Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 2/chapitre 7

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PARTIE 2 CHAPITRE 7 1 conséquence. qu’il n’y a qu’un bon goût en général : & qu’il peut y en avoir plusieurs en particulier. la premiere partie de cette conséquence est prouvée par tout ce qui précede. La nature est le seul objet du goût : donc il n’y a qu’un seul bon goût, qui est celui de la nature. Les arts mêmes ne peuvent être parfaits qu’en représentant la nature : donc le goût qui régne dans les arts mêmes, doit être encore celui de la nature. Ainsi il ne peut y avoir en général qu’un seul bon goût, qui est celui qui approuve la belle nature : & tous ceux qui ne l’approuvent point, ont nécessairement le goût mauvais. Cependant on voit des goûts différens dans les hommes & dans les nations qui ont la réputation d’être éclairées & polies. Serons-nous assez hardis, pour préférer celui que nous avons à celui des autres, & pour les condamner ? Ce seroit une témérité, et même une injustice ; parce que les goûts en particulier peuvent être différens, ou même opposés, sans cesser d’être bons en soi. La raison en est, d’un côté, dans la richesse de la nature : & de l’autre, dans les bornes du cœur & de l’esprit humain. La nature est infiniment riche en objets, & chacun de ces objets peut être consideré d’un nombre infini de manieres. Imaginons un modéle placé dans une salle de desseing. L’artiste peut le copier sous autant de faces, qu’il y a de points de vue d’où il peut l’envisager. Qu’on change l’attitude et la position de ce modéle : voilà un nouvel ordre de traits & de combinaisons qui s’offre au dessinateur. Et comme cette position du même modéle peut se varier à l’infini, et que ces variations peuvent encore se multiplier par les points de vue qui sont aussi infinis ; il s’ensuit que le même objet peut être représenté sous un nombre infini de faces toutes différentes, & cependant toutes régulieres & entiérement conformes à la nature & au bon goût. Ciceron a traité la conjuration de Catilina en orateur, & en orateur-consul, avec toute la majesté et toute la force de l’eloquence jointe à l’autorité. Il prouve : il peint : il éxagere : ses paroles sont des traits de feu. Salluste est dans un autre point de vue. C’est un historien qui considere l’événement sans passion : son récit est une exposition simple, qui n’inspire d’autre intérêt que celui des faits. La musique françoise & l’italienne ont chacune leur caractere. L’une n’est pas la bonne musique : l’autre, la mauvaise. Ce sont deux soeurs, ou plutôt deux faces du même objet. Allons plus loin encore : la nature a une infinité de desseings que nous connoissons ; mais elle en a aussi une infinité que nous ne connoissons pas. Nous ne risquons rien de lui attribuer tout ce que nous concevons comme possible selon les loix ordinaires. id est maximè naturale, dit Quintilien, quod fieri natura optimè patitur. On peut former par l’esprit des êtres qui n’existent pas, et qui cependant soient naturels. On peut rapprocher ce qui est séparé, et séparer ce qui est uni dans la nature. Elle se prête, à condition qu’on saura respecter ses loix fondamentales ; et qu’on n’ira pas accoupler les serpens avec les oiseaux, ni les brebis avec les tigres. Les monstres sont effrayans dans la nature, dans les arts ils sont ridicules. Il suffit donc de peindre ce qui est vraisemblable ; on ne peut mener un poëte plus loin. Que Théocrite ait peint la naïveté riante des bergers : que Virgile y ait ajouté seulement quelques dégrés d’élégance & de politesse ; ce n’étoit point une loi pour M De Fontenelle. Il lui a été permis d’aller plus loin, & de se divertir par une jolie mascarade, en peignant la cour en bergerie. Il a su joindre la délicatesse et l’esprit avec quelques guirlandes champêtres, il a rempli son objet. Il n’y a à reprendre dans son ouvrage que le titre, qui auroit dû être différent de ceux de Théocrite et de Virgile. Son idée est fort belle : son plan est ingénieux : rien n’est si délicat que l’exécution : mais il lui a donné un nom qui nous trompe. Voilà la richesse de la nature, ce me semble, assez établie. Le même homme pouvoit-il faire usage à la fois de tous ces trésors ? La multitude n’auroit fait que le distraire & l’empêcher de jouir. C’est pourquoi la nature, ayant fait des provisions pour tout le genre humain, devoit, par prévoyance, distribuer à chacun des hommes en particulier, une portion de goût, qui le déterminât principalement à certains objets. C’est ce qu’elle a fait, en formant leurs organes, de maniere qu’ils se portassent vers une partie, plutôt que sur le tout. Les ames bien conformées ont un goût général pour tout ce qui est naturel, & en même-tems, un amour de préférence, qui les attache à certains objets en particulier : et c’est cet amour qui fixe les talens, & les conserve en les fixant. Qu’il soit donc permis à chacun d’avoir son goût : pourvu qu’il soit pour quelque partie de la nature. Que les uns aiment le riant, d’autres le sérieux ; ceux-ci le naïf, ceux-là le grand, le majestueux, etc. Ces objets sont dans la nature, & s’y relevent par le contraste. Il y a des hommes assez heureux pour les embrasser presque tous. Les objets mêmes leur donnent le ton du sentiment. Ils aiment le sérieux dans un sujet grave ; l’enjoué, dans un sujet badin. Ils ont autant de facilité à pleurer à la tragédie, qu’ils en ont à rire à la comédie : mais on ne doit point pour cela me faire, à moi, un crime, d’être resserré dans des bornes plus étroites. Il seroit plus juste de me plaindre.