Les Aventures de Huck Finn/28

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Traduction par William Little Hughes.
Hennuyer (p. 226-232).


Bien que l’heure de notre déjeuner fût encore assez éloignée, je voulus rentrer ; mais Tom m’emmena bon gré, mal gré, dans le bois voisin. Il déclara que nous aurions besoin de lumière dans l’appentis pour creuser notre tunnel et qu’une lanterne en donnerait trop. Ce qu’il fallait, c’était un tas de ces bouts de bois pourris qui émettent une faible lueur. Nous finîmes par en ramasser quelques brassées que nous cachâmes dans un buisson, puis nous nous assîmes sur l’herbe pour nous reposer. Tom paraissait mécontent.

— Qu’as-tu donc ? lui demandai-je.

— J’ai qu’on nous fait la partie trop belle, répliqua-t-il. Il nous a suffi de vouloir pour pénétrer dans le cachot. Au lieu d’un porte-clefs farouche, nous sommes tombés sur ce Sambo. Est-ce là un vrai geôlier ? Pas même un chien de garde à endormir en lui jetant une boulette empoisonnée ! Et puis Jim n’est enchaîné que par une seule jambe. Il suffirait de soulever un des pieds de son lit pour le débloquer. Il se serait sans doute évadé par la fenêtre dès le premier jour, s’il n’avait pas compris qu’on ne va pas loin en traînant une chaîne. L’oncle Silas ne prend aucune précaution. Il nous oblige à inventer toutes les difficultés… Enfin, ce n’est pas notre faute. Ce qui me console, c’est qu’il y a du mérite à créer des obstacles et des dangers quand ceux qui devraient se mettre en travers vous mâchent la besogne. Vois un peu cette affaire de la lanterne, par exemple. Nous pourrions allumer cent torches dans l’appentis sans courir grand risque ; mais nous sommes forcés de feindre d’avoir peur d’être dérangés. Maintenant, il va falloir trouver quelque chose pour fabriquer une scie.

— Pourquoi faire ?

— Pour scier le pied du lit de Jim.

— Tu viens de dire qu’il n’y avait qu’à soulever le lit.

— Je te reconnais bien là, Huck ! Tu n’as donc rien lu ? Si tu connaissais l’histoire du baron Trenck, de Benvenuto Cellini, de Latude et d’une foule d’autres héros, tu saurais qu’on ne s’y prend pas de cette façon. Soulever un pied de lit, la belle malice ! As-tu jamais vu un prisonnier se tirer d’embarras en soulevant son lit ? Non ; il doit scier le bois en deux, avaler la sciure de bois, remplir la fente avec de la graisse ou n’importe quoi, et tout arranger de manière à tromper le geôlier le plus vigilant. Alors, la nuit où tu es prêt à partir, tu donnes un coup de poing, le pied tombe ; tu décroches la chaîne, et te voilà libre. Il ne reste plus qu’à attacher ton échelle de corde aux créneaux, à descendre, et à te casser une jambe ou un bras dans le fossé, parce que la corde est trop courte de 19 pieds. Ton cheval et tes fidèles serviteurs sont en bas qui t’attendent ; ton écuyer te ramasse, t’aide à te mettre en selle et tu pars au galop. Ça vaut la peine d’être prisonnier pour avoir de ces histoires-là ! Je suis fâché que notre cachot ne soit pas entouré d’un fossé. Si nous avons le temps, le soir de notre évasion, nous en creuserons un.

— À quoi bon un fossé, puisque Jim sortira par l’appentis ?

Tom ne m’écoutait pas ; il ne songeait plus au tunnel et réfléchissait, le menton dans la main ; bientôt il soupira et secoua la tête.

— Non, dit-il, sans s’occuper de moi ; il n’y a pas de précédent. Dans les livres, c’est le prisonnier qui agit en pareil cas, et nous serions obligés de la scier nous-mêmes.

— Qu’est-ce que nous serions obligés de scier ?

— La jambe de Jim.

— Hein !

— Il y a eu des gens qui, ne pouvant briser leur chaîne, se sont décidés à se couper le poignet. Une jambe vaudrait mieux ; seulement, Jim ne consentirait pas à observer les règles. Il faut y renoncer.

— J’y renonce très volontiers.

Tom haussa les épaules.

— Ça ne m’étonne pas de ta part. Tu renoncerais sans doute aussi à lui fournir une corde à nœuds ? Heureusement, je suis là. Nous n’aurons pas de peine à lui en fabriquer une avec un de nos draps de lit.

— Jim peut se passer d’une échelle.

— Avoue, Huck, que tu ne sais rien de rien. Est-ce que tous les prisonniers n’ont pas une corde à nœuds ? En général, ils ont assez de loisir pour la fabriquer eux-mêmes, et quelquefois on la leur envoie dans un pâté ou dans…

— Mais puisque Jim n’aura pas l’occasion de s’en servir ?

— Tu m’impatientes avec tes puisque. Mettons qu’il ne s’en serve pas, il pourra la cacher dans son lit, comme font les autres prisonniers. Tu cherches sans cesse à inventer des nouveautés ; moi, je tiens à ce qu’un prisonnier se conduise en prisonnier.

— Ne te fâche pas, répliquai-je ; si le règlement veut qu’il ait une échelle, je ne m’y oppose pas. Je respecte les règlements. Mais, pour sûr, si nos draps de lit manquent à l’appel, nous aurons du grabuge avec la tante Sally. J’ai notre affaire. Je vais te montrer des arbres avec l’écorce desquels mon père m’a appris à tresser des amarres. Ça vaut du chanvre ; ça sera plus solide que nos vieux chiffons de toile ; ça prendra moins de place dans le lit et les matériaux ne nous coûteront rien. Quant à Jim, il n’y regardera pas de si près.

— Huck, si j’étais aussi ignorant que toi, je garderais ma langue dans ma poche. Où as-tu jamais vu un prisonnier d’État s’évader avec une corde de cette espèce ? Est-ce qu’un prisonnier trouve des arbres dans son cachot ?

— Eh bien, Tom, arrange la chose comme tu l’entendras. Tout de même, si tu m’écoutais, tu me laisserais emprunter un des draps de lit qui sont en train de sécher là-bas derrière la buanderie.

— À la bonne heure, c’est une idée ; et il m’en vient une autre : tu prendras en même temps une des chemises de mon oncle.

— Il n’y en a qu’une.

— Alors tu prendras celle-là.

— À quoi nous servira-t-elle, Tom ?

— Elle servira à Jim pour écrire ses impressions.

— Mais Jim ne sait pas écrire !

— Je ne te demande pas s’il sait écrire ou non. Il en sait assez pour tracer des marques sur la chemise, n’est-ce pas ? Nous lui fabriquerons une plume avec une cuiller d’étain ou un bout de fer.

— Laisse donc ! Les oies ne manquent pas ici et j’ai un canif.

Je garderais ma langue dans ma poche.
Je garderais ma langue dans ma poche.

— On croirait vraiment, à t’entendre, que les prisonniers n’ont qu’à allonger le bras pour empoigner une oie et lui arracher une plume ! Nigaud ! Ceux qui ont le plus de chance écrivent avec un clou ; mais, des fois, ils ne parviennent à se procurer qu’un vieux morceau de cuivre qu’il faut frotter contre le mur pendant des semaines pour le rendre assez pointu. Ils ne ramasseraient pas une plume, s’ils en voyaient une sous leur main, ce ne serait pas régulier.

— Et où trouvent-ils de l’encre ?

— On en fait tant qu’on veut avec de la rouille et des larmes ; mais c’est là l’encre des prisonniers ordinaires et des femmes. Les meilleures autorités écrivent avec leur propre sang ; tu prêteras ton canif à Jim et il se piquera avec. Quand il voudra apprendre à ses amis où il est enfermé, il n’aura qu’à griffonner avec sa fourchette sur un plat d’étain qu’il jettera par la fenêtre. Le Masque de fer a employé ce moyen, et ses plats étaient en argent.

— On ne donne pas de fourchette à Jim et je n’ai pas vu l’ombre d’une assiette, même en étain, dans le panier.

— Bah ! il y en a assez dans les cabanes des nègres.

— Oui, mais Jim aura beau les couvrir de marques, on n’y comprendra rien.

— Tu sors de la question, Huck. Tout ce qu’on réclame de lui, c’est de gratter les assiettes et de les jeter dehors. La moitié du temps on ne peut pas lire ce qu’un prisonnier a griffonné.

— Alors, pourquoi gaspille-t-il ses assiettes ?

— Ça lui est bien égal ; elles ne sont pas à lui.

— Elles sont à quelqu’un, je suppose ?

— Voyons, te figures-tu que le Masque de fer s’inquiétait de savoir à qui appartenaient les plats d’argent qu’il jetait par la fenêtre ?

Notre entretien fut interrompu par un négrillon qui annonçait l’heure du déjeuner en soufflant dans un cornet à bouquin et nous courûmes nous mettre à table. Ce matin-là, j’empruntai le drap de lit et la chemise dont nous avions besoin. Tom les fourra dans un vieux sac avec les débris de bois phosphorescents qui devaient remplacer la lanterne.

J’appelai cela emprunter, parce que mon père se servait de ce mot ; mais Tom me dit que nous aurions bel et bien commis un vol, si nous n’avions pas représenté des prisonniers. Il est permis à un prisonnier de prendre ce qu’il faut pour s’évader. Nous avions donc le droit de tout rafler, puisque nous agissions pour le compte de Jim. Cela n’empêcha pourtant pas Tom de me gronder deux ou trois jours plus tard, parce que j’avais pris un melon dans le jardin d’un nègre et que je m’en étais régalé.

— Il est convenu que nous pouvons prendre ce dont nous avons besoin, lui dis-je, et j’avais besoin du melon.

— Tu n’en avais pas besoin pour sortir de prison, répliqua-t-il, et cela change la thèse. S’il nous avait fallu un melon afin d’y cacher un poignard et de le faire parvenir à Jim pour tuer son geôlier, personne n’y trouverait à redire.

— Eh bien, je ne vois pas ce qu’on gagne à représenter un prisonnier, si on ne peut seulement pas manger une tranche de melon à sa place.

La dispute ne dura guère et ce ne fut pas moi qui eus le dernier mot.

Ce jour-là, nous commençâmes nos préparatifs d’évasion. Tom profita d’un moment où la cour était déserte pour porter le sac dans l’appentis, pendant que je montais la garde. Il ne tarda pas à me rejoindre, puis nous allâmes nous asseoir sous les arbres pour causer à notre aise.

— Tout a bien marché jusqu’à présent, me dit Tom ; il ne nous reste plus qu’à trouver des outils convenables.

— Il me semble qu’il y a là-bas plus de pioches qu’il n’en faut. Pourquoi ne pas s’en servir ?

Tom me regarda d’un air de pitié.

— Huck Finn, me demanda-t-il, depuis quand fournit-on des pelles et des pioches à un prisonnier ? Autant vaudrait lui remettre tout de suite la clef de son cachot ! Quel mérite aurait-il à s’évader, alors ? Non, non, ce sont là des outils qu’on ne fournirait pas même à un roi.

— Si tu ne veux pas des pioches, que te faut-il ?

— Deux couteaux de table.

— Pour creuser un trou sous la hutte ? C’est bête.

— Non, ce n’est pas bête, c’est le vrai moyen, le moyen le plus usité ; il n’y en a guère d’autre, du moins dans les histoires que je connais. Les prisonniers creusent toujours avec un couteau, et pas dans la terre encore ! En général, ils ont à percer un mur de pierre et je te laisse à penser si c’est facile. Sais-tu combien le fameux prisonnier du château d’If, dans le port de Marseille, a mis de temps à creuser une galerie dans le roc ? Devine un peu.

— Un mois ? Deux mois ?

Trente-sept ans, Huck ! Je voudrais que Jim fût enfermé dans une forteresse comme celle-là !

— Moi, pas. Jim est trop vieux… pense donc ! Il ne durera pas trente-sept ans !

— Jim durera assez. Nous serons obligés d’aller plus vite que je ne voudrais. Pour bien faire, nous devrions y mettre au moins deux ans ; mais il n’y a pas moyen. L’oncle Silas a écrit à la Nouvelle-Orléans ; il ne tardera pas à apprendre que l’offre de 200 dollars est une attrape, et alors il lâchera Jim, ou fera une annonce dans les journaux. Nous n’avons donc qu’à creuser le tunnel le plus tôt possible et à délivrer notre prisonnier à la première alerte. Rien ne nous empêchera ensuite de supposer qu’il a passé trente-sept ans dans son cachot.

— À la bonne heure, Tom ! Nous voilà d’accord. Nous supposerons tout ce que tu voudras. Pour peu que tu y tiennes, je supposerai qu’il y est resté cent ans. Maintenant, tu peux compter sur moi pour escamoter les deux couteaux.

— Prends-en trois, pendant que tu y seras. Il m’en faut un pour faire une scie.

— C’est inutile, répliquai-je. Tu oublies donc qu’on a laissé dans notre chambre une petite scie toute faite ?

Tom haussa de nouveau les épaules d’un air découragé.

— Une scie toute faite ? répéta-t-il. Pour un prisonnier ? C’est perdre son temps que d’essayer de t’apprendre quelque chose… Enfin, va toujours emprunter les couteaux — trois couteaux, entends-tu ?