ou remontait le fleuve ; mais il me vint une bonne idée.
— Ce n’est pas l’échouage qui nous aurait beaucoup retardés, si le cylindre n’avait pas éclaté.
— Bonté du ciel ! pas de blessés, j’espère ?
— Non ; il y a seulement eu un nègre tué.
— C’est heureux, car ces accidents-là estropient souvent beaucoup de monde. L’année dernière, ton oncle Silas revenait de la Nouvelle-Orléans ; une chaudière, un cylindre, ou quelque chose, a sauté et on n’en a pas été quitte à si bon compte. À propos, ton oncle est parti pour la ville, il n’y a pas une heure, espérant te ramener, et il ne peut tarder à rentrer. Tu as dû le croiser en route.
— Je n’ai rencontré personne, tante Sally. Il faisait à peine jour quand j’ai débarqué. On m’a indiqué mon chemin ; mais, comme tout le monde avait l’air de dormir par ici, j’ai un peu flâné.
— À qui as-tu remis tes bagages ?
— Mes bagages ?… Oh ! je sais où les retrouver, et, d’ailleurs, il n’y aura pas grand’chose de perdu.
— Comment as-tu fait pour déjeuner de si bonne heure à bord ?
— Il me restait des provisions.
Je devenais si inquiet que j’écoutais à peine Mme Phelps. Les enfants étaient toujours là. Ils commençaient à s’habituer à moi, et, si j’avais pu les prendre à part, j’aurais bien vite découvert qui j’étais. Mais ma tante n’en finissait pas. J’eus froid dans le dos lorsqu’elle s’écria :
— Voyons, c’est à ton tour de parler. Tu vas me donner des nouvelles de tout le monde. Comment vont-ils ? Que font-ils ? Quelles commissions t’a-t-on données pour la tante Sally ? Tâche de ne rien oublier.
Pour le coup, j’étais embourbé jusqu’au menton. Je ne voyais aucun moyen de me tirer d’affaire sans lui avouer qu’elle se trompait. Ce fut tante Sally elle-même qui me ferma la bouche.
— Voilà ton oncle qui revient, dit-elle en me poussant dans un coin. Reste derrière ce fauteuil et ne bouge pas. Nous allons lui faire une surprise… Vous, mes enfants, n’ouvrez pas la bouche.
Tout en me demandant ce que je gagnerais à me cacher, j’obéis. Avant de disparaître, j’entrevis la tête d’un vieux monsieur qui s’avançait en maugréant.
— Ouf ! encore une course que j’aurais pu m’épargner, dit-il.
— Il n’est pas arrivé ? demanda Mme Phelps.
— Non, puisque je ne le ramène pas. J’avoue que cela commence à m’inquiéter.
— Quelque chose me dit qu’il est arrivé. Tu es bien sûr ?
— Je suis sûr que personne n’a débarqué depuis hier.
— Et il y a tant d’accidents ! Que dira ma sœur ? Je n’ose pas y penser… Mais regarde donc, Silas, là-bas, au tournant de la route. C’est peut-être lui.
M. Phelps se pencha en dehors de la croisée, ce qui permit à mon hôtesse de préparer sa surprise. Elle me tira de ma cachette, et, lorsque son mari se retourna, elle se tenait à côté de moi, le visage rayonnant. L’oncle Silas n’était pas fort, car il ne comprit pas tout de suite qu’on lui jouait un tour.
— Tiens ! d’où sort ce garçon-là ? demanda-t-il.
— Tu ne devines pas ? C’est lui ; c’est Tom Sawyer !
Je crus que le parquet allait s’écrouler sous mes pieds ; mais je ne tardai pas à me remettre. Le vieux monsieur me prodigua des poignées de main et des paroles affectueuses ; puis il fallut répondre à une véritable averse de questions à propos de tante Polly, de Marie, de Sid et de toute la tribu des Sawyer.
Si mes hôtes se réjouissaient de me voir, je ne me réjouissais pas moins d’avoir enfin appris qui j’étais. Je leur eus bientôt fourni sur ma famille — c’est-à-dire sur la famille de Tom — beaucoup plus de renseignements que tous les Sawyer du monde n’auraient pu leur en donner. Cela marchait comme sur des roulettes. Rien de plus facile que de remplir le rôle que l’on m’assignait. Aussi me sentis-je à mon aise jusqu’au moment où j’entendis le bruit d’un vapeur qui descendait le fleuve en toussant. Si ce steamer avait déposé au débarcadère de la ville celui qu’on attendait ? Si Tom allait se montrer et me nommer ? Cela gâterait tout. D’un autre côté, quel prétexte employer pour me poster sur la route afin d’arrêter Tom au passage ?
M. Phelps me vint de nouveau en aide.
— Encore un vapeur, dit-il. Heureusement, je n’ai plus besoin de remonter dans ma carriole, je vais la faire dételer.
Je saisis la balle au bond.
— Puisqu’elle est encore attelée, laissez-moi m’en servir pour aller chercher mes effets à la ville. Le paquet n’est pas lourd, mais je suis un peu las.
Il voulut m’accompagner.
— Non, non, lui dis-je, vous vous êtes déjà trop dérangé pour moi. Soyez tranquille, je sais conduire.