Les Aventures de Nigel/Chapitre 24

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 320-330).


CHAPITRE XXIV.

ATTENTAT NOCTURNE.


Voici le moment. La lune a caché sa clarté ; donne-moi le levier et approche l’échelle. Antoine avec sa carabine fait sentinelle à la porte, et toi, Octavio, prends ton poignard et suis-moi. Cette nuit, si nous réussissons, notre but est atteint.
Ancienne Comédie.


Lorsque le duc Hildebrod se fut retiré, le premier mouvement de Nigel fut une envie irrésistible de rire du sage conseiller qui voulait ainsi l’unir à la laideur, à la vieillesse, à la mauvaise humeur ; mais sa seconde pensée fut un sentiment de pitié pour ce père et cette fille infortunée : les seuls individus qui possédassent des richesses dans ce malheureux quartier, ils semblaient comme les débris d’un vaisseau échoué sur les bords de quelque pays barbare, et placé momentanément à l’abri du pillage par la jalousie mutuelle des tribus sauvages au milieu desquelles il avait été jeté. Il ne pouvait non plus se dissimuler que sa résidence dans le sanctuaire était à des conditions également précaires, et qu’il était considéré par les Alsaciens de la même manière qu’un don de Dieu[1] sur la côte de Cornouailles, ou comme une caravane riche, mais exténuée, traversant les déserts de l’Afrique, et emphatiquement nommée par les peuplades de brigands dont elle traverse les contrées, Dummala-Fong, ce qui signifie une chose donnée à dévorer… une proie commune à tous les hommes.

Nigel avait déjà formé un plan pour se tirer à tout prix de la situation humiliante et dangereuse dans laquelle il se trouvait placé, et il n’attendait pour le mettre à exécution que le retour du messager de Lowestoffe. Il l’attendit cependant en vain, et ne trouva d’autre moyen de s’occuper, que d’examiner les effets qui lui avaient été envoyés de son ancien logement, afin d’y choisir les objets les plus nécessaires à emporter avec lui dans le cas où il viendrait à quitter l’Alsace secrètement et à l’improviste. Il jugeait que la promptitude et le secret lui seraient également nécessaires s’il cherchait à obtenir une entrevue avec le roi ; ce qui était le seul parti que son intérêt et son honneur lui conseillassent de suivre.

Pendant qu’il s’occupait ainsi, il s’aperçut, à sa grande satisfaction, que maître Lowestoffe lui avait envoyé non seulement sa rapière et son poignard, mais même une paire de pistolets dont il se servait pour voyager, et qui étaient d’une grandeur et d’une forme plus commodes que les pistolets d’arçon dont on se servait généralement… les premiers étant faits pour être portés à la ceinture et dans la poche. Après la pensée d’avoir de braves et hardis compagnons, il n’est rien qui donne plus de fermeté à un homme que de se trouver bien armé, et Nigel, qui avait songé avec un peu d’inquiétude au risque qu’il courrait en défendant sa vie, si elle était attaquée, avec la mauvaise épée dont Lowestoffe l’avait armé pour compléter son déguisement, éprouva un sentiment de confiance qui tenait du triomphe, lorsque tirant du fourreau sa bonne et fidèle rapière, il l’essuya avec son mouchoir, en examina la pointe, la courba deux ou trois fois en la fixant dans le plancher, pour essayer de nouveau la bonté déjà éprouvée du métal, et enfin la remit d’autant plus vite dans la gaîne, qu’il entendit frapper à la porte de sa chambre, et ne se souciait nullement qu’on le trouvât espadonnant de cette manière dans son appartement avec son épée nue.

C’était son vieil hôte, qui entra en lui disant, avec force courbettes, que le prix de son appartement devait être d’une couronne par jour, et que, suivant la coutume de White-Friars, le loyer se payait toujours d’avance, quoiqu’il ne fît jamais de difficulté à le laisser s’amasser pendant une semaine, une quinzaine, et même un mois, entre les mains d’un hôte aussi honorable que maître Grahame, toujours, bien entendu, moyennant une consi-dé-ra-ti-on raisonnable pour l’intérêt de l’argent. Nigel se débarrassa du vieux radoteur en lui jetant deux pièces d’or, et retenant son logement pour huit jours, quoique son intention, ajouta-t-il ne fût cependant pas d’y rester si long-temps.

L’avare, avec un œil brillant et une main tremblante, empoigna l’or, et ayant balancé les pièces avec une satisfaction infinie sur le petit bout de ses doigts desséchés, il prouva bientôt que la possession de l’or même ne peut contenter plus d’un moment l’homme le plus avide. Les pièces pouvaient être légères : d’une main empressée, il tira de son sein une petite paire de balances, et les pesa d’abord ensemble, ensuite séparément, et sourit de plaisir en les voyant faire pencher la balance au point voulu ; circonstance qui pouvait augmenter son bénéfice, s’il était vrai, comme on le disait généralement, qu’il n’y eût guère de pièces d’or en circulation dans l’Alsace qui fussent intactes, et qu’il n’en sortît pas une du sanctuaire sans être rognée.

Une autre crainte vint ensuite troubler la joie du vieil avare. Il était parvenu à comprendre que Nigel avait l’intention de quitter White-Friars plus tôt que l’arrivée du terme pour lequel il avait déposé le loyer. Il pouvait résulter de là que son hôte en attendrait une espèce de restitution qui n’était pas du tout du goût du vieillard. Il commençait déjà par avance à faire un raisonnement hypothétique à ce sujet, et à citer plusieurs arguments pour prouver qu’aucune partie d’un argent déposé pour le loyer ne pouvait être rendue sans qu’il en résultât de grands inconvénients pour le propriétaire ; lorsque Nigel, perdant patience, lui dit que cet argent était à lui tout à fait, et qu’il n’avait aucune intention d’en réclamer jamais la moindre part… tout ce qu’il demandait en retour, c’était la liberté de jouir, sans être dérangé, de l’appartement qu’il avait payé. Le vieux Traphois, qui se souvenait encore des paroles mielleuses au moyen desquelles il avait dans son temps hâté la ruine de plus d’un jeune prodigue, se mit à exalter l’humeur noble et généreuse de son nouvel hôte, jusqu’à l’instant où Nigel, n’y pouvant plus résister, prit le vieillard par la main, le conduisit tranquillement à la porte, et le mit dehors si doucement et avec si peu d’effort, que cette action n’eut rien de brusque ni de malhonnête ; après quoi, fermant la porte, il se mit à faire de ses pistolets ce qu’il avait fait de son épée favorite, examinant avec soin le bassinet et la pierre, et faisant la revue de sa petite provision de munitions.

Il fut interrompu une seconde fois dans cette opération par un coup frappé à la porte ; il cria d’entrer à la personne qui était dehors, ne doutant pas que ce ne fût à la fin le commissionnaire de Lowestoffe… Ce n’était cependant que la peu gracieuse fille du vieux Traphois, qui, murmurant quelque chose sur la méprise que son père avait faite, posa sur la table une des pièces d’or que Nigel venait de lui donner, en lui disant que celle qui restait suffisait à l’entier paiement du loyer pour le temps qu’il se proposait de rester. Nigel répondit qu’il avait donné son argent, et n’avait aucun désir de le reprendre.

« Faites-en donc ce que vous voudrez, reprit son hôtesse, le voilà, et je n’y toucherai pas… Si vous êtes assez dupe pour vouloir payer plus qu’il n’est raisonnable, mon père ne sera pas assez fripon pour le recevoir. — Mais votre père, mademoiselle, dit Nigel, votre père m’a dit… — Oh ! mon père, mon père, interrompit-elle. Il se chargeait de ces affaires-là quand il en était capable ; mais maintenant c’est moi que cela regarde, et il se peut que nous finissions par nous en trouver mieux tous les deux. »

En jetant les yeux sur la table, elle remarqua les armes qui y étaient posées.

« Vous avez des armes, dit-elle ; savez-vous vous en servir ? — Je le dois du moins, mademoiselle, car c’est mon métier. — Vous êtes donc soldat ? — Je ne le suis que comme tout gentilhomme de mon pays, qui est soldat de droit. — Voilà donc votre point d’honneur ! couper la gorge aux pauvres gens… une belle occupation pour des gentilshommes, eux qui devraient les protéger ! — Je ne fais pas le métier de coupe-gorge, mademoiselle, mais je porte des armes pour ma défense, et celle de mon pays, s’il en a besoin. — Oui, c’est bien parlé ; mais on dit que vous êtes aussi prompt que d’autres à vous faire des querelles lorsque ni votre sûreté ni celle de votre pays ne sont en danger ; et s’il n’en avait pas été ainsi, vous ne seriez pas aujourd’hui dans le sanctuaire. — Mademoiselle, je chercherais vainement à vous faire comprendre que l’honneur d’un homme, qui doit lui être plus cher que la vie, peut l’obliger parfois à hasarder ses jours ou ceux des autres pour des motifs qui vous paraîtraient peut-être frivoles. — La loi de Dieu ne dit rien de cela, répondit la vieille fille. J’y ai lu seulement : « Tu ne tueras point. » Mais je n’ai ni le temps ni l’envie de vous faire des sermons… Vous ne manquerez pas d’occasions de vous battre ici, si cela vous amuse ; et pourvu encore qu’elles ne viennent pas vous chercher au moment où vous vous y attendrez le moins… Adieu pour le moment. La femme de ménage fera vos commissions pour vos repas. »

Elle quitta la chambre au moment où Nigel, piqué du ton de supériorité et de censure qu’elle avait pris avec lui, était sur le point d’entamer une ridicule dispute avec la fille d’un vieux prêteur sur gages, au sujet du point d’honneur. Il sourit en lui-même de la sottise où l’amour-propre et le désir de se justifier allaient l’entraîner.

Lord Glenvarloch s’adressa ensuite à la femme de ménage, la vieille Deborah, par l’entremise de laquelle il fut pourvu d’un dîner assez décent. Le seul désagrément qu’il éprouva lui fut causé par son vieil hôte, qui entra presque de force pour aider à mettre le couvert. Nigel eut de la peine à l’empêcher de déplacer ses armes et quelques papiers qui étaient posés sur la petite table auprès de laquelle il s’était assis, et il lui fallut une défense positive et sévère de n’y pas toucher, pour le décider à mettre la nappe sur une autre table, quoiqu’il en y eût deux dans l’appartement.

Après l’avoir obligé à renoncer à ce dessein, Nigel ne put s’empêcher de remarquer que l’attention du vieillard n’en continuait pas moins de se diriger sur la petite table où étaient posés l’épée et les pistolets, et que tout en s’occupant des petits devoirs qu’il s’empressait officieusement de rendre à son hôte, il trouvait le moyen de se rapprocher de plus en plus de ces objets qu’il convoitait. À la fin, lorsque Traphois put s’imaginer que son hôte ne le regardait pas, Nigel, au moyen d’un des miroirs fêlés devant lequel il se trouvait, et auquel le vieillard n’avait pas songé, lui vit étendre la main vers la table en question. Le jeune lord crut qu’il était inutile d’y mettre plus de ménagement, et prévenant son vieil hôte, d’une voix sévère, qu’il ne permettait à personne de toucher ses armes, il lui commanda de quitter la chambre… Le vieil usurier se mit à marmotter quelques excuses, auxquelles Nigel ne put rien comprendre, sinon que le mot con-si-dé-ra-ti-on s’y trouvait souvent répété : toute cette harangue ne lui parut mériter d’autre réponse qu’un ordre réitéré de quitter l’appartement ou de s’attendre à quelque chose de pire.

La vieille Hébé, qui remplissait les fonctions d’échanson de lord Glenvarloch, prit son parti contre le Ganymède plus vieux encore, qui venait ainsi la supplanter, et insista pour que le vieux Traphois quittât immédiatement la chambre, le menaçant du mécontentement de mistress Martha, s’il y demeurait plus longtemps. Le vieillard, à ce qu’il paraît, était plus soumis à l’autorité du jupon qu’à toute autre ; car la menace de la femme de ménage produisit plus d’effet sur lui que la colère plus redoutable de lord Nigel. Il se retira en marmottant et en grommelant ; et lord Glenvarloch lui entendit barrer une grande porte à l’extrémité la plus rapprochée de la galerie qui servait de séparation entre les autres parties de cette vaste maison et l’appartement qu’il occupait lui-même, et qui, comme le lecteur se le rappellera, avait son issue sur le palier du grand escalier.

Nigel, entendant le bruit des barres et des verrous de sûreté que la main tremblante de Traphois tira les uns sur les autres, pensa qu’il était délivré de cette ennuyeuse visite pour le reste de la journée : il se réjouit de tout son cœur de pouvoir jouir enfin sans interruption de sa solitude.

La vieille femme lui demanda si elle pouvait encore faire quelque chose pour son service ; et, en vérité, on eût dit que le plaisir de le servir, ou, pour mieux dire, l’espoir du salaire qu’elle en attendait, lui avait rendu son activité et sa jeunesse. Nigel demanda des lumières, lui fit allumer du feu dans la cheminée, et placer quelques fagots à côté, afin qu’il pût l’entretenir de temps en temps, car il commençait à se sentir pénétrer d’un froid humide, et à en reconnaître la cause dans la situation basse et marécageuse de la maison, qui était tout près de la Tamise. Pendant que la vieille femme exécutait ces ordres, il se mit à réfléchir à la manière dont il allait passer la longue soirée solitaire dont il était menacé.

Nigel eut beau penser, il ne vit aucun moyen de passer agréablement son temps. Il avait déjà envisagé la situation dangereuse où il se trouvait sous tous les points de vue d’où on pouvait la regarder, et ne prévoyait ni utilité ni consolation de l’examiner encore. Des livres lui auraient fourni le meilleur moyen de changer le cours de ses pensées et une agréable distraction ; et quoique Nigel, comme bien d’autres, eût cent fois parcouru de vastes bibliothèques et même y eût passé assez de temps sans beaucoup déranger les savants auteurs qu’elles renfermaient, il se trouvait en ce moment dans une situation où la possession d’un seul volume, même d’un mérite ordinaire, eût été pour lui un trésor. La vieille femme de ménage revint bientôt avec des fagots et quelques bouts de bougies à moitié brûlés, profits légitimes ou usurpés de quelque valet de chambre expérimenté… Elle en mit deux dans de grands flambeaux de cuivre de différentes formes, et posa les autres à côté, afin que Nigel pût les renouveler à mesure qu’ils se consumeraient. Elle écouta avec intérêt la demande que lui fit lord Glenvarloch de lui procurer un livre, un livre quelconque, pour passer la soirée ; et elle lui répondit qu’elle ne connaissait pas d’autre livre dans la maison que la Bible de sa jeune maîtresse, nom qu’elle s’obstinait à donner à miss Martha Traphois, qui certainement ne prêterait point son livre, et la Meule de l’Esprit, qui était à son maître, et qui contenait la seconde partie de l’Arithmétique par Robert Record, avec la pratique et les règles des équations par Conike, amusant ouvrage, que cependant Nigel refusa. Elle lui offrit encore d’aller chercher quelques livres chez le duc Hildebrod, qui s’amusait parfois, le brave homme, à lire une page ou deux, quand les affaires d’état de l’Alsace lui en laissaient le loisir.

Nigel accepta cette proposition, et son infatigable Iris partit encore une fois en clopinant pour sa nouvelle ambassade. Elle ne tarda pas à revenir, tenant sous son bras un vieux bouquin in-quarto, tout déchiré, et ayant à la main une bouteille de vin de Canaries ; car le duc jugeant que la lecture toute seule était une occupation assez sèche, y avait joint le vin comme une espèce d’assaisonnement pour l’aider à passer, n’oubliant pas d’en ajouter le prix à celui des articles qu’il avait commencé à porter en compte le matin à l’étranger.

Nigel s’empara du livre, et ne refusa pas le vin, qui se trouva être de bonne qualité, pensant qu’un ou deux verres pourraient servir d’entr’actes à sa lecture. Il renvoya, avec ses remercîments et la promesse d’une récompense, la pauvre vieille femme qui l’avait servi avec tant de zèle, alluma ses bougies, arrangea son feu, et plaça le plus commode des vieux fauteuils de la chambre entre la cheminée et la table sur laquelle il avait dîné, et s’étant ainsi donné toutes ses aises et établi de la manière la plus agréable possible pour commencer sa lecture, il se mit à examiner le seul volume que la bibliothèque ducale de l’Alsace eût pu lui offrir.

Son contenu, quoique d’un genre assez intéressant, n’était pas de nature à dissiper les idées sombres qui l’assiégeaient. Le livre était intitulé : Vengeance de Dieu contre le meurtre[2]. Il ne s’agit pas ici, comme le lecteur bibliomane pourrait le supposer, de l’ouvrage que Reynolds publia sous ce titre imposant, mais d’une autre publication beaucoup plus ancienne, imprimée et vendue par le vieux Wolff, et dont un exemplaire se vendrait aujourd’hui au poids de l’or.

Nigel fut bientôt fatigué des histoires lamentables contenues dans ce livre, et essaya de tuer le temps d’une manière différente. Il mit la tête à la fenêtre ; mais la nuit était pluvieuse et accompagnée de coups de vent. Il tâcha de faire aller son feu ; mais les fagots étaient verts, et fumaient sans brûler. Naturellement sobre, et se sentant déjà un peu échauffé par le vin de Canaries qu’il avait bu, il ne se soucia pas non plus d’avoir recours à ce passe-temps. Il essaya ensuite de composer un mémoire au roi, dans lequel il lui exposait sa situation et lui développait tous ses griefs ; mais bientôt, blessé de l’idée que sa supplique serait reçue avec dédain, il jeta le brouillon au feu, et dans une espèce de désespoir reprit le livre qu’il avait jeté de côté.

Nigel prit plus d’intérêt à cette seconde lecture que la première ne lui en avait inspiré. Ces récits, tout bizarres et choquants qu’ils fussent pour la sensibilité, possédaient l’attrait de la magie et du surnaturel, qui éveille et fixe l’attention en remplissant l’esprit de terreurs. On y parlait beaucoup de ces actes inhumains et sanguinaires commis par des hommes qui, bravant également la nature et l’humanité, et poussés par la soif de la vengeance, l’amour de l’or ou la passion désordonnée de l’ambition, avaient osé attenter à la vie de leurs semblables. Cependant on y trouvait encore des récits plus surprenants de la manière dont ces forfaits avaient été découverts : les animaux, privés d’intelligence, avaient trahi ces terribles secrets ; les oiseaux de l’air en avaient divulgué les traces ; les éléments semblaient avoir révélé le crime qui les souillait… la terre avait cessé de porter l’assassin ; le feu, de réchauffer ses membres glacés ; l’eau, de rafraîchir ses lèvres desséchées, et l’air, de pénétrer dans ses poumons oppressés ; tout enfin servait de preuve au forfait de l’homicide. Dans d’autres circonstances, c’étaient les remords du criminel lui-même qui l’avaient poursuivi, et enfin livré à la justice ; enfin, dans d’autres récits encore, il était dit que le tombeau s’était ouvert, et que le spectre de la victime en était sorti pour demander vengeance.

La soirée s’avançait, et le livre était encore entre les mains de Nigel, lorsque la tapisserie qui était derrière lui ballota sur le mur, et l’air qui provint de ce mouvement agita la flamme des bougies à la lueur desquelles il lisait. Nigel tressaillit et se retourna avec ce trouble et cette terreur vagues auxquels son genre de lecture avait disposé son esprit, et dont on doit encore moins s’étonner à une époque où un certain degré de superstition était un des points de la croyance religieuse. Ce ne fut pas sans quelque émotion qu’il aperçut les traits pâles et effrayants et le corps décharné du vieux Traphois, qui étendait encore une fois sa main desséchée vers la table où étaient posées les armes. Convaincu par cette apparition inattendue qu’on méditait contre lui quelque entreprise sinistre, Nigel s’élança hors de son siège, saisit son épée, la tira, et l’appuyant sur la poitrine du vieillard, lui demanda ce qu’il faisait dans son appartement à une telle heure. Traphois ne montra ni crainte ni surprise, et ne répondit que par quelques expressions obscures, dont le sens paraissait être qu’il renoncerait plutôt à la vie qu’à son bien ; lord Glenvarloch, fort embarrassé, ne savait que penser des motifs d’une semblable visite, et moins encore comment s’en débarrasser. Pendant qu’il essayait encore une fois de l’intimider, il fut surpris par une nouvelle apparition qui sortait du même côté de la tapisserie… c’était la fille de Traphois, portant une lampe à la main. Il fallait qu’elle fût aussi insensible au danger que son père ; car, s’approchant de Nigel, elle détourna brusquement son épée nue, et essaya même de la lui ôter des mains.

« Fi ! s’écria-t-elle, menacer de votre épée un homme qui a plus de quatre-vingts ans !… Est-ce là l’honneur d’un gentilhomme écossais ?… Donnez-la-moi, vous dis-je, pour en faire un fuseau. — Reculez-vous, dit Nigel ; je ne veux pas faire de mal à votre père, mais je veux savoir qui l’a porté à rôder toute la journée, et même à cette heure de nuit, autour de mes armes. — Vos armes !… Hélas ! jeune homme, toutes les armes de la tour de Londres ont peu de valeur pour lui en comparaison de cette misérable pièce d’or que j’ai laissée ce matin sur la table d’un jeune prodigue, trop peu soigneux pour remettre dans sa bourse ce qui lui appartient. »

En parlant ainsi, elle lui montra la pièce d’or qui, étant restée sur la table, avait attiré le vieux Traphois de ce côté : même dans le silence de la nuit, elle s’était représentée avec tant de force à son imagination, qu’il avait fait usage d’un passage particulier, dont on ne se servait plus depuis long-temps, pour entrer dans l’appartement de son hôte, afin de s’emparer de ce trésor pendant son sommeil. Il s’écria alors du ton le plus haut que put lui permettre sa voix grêle et faible :

« Elle est à moi ! elle est à moi !… Il me l’a donnée en rétribution ; je mourrai plutôt que d’abandonner mon bien. — Elle lui appartient en effet, mademoiselle, dit Nigel ; je vous conjure donc de la lui rendre, que je puisse enfin être tranquille dans mon appartement. — Je vous en tiendrai compte alors, » répliqua la vieille fille, donnant avec répugnance à son père la pièce d’or, qu’il saisit de ses doigts desséchés avec la même avidité que les serres d’un faucon saisissent leur proie, puis faisant entendre un murmure de satisfaction, comme un vieux chien à qui on vient de donner à manger, et qui s’arrange pour se coucher, il suivit sa fille par une petite porte cachée derrière la tapisserie, et qu’on n’apercevait que lorsque celle-ci était relevée.

« Cette porte sera condamnée demain, » dit Martha à Nigel, parlant de manière à ne pas être entendue de son père, sourd d’ailleurs et tout occupé de son acquisition. « Cette nuit je continuerai à le veiller avec soin… Je vous souhaite un bon repos. »

Ce peu de mots, prononcés d’un ton plus civil, contenaient un souhait qui ne devait pas être accompli, quoique l’hôte de Traphois, immédiatement après son départ, se mît au lit.

Le sang de Nigel était agité, et les événements de la journée lui avaient causé une espèce de fièvre qui ne lui permettait de goûter aucun repos. Des pensées inquiètes et fatigantes se succédaient dans son esprit comme les flots d’une rivière agitée ; et plus il essayait de dormir, plus il se sentait éloigné d’atteindre son but. Il eut recours à toutes les ressources ordinaires en pareil cas, compta de un à mille, jusqu’à ce que sa tête en devînt confuse, fixa les restes mourants du feu jusqu’à avoir des éblouissements, écouta les sourds gémissements du vent, le balancement et le craquement des enseignes suspendues en dehors des maisons, et les aboiements interrompus d’un chien sans asile, jusqu’à ce que ses oreilles en fussent fatiguées.

Tout à coup, cependant, au milieu de ces sons monotones, il y en eut un qui le fit tressaillir. Il ressemblait au cri d’une femme : il se mit sur son séant pour écouter, et se rappela qu’il était dans l’Alsace, où des querelles de tous genres étaient communes ; mais un second cri, et bientôt plusieurs autres se succédèrent si rapprochés les uns des autres, qu’il se convainquit, quoique les sons fussent éloignés et sourds, qu’ils partaient de la maison qu’il habitait.

Nigel sauta du lit à la hâte, s’habilla à demi, prit son épée et ses pistolets, et courut à la porte de sa chambre : là il entendit les cris redoubler, et ils lui parurent venir de la chambre de l’usurier. Toute issue au corridor était entièrement fermée par la porte intermédiaire que le brave jeune lord secoua avec une vaine impatience. Mais le passage secret se présenta aussitôt à son esprit ; il se hâta de rentrer dans sa chambre, et eut de la peine à allumer une bougie, tant il était agité par les cris répétés qu’il entendait, et qu’il tremblait surtout de ne plus entendre ! Il s’élança dans le passage étroit et tortueux, guidé par le bruit qui frappait alors son oreille d’une manière plus effrayante ; et pendant qu’il descendait un petit escalier qui terminait le passage, il entendit des voix sourdes d’hommes qui semblaient s’encourager l’un l’autre… « Diable l’emporte ! Fais-la taire, assomme-la ! » tandis que la voix de son hôtesse, presque épuisée, répétait les cris de « Meurtre ! au secours ! au secours ! au bas de l’escalier était une petite porte qui céda aux efforts de Nigel, lequel se précipita sur le théâtre de l’action un pistolet armé d’une main, une lumière de l’autre, et son épée nue sous le bras. Deux brigands s’étaient rendus, ou, pour mieux dire, étaient sur le point de se rendre maîtres de la fille de Traphois, dont il paraît que la résistance avait été désespérée, car le plancher était couvert de fragments de ses habits et de poignées de cheveux. Sa défense probablement allait lui coûter la vie, car un des brigands avait tiré un long couteau à ressort, lorsqu’ils furent surpris par l’entrée de Nigel, qui, profitant du mouvement qu’ils firent pour se tourner vers lui, déchargea son pistolet sur l’homme au couteau, et l’étendit mort ; l’autre s’étant avancé sur lui, il lui jeta le flambeau à la tête, et l’attaqua avec son épée. On était dans l’obscurité, et la chambre ne recevait de clarté que des pâles rayons de la lune qui pénétraient par la croisée… Le brigand, après avoir tiré son coup sans effet, et fait deux ou trois passes avec son épée, perdit courage, gagna la fenêtre, sauta dehors, et s’échappa. Nigel déchargea sur lui au hasard le pistolet qui lui restait, et demanda de la lumière. — Il y a de la lumière dans la cuisine, » dit Martha Traphois avec plus de présence d’esprit qu’on n’aurait pu en attendre dans un tel moment ; « attendez, vous n’en connaissez pas le chemin. Ô mon père ! mon pauvre père ! je savais bien qu’ils en viendraient là… et tout cela à cause de ce maudit or… Ils l’ont assassiné ! »



  1. Godsend, une bonne fortune inespérée. a. m.
  2. Il n’existe que trois exemplaires de cet ouvrage : l’un appartient à la bibliothèque de Kennaquhair ; et les deux autres, dont le premier est mutilé et le second en bon état, sont entre les mains d’un membre éminent du club de Roxburgh, maintenant représentant d’une grande université.
    (Note du capitaine Clutterhuck)