À notre prochaine entrevue, pendant que Jim et moi aiguisions nos plumes sur un morceau de brique, Tom renouvela ses instructions. Lorsqu’il eut expliqué au nègre qu’un prisonnier doit se désennuyer en couvrant d’inscriptions les murs de son cachot, Jim se rebéqua. Il déclara qu’il aimait mieux dormir. C’était très facile de gribouiller des ronds ou des croix sur la chemise et sur les assiettes ; mais il ne voulait pas passer ses jours à gratter des bûches.
Tom insista.
— Voyons, dit-il, tu ne peux pas sortir d’ici sans laisser la moindre trace de ton passage ; ça ne serait pas dans les règles. Je connais une masse de très belles inscriptions. Je vais tâcher de me souvenir de quelques-unes, qui suffiront pour commencer.
Il prit son crayon, griffonna sur un bout de papier, puis il lut :
1o Ici, une victime de l’injustice des hommes a poussé son dernier soupir.
2o Dans ce sombre donjon, un infortuné captif, abandonné par tous ses amis, a terminé sa misérable existence.
3o Ici, après une lente agonie, qui a duré trente-sept ans, le visage caché sous un masque de fer, a péri le fils de Louis XIV.
La voix de Tom tremblait comme s’il eût été sur le point de pleurer ; mais Jim s’attendrit d’autant moins qu’il n’y comprenait rien. Il s’insurgea de nouveau et je plaidai sa cause.
— Il a raison, dis-je. Il n’a jamais appris à écrire.
— Je le sais bien, répliqua Tom. Ce n’est pas là ce qui m’embarrasse, car je pourrais tracer les lettres moi-même et il n’aurait qu’à suivre les lignes. Mais, en général, les murs d’un cachot ne sont pas en bois. Il nous faudrait un rocher.
Jim opina que la pierre, étant plus dure que le bois, exigerait beaucoup plus de temps et qu’il ne sortirait jamais de la hutte.
— Au contraire, riposta Tom, nous n’aurions pas besoin de tant creuser et nous irions plus vite.
— Pas avec ces outils-là, massa Tom.
— Que veux-tu, Jim ? Un prisonnier n’a pas le droit d’employer des outils ordinaires ; sans cela, nous en aurions emprunté ou acheté.
Le nègre ne trouva rien à répondre et Jim se mit à examiner ce qu’il appelait « nos plumes ». Nous avions beau frotter la cuiller et le chandelier sur la brique, nous n’arrivions pas à les affiler.
— C’est la faute de la brique, reprit Tom au bout d’un instant. J’ai lu quelque part que Latude, ou un autre, avait remplacé une lime par une brique ; mais celle-là me semble trop molle. Je me souviens maintenant qu’il y a, près de la scierie abandonnée, une vieille meule. Je tiens mon rocher ! Nous l’amènerons ici et nous ferons d’une pierre trois coups — elle nous servira à aiguiser nos plumes, à transformer en scie un de nos couteaux, et il nous sera facile d’y graver nos inscriptions.
Il n’était pas encore minuit et nous partîmes à la recherche de notre rocher. Quoique la meule ne demandât qu’à rouler, elle nous donna assez de mal. Nous nous tenions de chaque côté pour l’empêcher de tomber ; mais elle menaça plusieurs fois de nous écraser en inclinant trop à droite ou à gauche. Elle courait souvent plus vite que nous n’aurions voulu et, lorsque le terrain montait, il fallait un rude coup d’épaule pour la remettre en marche. À mi-chemin — plouf ! — elle s’étala par terre. Nous n’en pouvions plus de fatigue et l’aide du prisonnier devenait indispensable. Tom lui-même finit par en convenir.
Nous n’eûmes qu’à soulever le pied du lit pour dégager la chaîne, que nous enroulâmes autour du cou du captif, puis nous sortîmes, en rampant, par le tunnel. Jim releva la meule en un clin d’œil. Nous nous y attelâmes tous les trois et elle roula bon train jusqu’à l’appentis.
La galerie souterraine n’était ni assez large ni assez élevée pour livrer passage à notre rocher ; mais le nègre vint encore à notre secours ; il saisit une des pioches et nous tira vite d’embarras. Sans lui, je crois que la meule ne serait jamais arrivée dans la hutte.
Cette besogne accomplie, Tom, au lieu de se reposer, se mit aussitôt à l’œuvre et traça légèrement la plus belle de ses inscriptions sur ce qu’il appelait « le mur du cachot ».
— Maintenant, dit-il au nègre, passe-moi ton clou pour que je te montre de quelle façon tu dois t’y prendre pour bien graver les lettres. Tu vois, ce clou fait un excellent ciseau, et cette petite barre de fer que j’ai ramassée dans l’appentis, te servira de marteau. Tu travailleras à ta première inscription tant que ta chandelle durera ; ensuite tu pourras te coucher, après avoir caché la meule sous ta paillasse. Demain, nous t’apporterons d’autres chandelles. Bonne nuit, et dors bien.
Au moment où nous allions nous glisser sous le lit, il s’arrêta et demanda :
— As-tu des araignées ici, Jim ?
— Non, massa Tom, je ne crois pas.
— Un cachot sans araignées ! J’ai bien fait d’y penser. Nous t’en apporterons.
— Je n’ai pas besoin d’araignées, massa Tom. Je ne peux pas les souffrir. Autant vaudrait m’apporter un serpent à sonnettes. Tom réfléchit un instant.
— C’est une fameuse idée ! dit-il. Je parie que plus d’un prisonnier a eu un serpent à sonnettes pour compagnon d’infortune, bien que les livres n’en parlent pas. Où le garderais-tu ?
— Où garderais-je quoi, massa Tom ?
— Ton serpent à sonnettes.
— Miséricorde ! Huck vous dira que je suis payé pour ne pas aimer ces bêtes-là.
— Je connais l’histoire. Ici, ce ne serait pas la même chose ; tu aurais le temps de les apprivoiser.
— Les apprivoiser !
— Oui, et c’est très facile. Tous les animaux sont reconnaissants, lorsqu’on est bon pour eux et qu’on les dorlote. Ils ne font jamais de mal aux gens qui les traitent bien. Essaye — je ne te demande que ça — essaye, et bientôt les serpents ne voudront plus te quitter. Ils dormiront entortillés autour de ton bras ou de ta jambe et te laisseront mettre leur tête dans ta bouche.
— Brrr… Essayez vous-même, massa Tom. Moi, j’aurais trop peur.
— Tu es plus obstiné qu’une mule, Jim. Les prisonniers sont toujours enchantés d’avoir une bête à apprivoiser, et ils rencontrent rarement un serpent à sonnettes. Tu serais peut-être le premier, et tu peux être sûr qu’on parlerait de toi. Huck et moi, nous finirions bien par t’en trouver un.
— Vous le garderez pour vous, alors ; je n’en veux pas.
— Puisque tu es aussi têtu, j’y renonce. Nous t’apporterons des couleuvres. Nous leur coudrons des boutons à la queue et nous croirons que ce sont des crotales. Là, es-tu satisfait ?
— Eh bien, non, massa Tom. Je puis supporter les couleuvres ; mais je m’en passerais volontiers. Je m’en passais très bien avant votre arrivée.
— Tu avais tort, parce que tu dois avoir l’air d’un vrai prisonnier, si tu veux que nous te délivrions. Y a-t-il des rats ici ?
— Je n’en ai pas vu un seul.
— Sois tranquille, nous t’en procurerons.
— Je n’ai pas besoin de rats non plus, massa Tom. Ils me grignoteraient les pieds et m’empêcheraient de dormir. C’est bien assez des couleuvres.
— Allons donc ! Dans un cachot, les rats sont encore plus nécessaires que les serpents. Si Huck n’était pas à moitié endormi, il te l’aurait déjà dit. Tu ne peux pas t’en passer. Presque tous les prisonniers en ont — du moins ceux dont l’histoire vaut la peine d’être lue. Tu les nourriras, tu leur apprendras des tours et ils s’attacheront à toi. Il n’y a rien d’aussi facile à dresser que les serpents et les rats, excepté les chevaux. Par exemple, il faudrait… As-tu quelque chose pour leur faire de la musique ?
— Je n’ai que ma guimbarde ; ça ne les amuserait pas.
— Tu te trompes joliment. Tous les animaux aiment la musique — dans un cachot, ils en raffolent, quand elle n’est pas trop gaie. La guimbarde est justement ce qui leur convient. Tu n’auras qu’à leur jouer un air un peu triste, le soir avant de t’endormir ou le matin de bonne heure ; au bout de cinq minutes, les araignées, les couleuvres, les rats commenceront à s’inquiéter ; ils croiront que tu es malade et fourmilleront autour de toi pour avoir de tes nouvelles.
— Et si je ne joue pas de la guimbarde ?
— Dame, il y a gros à parier que tu ne les apprivoiseras pas, et ce sera dommage, car alors on ne parlera jamais de toi dans un livre… Bon ! j’allais oublier une chose importante. Crois-tu qu’une plante prendrait racine ici et donnerait des fleurs ?
— Pas probable, massa Tom.
— Tu pourras toujours essayer. D’autres prisonniers ont fait pousser une plante entre deux pavés, ce qui me semble bien plus difficile.
— Un bouillon-blanc viendrait peut-être ici, mais il ne vaudrait pas l’eau qu’il boirait.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, Jim. Nous t’en apporterons un pied ; tu le planteras dans ce coin et tu le soigneras comme la prunelle de tes yeux. Nous ne l’appellerons pas bouillon-blanc mais Picciola — c’est là le vrai nom d’une fleur dans une prison. Tu l’arroseras…
— Oh ! ce n’est pas l’eau qui me manquera, j’ai ma cruche.
— Laisse-moi tranquille avec ta cruche. Tu arroseras le bouillon-blanc avec tes larmes, autrement, nous ne pourrions pas l’appeler Picciola.
— Alors, le bouillon-blanc mourra de soif, massa Tom. Demandez à Huck s’il m’a jamais vu pleurer.
Tom parut un moment embarrassé ; mais il tenait à son idée et n’y renonça pas pour si peu.
— Eh bien, dit-il, nous nous en tirerons tout de même. Je mettrai une botte d’oignons dans le panier de Sambo et tu les couperas quand Picciola aura besoin d’être arrosée. Te voilà content, j’espère ?
Jim répondit qu’il aimerait mieux du tabac ; puis il envoya aux cinq cents diables Picciola, les araignées, les inscriptions et le reste. Cette fois, Tom perdit patience.
— Quoi ! s’écria-t-il, on te fournit les meilleures occasions qu’un prisonnier ait jamais eues de devenir célèbre, et c’est ainsi que tu nous remercies ? Tu ne mérites pas que l’on se donne tant de peine pour toi. Est-ce que nous ne savons pas mieux qu’un nègre comment il faut sortir d’un cachot ? Tiens, je suis presque tenté de boucher notre tunnel avant d’aller me coucher.
Bref, il se fâcha si bien, que Jim eut peur de se voir abandonné et promit de ne plus se plaindre.