Les Aventures de Nigel/Chapitre 16

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 221-232).


CHAPITRE XVI.

SUITE FATALES DE L’IMPRUDENCE.


Place ! place ! je demande justice et je l’aurai. Ne me parlez ni de rangs ni de privilèges ; là où l’affront a été commis j’en cherche la réparation… Que tous ceux qui veulent me barrer le passage apprennent que j’ai un cœur qui sait ressentir les injures, une main capable de les venger, et, sur mon honneur, cette main arrachera la réparation que me refuse la loi à tête grise.
Le Chambellan.


Nigel ne tarda pas à découvrir lord Dalgarno, qui s’avançait de son côté avec un autre jeune seigneur de la suite du prince ; et comme ils dirigeaient leurs pas vers le sud-est du parc, il conclut qu’ils allaient chez le comte de Huntinglen. Ils s’arrêtèrent cependant, et prirent une autre allée conduisant au nord : lord Glenvarloch attribua ce changement à ce qu’ils l’avaient vu ou désiraient l’éviter.

Il les suivit sans hésiter dans un sentier qui tournoyait autour d’un petit bois d’arbres et d’arbustes, et qui le conduisit encore une fois dans la partie la moins fréquentée du parc. Il remarqua quel côté du bois suivaient lord Dalgarno et son compagnon, et se hâtant de tourner de l’autre côté, il réussit de cette manière à les rencontrer face à face.

Bonjour, lord Dalgarno, dit lord Glenvarloch d’un air grave.

« Ah ! ah ! mon ami Nigel, » répondit lord Dalgarno, de ce ton insouciant et léger qui lui était ordinaire… « Mon ami Nigel paraît occupé d’affaires… mais il faut, mon cher, que vous attendiez jusqu’à midi, heure à laquelle nous nous trouverons chez Beaujeu… Sir Ewes Haldimund et moi sommes maintenant occupés pour le service du prince. — Quand vous seriez occupé pour celui du roi, milord, il faudrait vous arrêter, et me répondre ! — Diantre ! » dit lord Dalgarno de l’air d’un grand étonnement : « que veut dire cette colère ?… qu’est-ce, Nigel ?… c’est là l’humeur du roi Cambyse[1]… vous avez un peu trop fréquenté les théâtres depuis quelque temps… Trêve, à cette folie, mon cher… allez chez vous, dînez avec de la soupe et de la salade, buvez de l’eau de chicorée pour vous rafraîchir le sang, et méfiez-vous du démon malfaisant de la colère : surtout craignez d’être abusé… — En effet, » répondit lord Glenvarloch d’un ton de ressentiment calme et prononcé ; « en effet, je me suis laissé abuser trop long-temps, et surtout par vous, milord Dalgarno, vous qui osâtes vous servir du masque de l’amitié. — Voilà une belle affaire ! » dit Dalgarno se tournant vers sir Ewes Haldimund, comme pour le prendre à témoin : « voyez-vous cette tête chaude, sir Ewes ?.. il y a un mois il n’aurait pas osé regarder en face un de ces moutons qui sont là-bas, et maintenant il fait le rodomont, plume les pigeons, critique les acteurs et les poètes, et par reconnaissance pour moi qui l’ai mis sur la voie d’acquérir la réputation éminente dont il jouit dans la ville, il s’en vient ici chercher querelle à son meilleur, peut-être à son unique ami. — Je renonce à une amitié aussi fausse que la vôtre, milord, dit lord Glenvarloch ; je désavoue la réputation que vous cherchez à me faire même en ma présence ; et avant que nous nous séparions, je vous sommerai de m’en rendre compte. — Milords, interrompit sir Ewes Haldimund, permettez-moi de vous rappeler à tous deux que le parc du roi n’est pas un endroit convenable pour une querelle… — Tout endroit me convient lorsqu’il m’offre mon ennemi, » dit lord Glenvarloch, qui ne savait pas, ou qui, dans sa colère avait peut-être oublié les privilèges du lieu où il se trouvait. « Vous me trouverez très-disposé à vous répondre, » dit lord Dalgarno d’un ton calme, « aussitôt que vous m’en aurez donné une raison suffisante. Sir Ewes Haldimund, qui connaît la cour, vous dira que je ne recule jamais dans de telles occasions. Mais de quoi vous plaignez-vous maintenant, après n’avoir reçu que des marques d’amitié de moi et de ma famille ? — Je n’ai pas à me plaindre de votre famille, dit lord Glenvarloch : elle a fait pour moi tout ce qu’elle pouvait, plus, bien plus que je n’avais le droit d’en attendre ; mais vous, milord, tandis que vous me donniez le nom d’ami, vous avez souffert qu’on calomniât mon caractère, tandis qu’un mot de votre bouche eût suffi pour le justifier… de là le message injurieux que je viens de recevoir de la part du prince de Galles. Laisser noircir la réputation d’un ami, milord, sans essayer de la défendre, c’est se rendre soi-même complice de la calomnie. — Vous avez été mal informé, milord Glenvarloch, dit sir Ewes Haldimund ; j’ai souvent entendu moi-même lord Dalgarno défendre votre réputation, et exprimer le regret que votre goût exclusif pour les plaisirs de la vie de Londres vous empêchât de faire votre cour régulièrement au roi et au prince. — Tandis que c’était lui-même, s’écria lord Gienvarloch, qui me dissuadait de me présenter à la cour ! — Je couperai court à cette affaire, » dit lord Dalgarno avec une froideur hautaine. « Vous paraissez vous être imaginé, milord, que vous et moi devions être Oreste et Pylade, une seconde édition de Pythias et Damon, ou tout au moins de Thésée et Pirithoüs… vous vous êtes trompé, et avez donné le nom d’amitié à ce qui, de mon côté, n’était que de la complaisance et de la compassion pour un compatriote ignorant et novice, dont mon père, d’ailleurs, m’avait donné la charge embarrassante. Votre réputation, milord, n’est l’ouvrage de personne autre que vous… Je vous ai mené dans des endroits où, comme dans tous ceux de ce genre, on rencontre bonne et mauvaise compagnie ; par habitude ou par goût, vous avez préféré la mauvaise, votre sainte horreur à la vue des dés et des cartes a dégénéré en une résolution de jouer exclusivement avec ceux que vous étiez sûr de gagner et autant que vous étiez en veine… Personne ne peut se conduire long-temps de cette manière, et conserver intact le nom d’un gentilhomme… Telle est la réputation que vous vous êtes faite, et je ne vois pas quel droit vous avez de vous fâcher si je ne contredis pas ce que vous savez être la vérité. Maintenant, laissez-nous passer, milord, et si vous désirez une autre explication, choisissez un moment et un lieu plus convenables. — Aucun ne peut valoir le moment actuel, » dit lord Glenvarloch, dont le ressentiment avait été exalté au dernier point par la manière froide et insultante dont lord Dalgarno s’était justifié… « aucun lieu ne peut mieux convenir que celui où nous sommes… Ceux de ma maison ont constamment vengé leurs injures sur l’heure et sur la place où elles leur furent faites, fût-ce au pied du trône. Lord Dalgarno, vous êtes un scélérat ; en garde, et défendez-vous ! » et en parlant ainsi, il tira lui-même son épée…

« Êtes-vous fou ? » dit lord Dalgarno se reculant, « nous sommes dans l’enceinte de la cour. — Tant mieux ! répondit lord Glenvarloch, je la purgerai d’un calomniateur et d’un lâche. » Il s’avança en même temps sur lord Dalgarno, et le frappa du plat de son épée.

Cette querelle avait fini par attirer l’attention, et on entendit bientôt les cris répétés de : « La paix ! la paix ! À bas les épées nues dans le parc ! Holà, gardes !… gardiens !… À la garde !… » et l’on accourait de tous côtés vers cette partie du parc.

Lord Dalgarno, qui avait tiré son épée à demi en se sentant frapper, la remit dans le fourreau, en remarquant que la foule grossissait : il prit le bras de sir Ewes Haldimund et se contenta de dire à lord Glenvarloch en le quittant : « vous me paierez cher cette insulte ; nous nous reverrons. »

Un homme d’un certain âge et d’une tournure respectable, qui avait remarqué que lord Glenvarloch restait à sa place, ayant compassion de sa jeunesse et de son inexpérience, s’approcha et lui dit : « Savez-vous bien que c’est une affaire qui regarde la chambre étoilée, jeune homme, et qu’elle peut vous coûter la main droite ?… Hâtez-vous de songer à votre sûreté avant que les gardes et les constables arrivent ; réfugiez-vous dans White-Friars, ou dans quelque autre lieu qui puisse vous servir d’asile, jusqu’à ce que vos amis aient arrangé votre affaire, ou que vous puissiez quitter la ville. »

Cet avis n’était pas à négliger. Lord Glenvarloch se dirigea précipitamment vers la porte du parc qui est du côté de Saint-James, et traversa l’hôpital de ce nom. Le tumulte croissait derrière lui, et plusieurs officiers de paix de la maison du roi étaient venus pour arrêter le coupable. Heureusement pour Nigel, les bruits qui s’étaient répandus sur la cause de sa querelle avaient mis le peuple de son côté. On disait qu’un des compagnons du duc de Buckingham avait insulté un gentilhomme de province, et que celui-ci avait eu recours à un bâton et avait battu d’importance son agresseur. Un favori, ou le compagnon d’un favori est toujours odieux à John bull, qui a d’ailleurs du penchant pour ceux qui soutiennent leurs querelles en procédant par voies de fait, comme le disent les procureurs, et dans ce cas, ces deux préjugés se trouvaient en faveur de Nigel. Ceci fut cause que les officiers qui vinrent pour l’arrêter ne purent apprendre des spectateurs ni détails sur sa personne, ni renseignements sur la route qu’il avait prise, de sorte que pour le moment il échappa à leurs poursuites.

Ce que lord Glenvarloch entendit répéter parmi la foule sur son passage suffit pour lui apprendre que, dans l’impatience de sa colère, il s’était mis dans une situation fort dangereuse. Il n’ignorait pas tout à fait la rigueur arbitraire du jugement de la chambre étoilée, particulièrement en fait de violation de privilèges, ce qui faisait qu’elle excitait la terreur générale ; et pas plus tard que du temps de la reine, il se rappelait avoir entendu dire que la peine de mutilation avait été prononcée et exécutée pour un délit du genre de celui qu’il avait commis. Autre réflexion aussi peu consolante : la violente querelle qu’il venait d’avoir avec lord Dalgarno allait lui faire perdre l’amitié et les bons offices du père et de la sœur du jeune lord, qui étaient presque les seules personnes de considération dont il pût invoquer le crédit, tandis que les bruits calomnieux qui avaient couru sur son compte auraient nécessairement un poids énorme dans un cas où la réputation de l’accusé devait avoir la plus grande influence sur sa cause. Pour une jeune imagination, l’image de la mutilation avait quelque chose de plus effrayant que la mort même, et chaque parole qu’il entendait parmi les groupes qu’il rencontrait, et laissait derrière lui, ou auxquels il se mêlait sur la route, lui confirmait que tel devait être le châtiment de son délit. Il craignait de trop hâter le pas, de peur d’éveiller le soupçon, et plus d’une fois il vit les officiers et les gardes du parc si près de lui, qu’il se sentit tressaillir les nerfs du poignet, comme s’il était déjà sous le coup de la hache fatale. À la fin, il sortit du parc, et eut un peu plus de loisir pour réfléchir sur ce qu’il avait à faire.

White-Friars, bâtiment adjacent au Temple, bien connu alors par le surnom d’Alsace, avait dans ce temps, et conserva encore pendant près d’un siècle le privilège d’être un sanctuaire inviolable, où ne pouvaient pénétrer que les mandats du lord chef de la justice, ou des lords du conseil privé. Et même, comme ce lieu était peuplé de gens couverts du mépris public… banqueroutiers, joueurs ruinés, dissipateurs sans ressources, duellistes de profession, spadassins, homicides et mauvais sujets de toute espèce… tous ligués ensemble pour soutenir les privilèges de leur asile, il était à la fois difficile et dangereux pour les officiers de justice de mettre à exécution des mandats émanant même des premières autorités, au milieu de gens dont la sûreté était incompatible avec tout mandat, toute autorité quelconque. Lord Glenvarloch savait parfaitement cela, et tout odieux que lui fût un semblable lieu de refuge, il le regardait comme le seul où il pût se cacher pendant les premiers moments, afin d’échapper à la poursuite de la loi jusqu’à ce qu’il trouvât moyen de pourvoir définitivement à sa sûreté, ou de faire arranger cette pénible affaire.

Tout en marchant rapidement vers ce sanctuaire, Nigel s’adressait d’amers reproches : il se repentait de s’être laissé conduire par lord Dalgarno dans des endroits de dissipation, et il accusait la fougue inconsidérée de ses passions, qui le forçait maintenant à se réfugier dans une enceinte consacrée au vice et à la débauche.

« Dalgarno n’a parlé que trop vrai en cela, » se disait-il douloureusement « je me suis fait une mauvaise réputation en suivant des conseils perfides, et en négligeant les avis salutaires qui réclamaient toute mon obéissance, et me recommandaient de m’abstenir même du plus léger contact avec le vice ; mais si je parviens à m’échapper du dangereux labyrinthe où m’ont égaré mon inexpérience, ma folie et la violence de mes passions, je ne songerai plus qu’à rétablir par quelque noble action l’éclat d’un nom qui ne fut jamais flétri, si ce n’est depuis que je le porte. »

En formant ces sages résolutions, lord Glenvarloch se trouva dans l’enceinte du Temple, où il existait alors une porte qui donnait dans White-Friars. C’était par cette porte, qui en était la plus secrète, qu’il se proposait d’entrer dans le sanctuaire. Comme il approchait de ce repaire de l’infamie, dont la pensée le faisait frémir, même au moment où il allait y chercher un asile, son pas se ralentit involontairement : les degrés rapides et à demi ruinés qu’il lui fallait descendre lui rappelaient le facilis descensus Averni[2] : il se demanda s’il ne valait pas mieux braver ce qui pouvait lui arriver de pis, en restant publiquement parmi des hommes d’honneur, que de se dérober au châtiment en se retirant au milieu du vice et de la débauche.

Comme Nigel hésitait, il vit s’avancer vers lui un jeune étudiant du Temple qu’il avait rencontré et avec lequel il avait souvent causé à l’Ordinaire, lieu que ce jeune homme fréquentait beaucoup, et où il était toujours bien accueilli, étant d’une humeur enjouée, assez bien pourvu d’argent, et passant aux théâtres et dans d’autres endroits de dissipation un temps que son père croyait employé à étudier les lois… Mais Reginald Lowestoffe, tel était le nom du jeune étudiant, était d’avis qu’il n’était pas besoin de connaître à fond les lois pour dépenser le revenu des terres dont il devait hériter à la mort de son père, et en conséquence il ne se donnait pas beaucoup de peine pour acquérir cette science : il se contentait de ce que pouvait lui en communiquer la savante atmosphère au milieu de laquelle il vivait. C’était d’ailleurs un des beaux esprits du Temple… il lisait Ovide et Martial, visait à la repartie et au calembour, quoiqu’il les allât chercher un peu loin ; dansait, faisait des armes, jouait à la paume, et exécutait sur le violon et sur le cor un certain nombre d’airs, à la grande tribulation du vieux conseiller Baratter, qui habitait l’appartement situé au-dessous de celui de l’étudiant. Tel était Reginald Lowestoffe, jeune homme vif, adroit, et ayant une connaissance parfaite de la ville et de tous ses recoins. Il s’approcha donc, comme nous l’avons dit, de lord Glenvarloch, le salua par son nom et par son titre, et demanda si l’intention de Sa Seigneurie était de dîner chez le chevalier ce jour-là, observant qu’il était midi et que le coq de bruyère serait sur la table avant qu’il pût être rendu à l’Ordinaire.

« Je n’y vais pas aujourd’hui, répondit lord Glenvarloch. — De quel côté vous dirigez-vous, milord ? » demanda le jeune étudiant, qui peut-être n’était pas fâché de se faire voir dans la rue en la compagnie d’un lord, quoique ce ne fût qu’un lord écossais.

« Je… je… » répondit Nigel, qui était bien aise de profiter des connaissances locales du jeune homme, et qui cependant, honteux d’avouer son intention de se réfugier dans un endroit aussi peu honorable, avait de la répugnance à expliquer la situation où il se trouvait ; « je… je… serais curieux de voir White-Friars… — Quoi ! Votre Seigneurie a envie de connaître l’Alsace ! dit Lowestoffe. Je suis votre homme milord ; vous ne pouvez trouver un meilleur guide que moi aux régions infernales… Je vous promets qu’on y trouve bonas robas, de bonnes choses, de bon vin surtout et de bons compagnons pour le boire, quoique se ressentant un peu des rigueurs de la fortune… Cependant, que Votre Seigneurie me le pardonne, vous êtes le dernier des gentilshommes de ma connaissance à qui j’eusse proposé un tel voyage de découverte. — Je vous suis obligé, maître Lowestoffe, de la bonne opinion qu’annonce une observation pareille ; mais ma position actuelle me fait en quelque sorte une nécessité de passer un jour ou deux dans ce sanctuaire. — Vraiment ! » dit Lowestoffe avec l’air de la plus grande surprise. « Je croyais que Votre Seigneurie avait eu soin de ne jamais s’exposer à faire des pertes considérables… Je vous demande pardon, mais si les dés vous ont été contraires, j’entends assez la loi pour savoir que la personne d’un pair est sacrée, et par conséquent à l’abri des arrestations ; et s’il s’agit d’un manque de moyens pécuniaires, je vous assure, milord, qu’on se tire d’affaire partout ailleurs beaucoup mieux que là, où les habitants sont si misérables qu’ils se dévorent les uns les autres. — Mes embarras ne naissent pas du manque d’argent, répondit Nigel. — Hé bien donc, je suppose, milord, que vous vous êtes battu, et que vous avez tué votre homme ; auquel cas, avec une bourse passablement fournie, vous pouvez rester perdu dans White-Friars pendant un an. À la vérité, il faut vous faire recevoir membre d’une très-honorable société, milord, et vous faire admettre aux privilèges des bourgeois d’Alsace ; sans quoi, milord, il n’y aurait pour vous ni paix ni sûreté. — Ma faute n’est pas tout à fait aussi terrible que vous le supposez, maître Lowestoffe, répondit lord Glenvarloch ; j’ai frappé un gentilhomme dans le parc, et voilà tout. — De par ma main, milord, vous auriez mieux fait de lui passer votre épée au travers du corps à Barns-Elms ! s’écria l’étudiant en droit. Frapper dans l’enceinte de la cour ! Vous verrez que vous vous êtes attiré là une terrible affaire, milord ; surtout si votre adversaire et un homme de rang et en crédit à la cour. — Puisque j’ai déjà tant fait, je ne vous déguiserai rien, maître Lowestoffe, dit Nigel ; la personne que j’ai frappée est lord Dalgarno, que vous avez vu chez Beaujeu. — Le compagnon, le favori du duc de Buckingham ! c’est un cas des plus fâcheux, milord ; mais j’ai le cœur anglais, et ne puis souffrir de voir un jeune seigneur dans la position dont vous êtes menacé. Nous causons ici beaucoup trop publiquement pour la situation de vos affaires. Les étudiants du Temple ne souffriraient pas qu’un huissier exécutât un mandat d’arrêt, ou qu’un gentilhomme fût arrêté pour un duel dans leur enceinte ; mais, dans un cas semblable à celui de lord Dalgarno et de Votre Seigneurie, les avis pourraient être partagés. Il faut donc que vous m’accompagniez sur-le-champ ici tout près, dans mon humble appartement, et que vous vous soumettiez à quelque changement de costume avant d’entrer dans le sanctuaire, sans quoi toute la canaille d’Alsace tombera sur vous, comme les corbeaux sur un faucon qui s’est abattu parmi eux. Il faut que nous vous habillions d’une manière un peu plus semblable aux habitants de l’Alsace, ou vous ne trouverez pas moyen d’y vivre. »

Tout en parlant, Lowestoffe entraînait lord Glenvarloch dans son logement, où il avait une jolie bibliothèque garnie de tous les poèmes et de toutes les pièces de théâtre qui étaient alors à la mode. L’étudiant ordonna à un jeune garçon qui le servait d’aller chercher un plat ou deux chez le traiteur voisin. « Il faudra que Votre Seigneurie s’accommode de ce dîner, dit-il, avec un verre de vieux vin de Canaries dont ma grand’mère, que Dieu l’en récompense ! m’a envoyé douze bouteilles, avec la recommandation de n’en faire usage qu’avec du petit-lait clarifié, quand je me sentirais un mal de gorge causé par l’excès du travail. Ma foi ! si Votre Seigneurie y consent, nous nous en servirons pour boire à la santé de la bonne dame, et vous verrez comment nous autres pauvres étudiants faisons ici notre ordinaire. »

La porte extérieure de l’appartement fut fermée au verrou aussitôt que le jeune garçon fut rentré avec le dîner. Le page eut ordre de faire le guet et de n’admettre personne, et Lowestoffe, joignant l’exemple au précepte, pressa vivement son noble convive de partager le repas qu’il lui offrait. Ses manières franches et ouvertes, quoique fort différentes de l’élégante aisance d’un courtisan tel que lord Dalgarno, étaient propres à prévenir favorablement ; et lord Glenvarloch, quoique l’expérience qu’il venait de faire de la perfidie de lord Dalgarno dût lui inspirer de la méfiance pour les protestations, ne put s’empêcher de témoigner sa reconnaissance au jeune étudiant de la manière dont il le recevait, et de l’intérêt qu’il paraissait prendre à sa sûreté. »

« Gardez votre reconnaissance pour de plus grandes obligations, milord, dit l’étudiant. Sans doute je suis très-disposé à être utile à tout gentilhomme qui a des motifs de se plaindre de la fortune ; je suis surtout très-honoré de pouvoir être bon à quelque chose à Votre Seigneurie. Mais, à parler franchement, j’ai aussi une vieille rancune contre votre ennemi lord Dalgarno. — Puis-je demander quelle en est la cause, maître Lowestoffe ? dit lord Glenvarloch. — Ô milord, c’est une chose qui s’est passée il y a environ trois semaines, un soir, après que vous eûtes quitté l’Ordinaire ; au moins, il me semble que vous n’y étiez pas, car Votre Seigneurie se retirait toujours quand on commençait à jouer gros jeu. Je n’ai pas l’intention de vous offenser en disant cela ; mais Votre Seigneurie sait que telle était son habitude. Il s’éleva une contestation entre lord Dalgarno et moi, au sujet d’un certain coup qui eut lieu au jeu de gleek[3]. Lord Dalgarno avait les quatre as, qui comptent pour huit, tib[4] qui vaut quinze ; ce qui fait en tout vingt-trois. Moi, de mon côté, j’avais le roi et la reine qui me faisaient trois, un towser naturel, quinze, et tiddy dix-neuf. Nous doublâmes et redoublâmes l’enjeu, comme Votre Seigneurie le pense bien, jusqu’à ce qu’il se fût élevé à la moitié de mon revenu annuel, cinquante oiseaux jaunes des Canaries, les plus beaux qui aient jamais gazouillé au fond d’une bourse de soie verte. Eh bien ! milord, je gagnai les cartes : quand tout à coup il plut à Sa Seigneurie de dire que nous avions joué sans tiddy ; et comme tout le monde se mit de son côté et le soutint, entre autres ce requin de Français, je me vis réduit à perdre plus que je ne gagnerai dans l’année. Jugez, d’après cela, si je n’ai pas une dent contre Sa Seigneurie !… Qui avait jamais vu auparavant qu’on eût joué au gleek à l’Ordinaire sans compter tiddy ?… Que le diable soit de Sa Seigneurie !… Tout individu qui y va la bourse à la main devrait avoir autant de droit que lui, ce me semble, de faire de nouvelles lois : boire et jouer ensemble rend tous les hommes égaux. »

Pendant que maître Lowestoffe débitait ce jargon de joueur, lord Glenvarloch était à la fois honteux et humilié : ce fut une cruelle blessure pour son orgueil aristocratique que la réflexion que lui fit faire la dernière phrase du jeune étudiant, que le jeu, comme le tombeau, rétablit l’égalité entre les différentes classes de la société, et fait disparaître cette prééminence de rangs à laquelle ses préjugés lui faisaient peut-être attacher un peu trop de prix. Cependant, comme il n’y avait absolument rien à répondre aux savants raisonnements de Lowestoffe, Nigel essaya de détourner la conversation en faisant quelques questions sur l’état actuel de White-Friars. C’était encore un sujet dont son hôte se trouvait en état de parler savamment.

« Vous savez, milord, commença maître Lowestoffe, que nous autres étudiants du Temple sommes par nous-mêmes une puissance et un empire, et je suis fier de dire que j’occupe un certain rang dans notre république. J’ai été, l’année dernière, trésorier du lord de la Basoche[5], et je suis dans ce moment aspirant à cette dernière dignité. Dans de telles circonstances, nous sommes obligés de maintenir des relations amicales avec nos voisins les Alsaciens, de même que les états chrétiens se voient obligés de faire alliance avec le Grand Turc et avec les puissances barbaresques. — J’aurais imaginé que vous autres, messieurs les habitants du Temple, étiez plus indépendants de vos voisins, dit lord Glenvarloch. — Vous nous faites en cela trop d’honneur, répondit l’étudiant. Les Alsaciens et nous avons les mêmes ennemis, et secrètement aussi des amis communs. Nous sommes dans l’usage de chasser tout huissier de nos limites, et nous sommes puissamment aidés en cela par nos voisins, qui ne souffrent pas chez eux un chiffon qui ait appartenu à ces animaux-là. D’ailleurs, je vous prie de faire bien attention à ceci : les Alsaciens ont le pouvoir de protéger ou de vexer nos amis, mâles ou femelles, qui peuvent être obligés de se réfugier dans leur enceinte. Bref, les deux communautés s’entr’aident, quoique cette alliance existe entre deux états de rang inégal, et je puis dire, moi-même, que j’ai traité plusieurs affaires importantes, et que j’ai joué le rôle de négociateur avec l’approbation des deux partis. Mais écoutez, écoutez ! Que se passe-t-il ? »

Le bruit qui venait d’interrompre maître Lowestoffe était le son d’un cor qu’on faisait retentir dans l’éloignement d’une manière forte et prolongée, et qui était accompagné de cris confus, affaiblis par la distance.

« Il faut qu’il y ait quelque chose dans ce moment à White-Friars, reprit Lowestoffe. C’est là le signal des Alsaciens quand leurs privilèges sont envahis par quelque huissier ou recors : au son de cet instrument ils se rassemblent tous en foule pour les défendre, comme des essaims d’abeilles qui ont été troublées dans leur ruche. « Courez, Jimp, » continua-t-il en appelant son petit domestique, « et allez voir ce qui se passe dans l’Alsace. Ce petit bâtard, » poursuivit-il pendant que le garçon, accoutumé à la vivacité pétulante de son maître, s’était élancé hors de l’appartement, et dégringolait plutôt qu’il ne descendait les marches de l’escalier, « ce petit bâtard-là vaut de l’or ici. Il sert six maîtres, dont quatre demeurent à des numéros différents. On dirait que c’est un génie qui devine la pensée de celui qui a besoin de lui, car il est toujours là quand on le désire. Il n’y a pas un petit drôle à Oxford et à Cambridge qui l’égale en intelligence et en vivacité. Il connaît le pas d’un créancier quand il n’est encore qu’au bas de l’escalier, distingue à l’autre extrémité de la cour l’allure d’une jolie fille de celle d’un client, et c’est à tout prendre… Mais je vois que Votre Seigneurie est préoccupée ; puis-je vous faire accepter un autre verre du cordial de ma bonne grand’mère, ou voulez-vous permettre que je vous mène à mon cabinet de toilette, et que j’y remplisse les fonctions de votre valet de chambre ? »

Lord Glenvarloch n’hésita pas à avouer que sa situation actuelle lui causait de vives inquiétudes, et qu’il désirait s’occuper le plus tôt possible des moyens d’en sortir.

Le jeune étudiant en droit, qui était aussi bon enfant que léger et étourdi, approuva sa résolution et le conduisit dans sa petite chambre à coucher, où il se mit à fouiller dans des malles, des cartons, des porte-manteaux, sans oublier une vieille armoire de noyer, et à en tirer différents vêtements qu’il jugea propres à déguiser son hôte, et à lui permettre de se hasarder parmi les habitants turbulents et désordonnés de White-Friars, autrement dit l’Alsace.



  1. Mauvaise tragédie anglaise. a. m.
  2. La descente aux enfers est facile. Virgile. a. m.
  3. Espèce de jeu de cartes.
  4. Tib, towser, et tiddy sont des noms de figures au jeu de cartes précité. a. m.
  5. The lord of Mirsule, dit le texte. a. m.