Les Aventures de Nigel/Chapitre 25

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 331-342).


CHAPITRE XXV.

PROJET DE DÉPART.


La mort vient nous frapper au milieu des jouets qui amusaient nos passions ; elle nous arrache nos hochets et nos joujoux, comme une gouvernante sévère le fait à un enfant rebelle. Sa main cruelle brise tous les liens chéris qui nous attachaient à la terre. Heureux à s’ils ont été tels que nous en puissions rendre compte, sans trembler, dans cet autre monde où nous devons être jugés !
Ancienne Comédie.


Ce fut un affreux spectacle que celui qui frappa Nigel lorsque Martha Traphois revint avec la lumière : ses traits, naturellement austères et repoussants, avaient quelque chose de plus hagard, de plus farouche encore, par le mélange de désespoir, de crainte et de fureur qu’ils exprimaient, quoique ce fût ce dernier sentiment qui parût la dominer. Sur le plancher était étendu le corps du voleur, qui avait expiré sans un gémissement, tandis que son sang, coulant avec abondance, avait rougi tout ce qui l’entourait. Il y avait là aussi un autre cadavre sur lequel la pauvre femme se précipita avec angoisse, car c’était celui de son malheureux père. Elle se releva presque aussitôt en s’écriant : « Il vit peut-être encore ! » et elle essaya de soulever le corps. Nigel s’approcha pour l’aider, non sans jeter un regard sur la croisée ouverte, ce que Martha, qui observait tout avec autant de présence d’esprit que si elle n’eût pas été livrée au désespoir et à la terreur, ne manqua pas d’interpréter justement.

« Ne craignez rien ! s’écria-t-elle, ne craignez rien ! ce sont de misérables lâches, aussi étrangers au courage qu’à la pitié. Si j’avais eu des armes ! si j’avais pu me défendre contre eux sans assistance ou protection ! Ô mon pauvre père ! cette protection est venue trop tard pour ce cadavre roide et glacé… Il est mort ! mort ! »

Pendant qu’elle parlait, elle essayait de relever le cadavre du vieil avare ; mais il était évident, au poids inactif de ce corps et à la roideur des jointures, que la vie l’avait abandonné. Nigel chercha où pouvait être la blessure, mais il n’en vit point. Martha, avec plus de présence d’esprit qu’on n’en aurait pu supposer à une fille dans un pareil moment, découvrit l’instrument de sa mort : c’était une espèce d’écharpe qui avait été tournée autour du cou du patient, de manière à étouffer d’abord les cris qu’il poussait, puis à lui ôter la vie. Elle défit le nœud fatal, et, plaçant le corps du vieillard entre les mains de lord Glenvarloch, elle courut chercher de l’eau et des liqueurs spiritueuses, dans l’espoir que l’existence n’était que suspendue ; mais elle vit bientôt combien cet espoir était vain. Elle lui frotta les tempes, lui releva la tête, ouvrit sa robe de chambre (car il paraît qu’il s’était levé de son lit en entendant entrer les brigands), et enfin réussit, quoique avec peine, à étendre ses mains roidies et fortement fermées. Il tomba de l’une une clef, de l’autre cette même pièce d’or qui, peu de temps auparavant, avait causé tant d’inquiétude à ce malheureux homme, et que, dans l’état d’affaiblissement de ses facultés intellectuelles, il était disposé à défendre avec une énergie aussi désespérée que s’il se fût agi d’un bien nécessaire à son existence.

« C’est en vain ! c’est en vain ! » dit Martha en renonçant à ses inutiles efforts pour rappeler une existence qui venait de s’éteindre ; car le cou du vieillard avait été tordu par la violence des meurtriers ; « c’est en vain ! ils l’ont assassiné… Je savais bien que cela finirait ainsi, et maintenant j’en suis témoin. »

« Elle saisit alors la clef et la pièce d’or, mais ce fut pour les jeter avec violence sur le plancher, en s’écriant : « Soyez maudites toutes deux, car c’est vous qui êtes la cause de ce meurtre ! »

Nigel voulait parler, et lui rappeler qu’il était nécessaire de prendre sur-le-champ des mesures pour poursuivre le meurtrier qui s’était échappé, comme aussi pour la mettre elle-même à l’abri de son retour. Elle l’interrompit brusquement.

« Laissez, laissez, dit-elle ; croyez-vous que les pensées qui s’élèvent en moi ne soient pas suffisantes pour m’ôter la raison, avec un tel spectacle devant les yeux ? Cessez, dis-je, » répéta-t-elle d’un ton plus dur encore… « une fille peut-elle rien écouter quand elle tient sur ses genoux le corps assassiné de son père ? »

Quoique lord Glenvarloch fût étourdi de la violence de cette douleur, il n’en sentait pas moins l’embarras de sa situation. Il avait déchargé ses deux pistolets ; le voleur pouvait revenir ; il avait probablement d’autres complices que l’homme qui avait péri, et il lui semblait même entendre un murmure sourd sous la croisée. Il expliqua brièvement à sa compagne la nécessité de se procurer des munitions.

« Vous avez raison, » dit-elle avec une sorte de mépris ; « et vous vous êtes déjà exposé plus que je ne l’attendais d’aucun homme… Allez, et songez à votre sûreté, puisque tel est votre dessein : abandonnez-moi à mon sort. »

Sans s’arrêter à de vaines explications, Nigel se hâta de gagner sa chambre par le passage secret, y prit les munitions dont il avait besoin, et revint avec la même célérité, s’étonnant lui-même d’avoir su se retrouver, dans un moment d’agitation si vive, au milieu d’un corridor tortueux et sombre qu’il n’avait traversé qu’une fois.

À son retour, il trouva la malheureuse femme debout comme une statue, à côté du corps de son père, qu’elle avait étendu sur le plancher, et dont elle avait couvert la figure d’un pan de sa robe de chambre.

Elle ne témoigna ni surprise ni plaisir de revoir Nigel, mais elle lui dit d’un air calme : « C’est assez gémir… ma douleur, du moins celle qui se répand au dehors, a eu son cours… Mais j’aurai justice, et le vil meurtrier d’un malheureux vieillard sans défense, qui, d’après le cours de la nature, n’avait peut-être pas un an à vivre, ne souillera pas long-temps la terre. Étranger, que le ciel a envoyé pour hâter la vengeance due à ce crime, allez chez Hildebrod : on y passe toutes les nuits dans la débauche… dites-lui de venir ici ; son devoir l’y oblige, et il n’osera, ne pourra me refuser un secours que j’ai les moyens de payer : il le sait de reste. Pourquoi tardez-vous ?… Partez sur-le-champ. — J’irais, dit Nigel ; mais je crains de vous laisser seule ; le scélérat peut revenir, et… — C’est vrai… très-vrai… il peut revenir ; et quoiqu’il m’importe peu qu’il m’arrache la vie, il peut s’emparer de ce qui l’a attiré ici. Gardez cette clef et cette pièce d’or, toutes deux sont importantes. Défendez votre vie si elle est attaquée ; et, si vous tuez le scélérat, je vous enrichirai… Je vais moi-même appeler du secours. »

Nigel aurait voulu lui faire quelques observations, mais elle était déjà partie ; et un moment après il lui entendit fermer la porte de la maison derrière elle. Il eut un moment la pensée de la suivre ; mais en se rappelant que la taverne d’Hildebrod était tout près de la maison de Traphois, il conclut qu’elle courait peu de danger pour y arriver, et qu’il ferait mieux, pendant ce temps, de faire le guet comme elle le lui avait recommandé.

Ce n’était pas une situation fort agréable pour un homme inaccoutumé à de pareilles scènes, que de rester dans une chambre avec deux corps si récemment animés par la vie, et qui tous deux, dans l’espace d’une demi-heure, avaient été glacés par une mort violente : spectacle d’autant plus affreux pour Nigel que l’une des deux victimes était tombée sous ses coups, quoiqu’il n’eût fait qu’accomplir par là un acte de justice et de défense personnelle. Il détourna la vue de ces dépouilles sanglantes avec un sentiment d’horreur mêlé de superstition ; et, après s’en être éloigné, la pensée que ces objets hideux étaient si près de lui, quoiqu’il ne les vît pas, vint le mettre encore plus mal à son aise que quand il attacha ses regards sur les traits défigurés des morts, dont les yeux tendus, immobiles et ternes, semblaient se fixer sur lui. L’imagination vint alors lui jouer ses tours ordinaires. Il crut entendre d’abord le froissement bien connu de la robe de chambre de damas de l’usurier, puis le brigand assassiné étendre la jambe, et appuyer sa botte sur le parquet comme s’il allait se relever ; et enfin il lui sembla qu’on parlait à voix basse sous la croisée, et qu’il entendait les pas du brigand qui venait de s’échapper, et qui revenait vers lui. Pour se préparer à faire face à ce dernier danger, le plus réel de tous, Nigel s’approcha de la fenêtre et se sentit tout-à-coup ranimé en apercevant dans la rue la clarté de plusieurs torches accompagnées, comme le bruit des voix l’indiquait, par un certain nombre de personnes : ces gens, à ce qu’il lui sembla, étaient armés de fusils et de hallebardes, et entouraient Hildebrod, qui non dans son rôle fantastique de duc, mais en vertu de la charge qu’il possédait réellement, de bailli des libertés et du sanctuaire de White-Friars, se rendait sur les lieux pour faire une enquête sur le crime et ses circonstances.

C’était un spectacle plein d’étranges et tristes contrastes, que devoir ces débauchés, interrompus dans leur orgie nocturne, arriver sur le théâtre du crime. Ils se regardèrent les uns les autres, et contemplèrent cette scène sanglante d’un air consterné ; leurs jambes chancelantes les soutenaient à peine sur ce plancher que le sang avait rendu glissant ; leurs voix bruyantes et querelleuses s’étaient baissées au point de ne plus faire entendre que des chuchotements entrecoupés. À la vue d’un tel spectacle, la gaieté de l’ivresse s’était changée en abattement ; et la tête appesantie par les liqueurs qu’ils venaient de boire, ils ressemblaient à des hommes sous l’influence du somnambulisme.

Le vieil Hildebrod faisait seul exception à l’état général. Ce tonneau vivant, quelque plein qu’il fût, était toujours capable de remuer quand il se présentait un motif assez puissant pour le faire rouler. Il parut très frappé de ce qu’il vit ; aussi sa manière de procéder en prit plus de régularité et de décence qu’on ne l’aurait jugé capable d’en montrer dans aucune occasion. La fille de l’usurier fut d’abord interrogée, et elle déposa avec une exactitude et une clarté étonnantes de quelle manière elle avait été effrayée par le bruit d’une lutte violente dans l’appartement de son père, et ce d’autant plus soudain qu’elle le veillait à cause des inquiétudes que lui inspirait sa santé. En entrant elle avait vu son père succombant aux attaques de deux hommes sur lesquels elle s’était élancée avec toute la fureur dont elle était capable : comme leurs figures étaient noircies et leurs personnes déguisées, elle ne put répondre que, dans l’agitation du moment, elle eût reconnu ces individus. Depuis ce moment elle ne se souvenait plus bien distinctement que d’avoir entendu décharger des armes à feu ; après quoi elle se trouva seule avec son hôte, et vit que l’un des deux scélérats s’était échappé.

Lord Glenvarloch rapporta les circonstances dont il avait été témoin, à peu près de la même manière que nous les avons présentées au lecteur. Les dépositions directes ayant été faites de cette manière, Hildebrod examina les lieux. Il découvrit que les brigands étaient entrés par la même croisée au moyen de laquelle celui qui avait survécu s’était échappé. Cependant il parut étrange qu’ils en fussent venus à bout, cette croisée étant garnie de larges barres de fer que le vieux Traphois avait l’habitude de fermer à la nuit tombante. Il constata soigneusement l’état de l’appartement, et examina avec attention les traits du voleur mort. Il était vêtu comme un matelot du plus bas degré, mais sa figure n’était connue d’aucun de ceux qui étaient présents. Hildebrod envoya chercher un chirurgien de l’Alsace, qui, par ses vices, ayant perdu tous les avantages qu’il aurait pu retirer de ses connaissances, était réduit à exercer misérablement son état dans le sanctuaire. Hildebrod lui enjoignit d’examiner les cadavres, et de faire un rapport sur la manière dont il semblait probable que ces deux individus avaient reçu la mort. La circonstance de l’écharpe n’échappa point au savant magistrat ; et ayant écouté tous les détails et tous les renseignements qu’on put lui donner à ce sujet, et recueilli les particularités des dépositions qui avaient trait au meurtre, il ordonna que la porte de cette chambre fût fermée jusqu’au lendemain matin. Emmenant la malheureuse fille de la victime dans la cuisine, où il n’y avait d’autre personne présente que lord Glenvarloch, il lui demanda si elle ne soupçonnait personne en particulier d’avoir commis ce meurtre.

« Et vous, ne soupçonnez-vous personne ? » lui demanda Martha en le regardant fixement.

« Il est possible que oui, mademoiselle ; mais c’est à moi à faire des questions, et à vous d’y répondre : telle est la règle ordinaire. — Eh bien donc, je soupçonne celui qui portait cette ceinture : ne savez-vous pas qui je veux dire ? — Ma foi, si vous me le demandez sur l’honneur, je serai forcé de vous répondre que j’en ai vu une semblable au capitaine ; et ce n’était pas un homme à changer souvent de coutume. — Envoyez donc à sa poursuite, et faites-le arrêter, dit Martha. — Si c’est lui, il doit être bien loin à cette heure ; mais j’en rendrai compte aux autorités supérieures, répliqua le juge. — Vous voudriez qu’il s’échappât, » reprit-elle en le regardant d’un air sombre.

« Sur ma parole, répondit Hildebrod, s’il dépendait de moi, ce misérable coupeur de gorge serait pendu à un gibet aussi haut que celui d’Aman ; mais laissez-moi le temps…. Il a des amis parmi nous, c’est ce que vous savez bien ; et ceux qui devraient m’assister sont aussi soûls que des ménétriers ! — Je veux avoir vengeance, et je l’aurai, répéta-t-elle : prenez garde surtout à ne pas vous jouer de moi. — Me jouer de vous ! j’aimerais mieux essayer de me jouer d’une ourse au moment où l’on vient de la lancer… Veuillez seulement avoir patience, et nous l’aurons. Je connais tous les repaires qu’il fréquente ; il ne peut s’en éloigner longtemps, et j’aurai soin de lui dresser des pièges… Vous ne pouvez manquer d’avoir justice, mademoiselle, car vous avez les moyens de vous la procurer. — Ces moyens m’aideront à récompenser ceux qui m’aideront dans ma vengeance. — Cela suffit ; et maintenant je voudrais vous décider à venir chez moi et à prendre quelque chose de chaud ; vous serez bien tristement, toute seule ici. — Je vais envoyer chercher la vieille femme de ménage ; et nous avons d’ailleurs le gentilhomme étranger. — Hem ! hem ! le gentilhomme étranger, » fit Hildebrod à Nigel en le tirant à part : « je crois que le capitaine aura fait la fortune du gentilhomme étranger en voulant faire la sienne par ce coup désespéré. Je ferai savoir une chose à Votre Honneur, puisqu’il ne faut pas dire Votre Seigneurie : je crois vraiment que c’est moi qui ai involontairement poussé ce lâche coquin à tenter ce vilain jeu, en lui faisant entendre quelque chose du conseil que je vous ai donné ce matin… Tant mieux pour vous… vous aurez le trésor sans le beau-père… Vous tiendrez nos conditions, j’espère ? — Je voudrais que vous n’eussiez rien dit à personne d’un projet aussi absurde, répondit Nigel. — Absurde ! comment donc ? croyez-vous qu’elle ne voudra pas de vous ?… Il faut la prendre la larme à l’œil, mon cher, la larme à l’œil… Donnez-moi de vos nouvelles demain ; bonsoir, bonsoir. Il faut maintenant que je m’occupe des scellés. Ah ! à propos, cette horrible affaire m’avait fait oublier tout le reste ; il y a un homme qui a demandé à vous voir de la part de M. Lowestoffe. Comme il a dit être pressé, le sénat ne lui a fait boire qu’une couple de flacons, et il venait vous trouver quand ce mauvais vent s’est élevé… Hé, l’ami ! voici M. Nigel Grahame. »

Un jeune homme vêtu d’une jaquette de pluche verte, avec une plaque sur la manche, et ayant l’air d’un batelier, s’approcha, et prit Nigel à part pendant que le duc Hildebrod allait de chambre en chambre, exerçant son autorité et faisant fermer les croisées et les portes de l’appartement. Les nouvelles apportées par le messager de Lowestoffe n’étaient pas des plus agréables. Elles furent communiquées à Nigel à voix basse, et d’un ton poli, et elles portaient en substance que M. Lowestoffe le priait d’avoir égard à sa sûreté en quittant immédiatement White-Friars, car un mandat venait d’être lancé contre lui, par le chef de la justice, et devait être exécuté le lendemain à l’aide d’un détachement de mousquetaires, force à laquelle les Alsaciens ne voudraient et ne pourraient résister.

« Ainsi, mon gentilhomme, » dit le messager aquatique, ma barque vous attendra aux degrés du Temple sur les cinq heures du matin, et si vous voulez donner le change aux limiers de la loi, cela ne dépend que de vous. — Pourquoi maître Lowestoffe ne m’a-t-il pas écrit ? dit Nigel. — Hélas ! le bon jeune homme est fort dans l’embarras lui-même, et n’a ni plume ni encre à sa disposition. — M’a-t-il envoyé quelque gage ? dit Nigel. — Un gage ? oui, oui, certainement, si je ne l’ai pas oublié pourtant, » dit le batelier ; puis rehaussant la ceinture de sa culotte, il ajouta : « Oh ! j’y suis… vous devez avoir foi à mon message, parce que votre nom est écrit avec un o pour Grœme : c’est bien cela, je pense… Eh bien ! nous nous reverrons dans deux heures pour profiter du reflux, et nous descendrons la rivière comme on pourrait le faire dans une barque à douze rameurs. — Où est maintenant le roi ? pourrais-tu me l’apprendre ? dit lord Glenvarloch. — Le roi ? Il est allé hier par eau à Greenwich, comme un noble souverain qu’il est, et qui navigue tant qu’il peut. Il devait chasser cette semaine ; mais ce projet a été abandonné, dit-on ; et le prince, le duc et toute la cour sont à Greenwich, tous gras et frétillants comme des goujons. — C’est bon, dit Nigel, je serai prêt à partir à cinq heures. Venez ici chercher mon bagage. — Oui, oui, mon maître, » répondit le batelier, qui sortit de la maison avec la troupe de débauchés qui avaient suivi le duc Hildebrod. Ce potentat recommanda à Nigel de fermer soigneusement la porte derrière lui, et lui montrant la fille de l’usurier assise au coin du feu, les membres étendus comme un être que la main de la mort a déjà marqué, il lui dit tout bas : » Souvenez-vous de notre marché et tenez bien nos conventions, si vous ne voulez pas que je coupe la corde de votre arc avant que vous puissiez tirer votre flèche. »

Sentant profondément l’extrême brutalité de l’homme qui pouvait lui conseiller de suivre de pareilles vues sur une malheureuse dans une telle position, lord Glenvarloch cependant parvint à rester assez maître de lui-même pour recevoir cet avis en silence, et en exécuter la première partie en fermant la porte soigneusement derrière le duc Hildebrod et sa suite, espérant secrètement qu’il n’en reverrait jamais aucun. Il retourna ensuite dans la cuisine, où était la malheureuse femme, les mains fortement serrées, les yeux fixes et les bras étendus comme une personne en extase. Touché de sa situation et de la perspective qui l’attendait, Nigel essaya de réveiller en elle le sentiment de l’existence par tous les moyens qu’il put employer ; et à la fin il parvint en quelque sorte à dissiper cette stupeur et à fixer son attention. Il lui expliqua que dans quelques heures il allait quitter White-Friars, que sa destination future était incertaine, mais qu’il désirait vivement savoir s’il ne pourrait pas lui être de quelque utilité en faisant connaître sa situation à quelqu’un de ses amis, ou de quelque autre manière. Elle parut avoir de la peine à le comprendre, et le remercia de ce ton brusque et bref qui lui était habituel : « Son intention pouvait être bonne, dit-elle, mais il devait savoir que les malheureux n’ont pas d’amis.

Nigel lui fit observer qu’il n’avait pas dessein de l’importuner ; mais que, comme il allait quitter White-Friars… Elle l’interrompit.

« Vous allez quitter White-Friars ! Je veux aller avec vous… — Venir avec moi ! s’écria lord Glenvarloch. — Oui, dit-elle ; je veux persuader à mon père de quitter ce repaire d’assassins. » Mais en parlant ainsi, un souvenir plus exact de ce qui s’était passé vint se retracer à sa pensée ; elle cacha sa figure dans ses mains, et s’abandonna violemment à des sanglots convulsifs, à des gémissements et à des plaintes : l’accès se termina par une attaque de nerfs dont la force fut en proportion de celle de la constitution physique et morale de la dame.

Lord Glenvarloch, effrayé, embarrassé, et sans aucune expérience, allait quitter la maison pour invoquer les secours d’un médecin, ou au moins celui d’une femme ; mais la malade, lorsque cette crise vint à s’affaiblir, le retint fortement par la manche, d’une main, et se couvrit la figure de l’autre, tandis qu’un déluge de larmes soulageait la douleur dont elle avait été si violemment agitée.

« Ne me quittez pas ! dit-elle, ne me quittez pas, et n’appelez personne ! Je n’ai jamais été dans cet état auparavant, et je ne m’y abandonnerai plus, » continua-t-elle en se relevant sur sa chaise, et essuyant ses yeux avec son tablier. « Mais il m’aimait… si jamais il aima au monde une créature humaine, ce fut moi… Et mourir ainsi, et par de telles mains !… »

Et la malheureuse femme se livra encore une fois aux larmes, aux plaintes et aux sanglots, enfin à tout l’abandon de la douleur, telle qu’elle se manifeste chez les femmes dans sa plus grande violence. À la fin elle reprit par degrés le calme austère qui lui était habituel, et le conserva par un effort pénible de courage, réprimant les retours fréquents de son affection nerveuse par la force de sa volonté, de la même manière que les épileptiques parviennent, dit-on, à suspendre leurs accès. Cependant son esprit, malgré la fermeté de sa résolution, ne put vaincre assez complètement l’irritation de ses nerfs pour l’empêcher d’être agitée de violents tremblements, qui de temps à autre ébranlaient ses membres d’une manière effrayante pendant une minute ou deux. Nigel oublia sa situation, et même toute autre pensée, dans l’intérêt que lui inspirait la femme malheureuse qu’il avait devant lui, intérêt qui touchait d’autant plus une âme orgueilleuse, qu’elle-même, avec une égale fierté, semblait résolue d’avoir le moins d’obligations possible à l’humanité ou à la pitié des autres.

« Je ne suis pas habituée à me trouver dans cet état, dit-elle ; mais la nature ne veut pas perdre ses droits sur les êtres fragiles qu’elle a créés. J’ai un titre auprès de vous, monsieur ; car sans vous, je ne survivrais pas à cette nuit terrible… Plût au ciel que votre secours fût arrivé plus tôt ou plus tard ! Mais vous m’avez sauvé la vie, et vous avez ainsi contracté l’obligation de me la rendre supportable. — Indiquez-moi de quelle manière cela est possible, répondit Nigel. — Vous allez partir à l’instant, dites-vous ; emmenez-moi avec vous : par mes seuls efforts je ne sortirai jamais de ce gouffre de crimes et de malheurs. — Hélas ! que puis-je faire pour vous ? dit Nigel ; la route que j’ai à suivre, et dont je ne dois point m’écarter, me conduira probablement à une prison. Je pourrais cependant vous emmener d’ici avec moi, si vous aviez ensuite les moyens de vous retirer auprès de quelque ami. — Un ami ! s’écria-t-elle ; je n’ai pas d’amis, il y a longtemps qu’ils nous ont abandonnés ! Un spectre sortant du milieu des morts serait mieux reçu que je ne pourrais l’être par ceux qui nous ont rejetés… Et quand ils voudraient maintenant me rendre leur amitié, je la dédaignerais, parce qu’ils la retirèrent à celui… celui… » Ici elle parut éprouver une forte agitation, qu’elle parvint pourtant à maîtriser, et elle ajouta d’une voix ferme : « À celui qui est étendu là-bas sans vie. » Ici elle s’arrêta un moment ; et puis, soudainement et comme revenant à elle, elle poursuivit : « Je n’ai pas d’amis ; mais j’ai ce qui peut en acheter beaucoup… j’ai ce qui procure des amis et des vengeurs. Oui, il est bon d’y penser. Je ne veux pas le laisser la proie des fripons et des brigands… Étranger, il faut que vous retourniez dans cet appartement ; traversez-le hardiment pour entrer dans sa… c’est-à-dire dans la chambre à coucher… poussez le lit de côté ; sous chacun des pieds vous trouverez une plaque de cuivre comme pour en soutenir le poids ; mais c’est celle qui est à gauche auprès du mur dont il s’agit… pressez-en le coin, elle se lèvera par un ressort, et vous montrera une serrure que cette clef ouvrira… Vous soulèverez alors une petite trappe, et dans la cavité du plancher vous découvrirez une cassette. Apportez-la-moi ; elle nous accompagnera dans notre voyage, et il faudrait être bien malheureux pour que ce qu’elle contient ne servît pas à nous procurer un asile. — Mais la porte qui communique à la cuisine a été fermée par ces gens, objecta Nigel. — C’est vrai, je l’avais oublié ; ils ont sans doute leurs raisons pour cela, répondit-elle ; mais le passage secret de votre appartement est ouvert, vous pouvez aller par là. » Lord Glenvarloch prit la clef, et pendant qu’il allumait la lampe pour s’éclairer, elle crut lire sur sa physionomie quelque répugnance pour ce qu’il allait faire. « Vous avez peur, dit-elle : il n’y a pas lieu ; l’assassin et sa victime sont tous deux en paix. Prenez courage, j’irai moi-même avec vous, car vous ne trouveriez pas le ressort de la plaque, et la cassette serait peut-être trop lourde pour que vous puissiez la porter seul. — Ne craignez rien, ne craignez rien, » répondit lord Glenvarloch, honteux de l’interprétation qu’elle donnait à une hésitation momentanée, suite de ce sentiment de répugnance à voir un objet horrible, qu’éprouvent souvent les esprits les moins disposés à se laisser troubler par la présence d’un danger réel. » Je ferai exactement ce que vous désirez ; mais vous, vous ne devez ni ne pouvez songer à y aller. — Je le puis, je le veux, dit-elle ; je suis calme à présent ; vous voyez bien que je le suis. » En disant ces mots, elle prit un ouvrage commencé qui était sur la table, et avec beaucoup de sang-froid et de fermeté elle enfila une aiguille très-fine. « Aurais-je pu faire cela, » ajouta-t-elle avec un sourire plus effrayant encore que le regard fixe et désespéré qu’elle avait auparavant, « si mon cœur et ma main n’eussent pas été calmes ? » Alors elle passa devant, et monta rapidement l’escalier de la chambre de Nigel ; elle traversa le passage secret avec la même hâte, comme si elle eût craint que le courage ne lui manquât avant d’avoir accompli son dessein. Lorsqu’elle fut au bas du petit escalier, elle s’arrêta un moment avant d’entrer dans le fatal appartement ; puis elle le traversa d’un pas précipité pour passer dans la chambre qui était à côté ; lord Glenvarloch la suivait de près : l’aversion qu’il avait d’abord sentie à s’approcher de cette scène de carnage se perdait dans l’intérêt que lui inspirait la malheureuse femme qui avait survécu à cette sanglante tragédie.

Son premier soin fut d’écarter les rideaux du lit de son père. Les couvertures étaient jetées de côté et en désordre, sans doute à cause de la précipitation avec laquelle il était sorti de son lit pour aller s’opposer à l’entrée des brigands quand il les avait entendus dans l’autre appartement. Le mauvais matelas sur lequel il avait été couché conservait à peine la trace du corps maigre et usé du vieil usurier ; sa fille, tombant à genoux à côté du lit, adressa au ciel une courte et touchante prière, pour qu’il la soutînt dans son affliction et la vengeât des scélérats qui l’avaient privée d’un père, puis baissant la voix, elle murmura une seconde invocation plus concise encore par laquelle elle recommandait à Dieu l’âme de la victime, implorant le pardon de ses péchés en vertu de la divine rédemption du Christ.

Après avoir rempli ce devoir de piété, elle fit signe à Nigel de l’aider ; et ayant poussé de côté la lourde couchette, ils virent la plaque de cuivre que Martha avait décrite. Elle poussa le ressort, et la plaque s’étant levée, ils aperçurent la serrure et un grand anneau de fer pour soulever la trappe ; et celle-ci, ayant été ouverte, laissa voir la cassette : elle était en effet si pesante, que Nigel, quoique très-fort, aurait eu de la peine à la soulever sans aide. Après avoir tout remis en place, Nigel, avec le secours de sa compagne, parvint à s’en charger, et réussit à la porter dans la chambre voisine, où le misérable possesseur était étendu, insensible à un bruit et à un événement qui l’auraient certainement réveillé si quelque chose eût pu troubler ce dernier sommeil.

Sa malheureuse fille alla droit à son corps, et eut même le courage de soulever le drap dont on l’avait couvert par décence. Elle mit la main sur son cœur, mais il ne battait plus. Elle passa une plume sur ses lèvres, mais elles étaient immobiles et glacées. Alors baisant avec un profond respect les veines saillantes de son front pâle, puis sa main desséchée : « Je voudrais que vous pussiez m’entendre, ô mon père ! dit-elle ; je voudrais que vous pussiez m’entendre jurer que, si je sauve maintenant ce que vous estimiez le plus au monde, c’est seulement pour m’aider à obtenir vengeance de votre mort. » Elle replaça le drap, et sans verser une larme, sans pousser un soupir, sans ajouter un mot, elle renouvela ses efforts pour aider lord Glenvarloch à porter avec elle le coffre-fort dans la chambre à coucher de Nigel. « Il faudra, dit-elle, que cette boîte passe pour faire partie de votre bagage… Je serai prête lorsque les bateliers vous appelleront. »

Elle se retira, et lord Glenvarloch, qui vit approcher l’heure du départ, arracha un morceau de la vieille tapisserie pour couvrir la boîte, dans la crainte que sa forme singulière et les lames d’acier dont elle était garnie en tous sens ne fissent soupçonner le trésor qu’elle renfermait. Ayant pris cette mesure de précaution, il changea le misérable déguisement qu’il avait pris en rentrant dans White-Friars contre un costume plus analogue à son rang ; et quoiqu’il se sentît dans l’impossibilité de dormir, il se jeta sur son lit pour y attendre l’arrivée des bateliers.