Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 2/chapitre 4

La bibliothèque libre.

elle-même, ou ce qui lui ressemble. Transportons-le maintenant au milieu des arts, & voyons quelles sont les loix qu’il peut leur dicter. 1 loi générale du goût. imiter la belle nature. le goût est la voix de l’amour propre. Fait uniquement pour jouir, il est avide de tout ce qui peut lui procurer quelque sentiment agréable. Or comme il n’y a rien qui nous flatte plus que ce qui nous approche de notre perfection, ou qui peut nous la faire espérer ; il s’ensuit, que notre goût n’est jamais plus satisfait que quand on nous présente des objets, dans un dégré de perfection, qui ajoute à nos idées, & semble nous promettre des impressions d’un caractère ou d’un dégré nouveau, qui tirent notre cœur de cette espèce d’engourdissement où le laissent les objets auxquels il est accoutumé. C’est pour cette raison que les beaux arts ont tant de charmes pour nous. Quelle différence entre l’émotion que produit une histoire ordinaire qui ne nous offre que des exemples imparfaits ou communs ; et cette extase que nous cause la poësie, lorsqu’elle nous enleve dans ces régions enchantées, où nous trouvons réalisés en quelque sorte les plus beaux fantômes de l’imagination ! L’histoire nous fait languir dans une espece d’esclavage : & dans la poësie, notre ame jouit avec complaisance de son élévation & de sa liberté. De ce principe il suit non-seulement que c’est la belle nature que le goût demande ; mais encore que la belle nature est, selon le goût, celle, qui a 1 le plus de rapport avec notre propre perfection, notre avantage, notre intérêt. 2 celle qui est en même-tems la plus parfaite en soi. Je suis cet ordre, parce que c’est le goût qui nous méne dans cette matiere : id generatim pulcrum est, quod tum ipsius naturae, tum nostrae convenit. Supposons que les régles n’existent point : & qu’un artiste philosophe soit chargé de les reconnoître et de les établir pour la premiere fois. Le point d’où il part est une idée nette & précise de ce dont il veut donner des régles. Supposons encore que cette idée se trouve dans la définition des arts, telle que nous l’avons donnée : les arts sont l’imitation de la belle nature. Il se demandera ensuite, quelle est la fin de cette imitation ? Il sentira aisément que c’est de plaire, de remuer, de toucher, en un mot le plaisir. Il sait d’où il part : il sait où il va : il lui est aisé de régler sa marche. Avant que de poser ses loix, il sera long-tems observateur. D’un côté il considérera tout ce qui est dans la nature physique & morale : les mouvemens du corps & ceux de l’ame, leurs espéces, leurs dégrés, leurs variations, selon les âges, les conditions, les situations. De l’autre côté, il sera attentif à l’impression des objets sur lui-même. Il observera ce qui lui fait plaisir ou peine, ce qui lui en fait plus ou moins, et comment, & pourquoi cette impression agréable ou désagréable est arrivée jusqu’à lui. Il voit dans la nature, des êtres animés, & d’autres qui ne le sont pas. Dans les êtres animés, il en voit qui raisonnent, & d’autres qui ne raisonnent pas. Dans ceux qui raisonnent, il voit certaines opérations qui supposent plus de capacité, plus d’étendue, qui annoncent plus d’ordre et de conduite. Au-dedans de lui-même il s’apperçoit 1 que plus les objets s’approchent de lui, plus il en est touché : plus ils s’en éloignent, plus ils lui sont indifférens. Il remarque que la chute d’un jeune arbre l’intéresse plus que celle d’un rocher : la mort d’un animal qui lui paroissoit tendre & fidéle, plus qu’un arbre déraciné : allant ainsi de proche en proche, il trouve que l’intérêt croît à proportion de la proximité qu’ont les objets qu’il voit, avec l’état où il est lui-même. De cette premiere observation notre législateur conclut, que la premiere qualité que doivent avoir les objets que nous présentent les arts, c’est, qu’ils soient intéressans ; c’est-à-dire, qu’ils ayent un rapport intime avec nous. L’amour propre est le ressort de tous les plaisirs du cœur humain. Ainsi il ne peut y avoir rien de plus touchant pour nous, que l’image des passions & des actions des hommes ; parce qu’elles sont comme des miroirs où nous voyons les nôtres, avec des rapports de différence ou de conformité. L’observateur a remarqué en second lieu, que ce qui donne de l’éxercice & du mouvement à son esprit & à son cœur, qui étend la sphere de ses idées & de ses sentimens, avoit pour lui un attrait particulier. Il en a conclu que ce n’étoit point assez pour les arts que l’objet qu’ils auroient choisi, fût intéressant, mais qu’il devoit encore avoir toute la perfection, dont il est susceptible : d’autant plus que cette perfection même renferme des qualités entierement conformes à la nature de notre ame & à ses besoins. Notre ame est un composé de force & de foiblesse. Elle veut s’élever, s’agrandir ; mais elle veut le faire aisément. Il faut l’exercer, mais ne pas l’exercer trop. C’est le double avantage qu’elle tire de la perfection des objets que les arts lui présentent. Elle y trouve d’abord la variété, qui suppose le nombre & la différence des parties, présentées à la fois, avec des positions, des gradations, des contrastes piquans. (il ne s’agit point de prouver aux hommes les charmes de la variété). L’esprit est remué par l’impression des différentes parties qui le frappent toutes ensemble, et chacune en particulier, & qui multiplient ainsi ses sentimens & ses idées. Ce n’est point assez de les multiplier, il faut les élever & les étendre. C’est pour cela que l’art est obligé de donner à chacune de ces parties différentes, un dégré exquis de force et d’élégance, qui les rende singulieres, et les fasse paroître nouvelles. Tout ce qui est commun, est ordinairement médiocre. Tout ce qui est excellent, est rare, singulier & souvent nouveau. Ainsi, la variété et l’excellence des parties sont les deux ressorts qui agitent notre ame, & qui lui causent le plaisir qui accompagne le mouvement & l’action. Quel état plus délicieux que celui d’un homme qui ressentiroit à la fois les impressions les plus vives de la peinture, de la musique, de la danse, de la poësie, réunies toutes pour le charmer ! Pourquoi faut-il que ce plaisir soit si rarement d’accord avec la vertu ? Cette situation qui seroit délicieuse, parce qu’elle exerceroit à la fois tous nos sens & toutes les facultés de notre ame, deviendroit désagréable, si elle les exerçoit trop. Il faut ménager notre foiblesse. La multitude des parties nous fatigueroit, si elles n’étoient point liées entr’elles par la régularité, qui les dispose tellement, qu’elles se réduisent toutes à un centre commun qui les unit. Rien n’est moins libre que l’art, dès qu’il a fait le premier pas. Un peintre qui a choisi la couleur et l’attitude d’une tête, si c’est un Raphaël ou un Rubens, voit en même-tems les couleurs & les plis de la draperie qu’il doit jetter sur le reste du corps. Le premier connoisseur qui vit le fameux torse de Rome reconnut, Hercule filant. Dans la musique le premier ton fait la loi, & quoiqu’on paroisse s’en écarter quelquefois, ceux qui ont le jugement de l’oreille sentent aisément qu’on y tient toujours comme par un fil secret. Ce sont des écarts pindariques qui deviendroient un délire, si on perdoit de vue le point d’où l’on est parti, et le but où on doit arriver. L’unité & la variété produisent la symmétrie & la proportion : deux qualités qui supposent la distinction et la différence des parties, & en même-tems un certain rapport de conformité entr’elles. La symmétrie partage, pour ainsi dire, l’objet en deux, place au milieu les parties uniques, et à côté celles qui sont répétées : ce qui forme une sorte de balance et d’équilibre qui donne de l’ordre, de la liberté, de la grace à l’objet. La proportion va plus loin, elle entre dans le détail des parties qu’elle compare entr’elles & avec le tout, et présente sous un même point de vue l’unité, la variété, & le concert agréable de ces deux qualités entr’elles. Telle est l’étendue de la loi du goût par rapport au choix & à l’arrangement des parties des objets. D’où il faut conclure, que la belle nature, telle qu’elle doit être présentée dans les arts, renferme toutes les qualités du beau & du bon. Elle doit nous flatter du côté de l’esprit, en nous offrant des objets parfaits en eux-mêmes, qui étendent et perfectionnent nos idées ; c’est le beau. Elle doit flatter notre cœur en nous montrant dans ces mêmes objets des