Cette affaire ayant été arrangée à la grande satisfaction de Tom et de Sambo, nous sortîmes du cachot pour opérer des fouilles dans un coin de la cour où l’on jetait les vieilles chaussures, les bouteilles cassées, les chiffons et d’autres non-valeurs. Tom finit par découvrir ce qu’il cherchait, une vieille casserole, dont nous bouchâmes tant bien que mal les trous afin d’y cuire notre pâté, ou plutôt la croûte du pâté qui devait contenir la corde à nœuds. Une demi-heure après, nous avions emprunté dans l’office plus de farine qu’il ne nous en fallait. Tom ramassa aussi deux gros clous.
— C’est très commode pour graver son nom sur les murs d’un cachot et pour leur confier le secret de ses chagrins. Il y a des prisonniers qui auraient payé cher ces machines-là ; nous les enverrons à Jim aujourd’hui même.
Il en déposa un dans la poche d’un tablier que tante Sally avait accroché au dos d’une chaise, et fourra l’autre sous le galon du chapeau de son oncle. Il savait par les enfants que Jim recevrait une visite cet après-midi. Lorsque le cornet à bouquin sonna l’heure du déjeuner, nous étions déjà dans la salle à manger. Tante Sally se fit un peu attendre et Tom profita de l’occasion pour glisser la cuiller dans une des poches de son oncle. La maîtresse de la maison arriva en proie à un accès de mauvaise humeur qu’elle eut de la peine à contenir, jusqu’à ce que son mari eût récité le bénédicité. Alors, tout en versant le café, elle laissa éclater sa colère.
— C’est inconcevable ! s’écria-t-elle. Les chiens font trop bonne garde pour qu’un étranger ait pu s’introduire dans le séchoir, et pourtant ta chemise de toile a disparu. Je l’ai cherchée partout. Envolée !
Je ne savais quelle contenance garder et Tom ne devait pas se sentir à l’aise non plus. Si tante Sally nous avait regardés en ce moment, elle aurait soupçonné que les voleurs n’étaient pas loin. Elle songea d’autant moins à nous, que son mari jugea à propos de se disculper.
— Je t’assure, Sally, que je n’y ai pas touché, dit-il.
— Oh ! je ne t’accuse pas. Tu es assez distrait pour te laisser prendre la chemise que tu as sur le dos, mais pas assez pour te dévaliser toi-même. D’ailleurs, ce n’est pas tout.
— Comment ! il manque encore quelque chose ?
— Oui ; il manque six chandelles et une cuiller. Les rats ont peut-être avalé les chandelles ; pour sûr, ils n’ont pas avalé la cuiller. Je m’étonne qu’ils n’emportent pas la maison ; ils se nicheraient dans tes cheveux que tu ne t’en apercevrais seulement pas. Voilà six mois que tu promets de boucher leurs trous.
— Ne te fâche pas ; je les boucherai demain.
— Ne te presse pas. Attends jusqu’à l’année prochaine… Eh bien ! Mathilde !
Mathilde reçut un bon coup de dé sur la tête et retira ses doigts du sucrier sans se faire prier. Au même instant, Lise se montra à la porte.
— Je viens de ramasser le linge sur les cordes, dit-elle, et il me manque un drap de lit ; il ne m’en reste que trois.
— Un drap de lit ? répéta tante Sally. C’est trop fort !
— Je boucherai les trous aujourd’hui même, dit l’oncle Silas.
— Tais-toi donc ; les rats ne sont pas en cause… Une chemise, six chandelles, un drap de lit et une cuiller.
— Massa Silas, dit un négrillon dont la tête apparut derrière la jupe de sa mère, Sambo ne retrouve pas le chandelier que vous lui aviez donné à nettoyer.
— Emmène-le vite, Lise, s’écria tante Sally, ou je serai tentée de lui casser la tête… En voilà assez pour aujourd’hui !
Elle était à bout de patience, et vous conviendrez qu’il y avait de quoi.
— Tu as raison, répliqua l’oncle Silas, qui, comme nous, achevait tranquillement son déjeuner. À chaque jour suffit sa peine. Ce qu’on croyait perdu se retrouve souvent à l’heure où l’on y songe le moins.
Tout en parlant, il mit la main dans sa poche, où il cherchait sans doute son mouchoir, et il en tira la cuiller destinée au prisonnier. Tante Sally, les mains levées, demeura bouche bée. Tom se mit à tousser afin de cacher son envie de rire. Pour ma part, j’aurais voulu être à Jéricho ou plus loin. Mon inquiétude ne dura guère.
— Avec toi, il ne faut jamais s’étonner de rien, dit tante Sally. Tu l’avais dans ta poche tout le temps !
— J’ignore comment elle est venue là, répondit le coupable d’un air penaud. Ce matin, j’ai marqué dans mon Nouveau Testament le chapitre que je voulais lire au nègre évadé. Cette cuiller me sera tombée sous la main et je l’aurai mise dans ma poche au lieu du livre. Si le livre est toujours dans ma chambre, cela prouvera que…
— Au nom du ciel, laisse-moi un peu de repos ! Allez-vous-en tous !
L’oncle Silas s’empressa d’obéir et nous suivîmes son exemple. Comme nous traversions le parloir, il prit son chapeau sur la table et le clou tomba par terre. Il le ramassa, le posa sur la cheminée et sortit comme s’il eût été habitué à trouver tous les jours des clous dans son chapeau.
— Tu vois, me dit Tom, on ne peut seulement pas compter sur lui pour remettre un simple clou à un prisonnier. C’est égal, l’histoire de la cuiller a bien tourné. Il nous a tirés d’un mauvais pas sans s’en douter, et il mérite que nous fassions quelque chose pour lui. Nous lui éviterons la peine de boucher les trous de rat.
Les trous ne manquaient pas dans le cellier. Il nous fallut près d’une heure pour calfeutrer toutes les issues ; mais la besogne fut bien faite. À peine étions-nous remontés, que l’oncle Silas arriva, une chandelle dans une main, un petit baquet dans l’autre. J’allais le prévenir, quand Tom me saisit par le bras et me dit tout bas :
— Il ne nous a pas vus. Laissons-lui le plaisir de la surprise ; il ne nous en remerciera que davantage.
L’oncle Silas ne nous remercia pas du tout. Il remonta au bout d’une dizaine de minutes, et, cette fois, il nous aperçut en atteignant le haut de l’escalier.
— D’où venez-vous, mes enfants ? nous demanda-t-il. Je vous ai cherchés partout ; mais je n’ai plus besoin de vous. Les trous sont bouchés. Par exemple, je ne me rappelle pas quel jour je suis descendu dans le cellier.
Et il s’éloigna en grommelant.
Tom aussi était de mauvaise humeur. Il regrettait sa cuiller, dont il prétendait ne pouvoir se passer. Après avoir réfléchi, il m’expliqua comment il voulait réparer la bévue de l’oncle Silas. Son plan me parut trop compliqué.
— À quoi bon ces manigances ? lui demandai-je. Il serait beaucoup plus simple de…
— De faire comme tout le monde, n’est-ce pas ? Tu oublies qu’un prisonnier ne peut pas faire comme tout le monde.
— Il me semble pourtant que tu t’es contenté de prendre la cuiller dans le panier, et tu vas recommencer.
— Cette fois, ce ne sera pas la même chose, puisque nous risquons d’être découverts. Viens donc !
Nous allâmes rejoindre tante Sally dans la salle à manger, où elle était en train de ranger la vaisselle dans le buffet. Lorsqu’elle se retourna, j’avais déjà glissé une des cuillers dans ma manche et Tom étalait les autres sur la table.
— C’est drôle, ma tante, dit-il, je croyais que l’on avait retrouvé cette cuiller, et il n’y en a que neuf.
— Ne me tracassez pas ; je l’ai mise moi-même dans le panier et il doit y en avoir dix.
— Nous les avons comptées et il en manque toujours une.
Naturellement, tante Sally se fâcha ; mais elle se mit à compter à son tour, comme vous l’auriez fait à sa place.
— C’est vrai, s’écria-t-elle, il n’y en a que neuf… Je suis cependant bien sûre… Elle n’est pas tombée sous la table ?
Non ; elle n’était point tombée sous la table, mais dans la poche de son tablier, d’où Jim la retira une heure plus tard, en même temps que le clou. Tante Sally, après avoir secoué le panier, avoua tout bonnement qu’elle avait pu se tromper et nous pria de déguerpir, menaçant de nous frotter les oreilles si nous reparaissions avant l’heure du dîner.
Tom ne se montra pas satisfait de ce dénouement. Selon lui, la seconde disparition de la cuiller n’avait pas causé assez de surprise. Il parla même, afin de se rattraper, de remettre le drap de lit en place et d’en choisir un plus beau dans l’armoire au linge.
— Sais-tu où est l’armoire au linge ? me demanda-t-il.
— Non, répliquai-je.
— Oh ! tu ne sais jamais rien, toi. Alors, occupons-nous du pâté qui doit contenir l’échelle de Jim.
Ce pâté-là nous donna beaucoup de peine. Nous allâmes le préparer dans le bois. Le beurre et la farine ne manquaient pas ; mais il ne fut pas fini ce jour-là. Nous gaspillâmes trois casseroles de farine sans obtenir un bon résultat. Nous n’avions besoin que d’une croûte, et, comme il n’y avait rien dessous, le haut s’effondrait toujours. Ce ne fut qu’après nous être brûlé les doigts et avoir été presque aveuglés par la fumée, que nous songeâmes au vrai moyen, c’est-à-dire à placer la corde à nœuds dans la casserole, avant de faire cuire la pâte. Or, l’échelle n’était pas encore prête. Vers dix heures, nous portâmes le drap de lit dans le cachot, où Jim nous aida à le déchirer en petites bandes et à fabriquer une belle corde à nœuds, assez longue pour pendre dix nègres. Il fut convenu entre nous que nous y avions travaillé pendant plus de neuf mois.
Le lendemain, nous nous aperçûmes que la corde ne tiendrait pas dans la casserole ; il y en avait de quoi remplir cent pâtés. Par bonheur, l’oncle Silas possédait une superbe bassinoire, à laquelle il attachait un grand prix, attendu qu’elle avait été apportée d’Angleterre par un de ses ancêtres. Il ne s’en servait jamais ; elle faisait justement notre affaire, parce que la longueur du manche permettait de la retirer du feu sans se rôtir les mains. Après l’avoir garnie à l’intérieur, nous la remplîmes avec la corde, ou plutôt avec un quart de la corde, dont Tom se résigna, à son grand regret, à jeter le reste dans un buisson, en disant :
— C’est dommage qu’elle ne soit pas plus longue ; mais on verra bien à quoi elle devait servir.
Ce sacrifice accompli, l’échelle fut recouverte d’une double couche de pâte, la bassinoire fermée et entourée de braise. Au bout d’une quinzaine de minutes, le plat était cuit à point.
Sambo tourna le dos tandis que nous placions au fond du panier le produit de notre cuisine et trois assiettes d’étain. Jim était prévenu. Dès qu’il se trouva seul, il brisa la croûte, fourra la corde dans son traversin et cacha les assiettes.