Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 2/chapitre 8

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PARTIE 2 CHAPITRE 8 2 consequence. les arts étant imitateurs de la nature, c’est par la comparaison qu’on doit juger des arts. deux manieres de comparer. si les beaux arts ne présentoient qu’un spectacle indifférent, qu’une imitation froide de quelque objet qui nous fût entiérement étranger ; on en jugeroit comme d’un portrait : en le comparant seulement avec son modéle. Mais comme ils sont faits pour nous plaire, ils ont besoin du suffrage du cœur aussi-bien que de celui de la raison. Il y a le beau, le parfait idéal de la poësie, de la peinture, de tous les autres arts. On peut concevoir par l’esprit la nature parfaite & sans défaut, de même que Platon a conçu sa république, Xenophon sa monarchie, Ciceron son orateur. Comme cette idée seroit le point fixe de la perfection ; les rangs des ouvrages seroient marqués par le dégré de proximité ou d’éloignement qu’ils auroient avec ce point. Mais s’il étoit nécessaire d’avoir cette idée ; comme il faudroit l’avoir, non seulement pour tous les genres, mais encore pour tous les sujets dans chaque genre ; combien compteroit-on d’Aristarques ? Nous pouvons bien suivre un auteur, ou même courir devant lui dans sa matiere, jusqu’à un certain point. Le sujet bien connu, nous fait entrevoir du premier coup d’œil certains traits qui sont si naturels & si frappans, qu’on ne peut les omettre dans la composition : l’auteur les a mis en œuvre, & nous lui en sçavons gré. Il en a employé d’autres, que nous n’avions pas apperçus : mais nous les avons reconnus pour être de la nature : et en conséquence, nous lui avons accordé un nouveau dégré d’estime. Il fait plus, il nous montre des traits que nous n’avions pas cru possibles, & il nous force de les approuver encore, par la raison qu’ils sont naturels, & pris dans le sujet : c’est Corneille qui a peint de tête : il avoit des mémoires secrets sur la sublime nature : nous avouons tout : nous admirons. Il nous a élevé avec lui, & emporté dans la sphere qu’il habite : nous y sommes. Qui de nous sera assez hardi pour assurer qu’il est encore des dégrés au-delà ? Que le poëte s’est arrêté en chemin : qu’il n’a pas eu les aîles assez fortes pour arriver au but. Il faudroit avoir mesuré l’espace au moins des yeux. cet ouvrage a des défauts : c’est un jugement qui est à la portée de la plupart. Mais, cet ouvrage n’a pas toutes les beautés dont il est susceptible : c’en est un autre, qui n’est réservé qu’aux esprits du premier ordre. On sent, après ce qu’on vient de dire, la raison de l’un & de l’autre. Pour porter le premier jugement, il suffit de comparer ce qui a été fait, avec les idées ordinaires qui sont toujours avec nous, quand nous voulons juger des arts, & qui nous offrent des plans, au moins ébauchés, où nous pouvons reconnoître les principales fautes de l’exécution. Au lieu que pour le second, il faut avoir compris toute l’étendue possible de l’art, dans le sujet choisi par l’auteur. Ce qui est à peine accordé aux plus grands génies. Il y a une autre espèce de comparaison, qui n’est point de l’art avec la belle nature. C’est celle des différentes impressions que produisent en nous les différens ouvrages du même art, dans la même espèce. C’est une comparaison qui se fait par le goût seul : au lieu que l’autre se fait par l’esprit. & comme la décision du goût, aussi-bien que celle de l’esprit, dépend de l’imitation, & de la qualité des objets qu’on imite ; on a dans cette décision du goût, celle de l’esprit même. Je lis les satyres de Despréaux. La premiere me fait plaisir. Ce sentiment prouve qu’elle est bonne : mais il ne prouve point qu’elle soit excellente. Je continue : mon plaisir s’augmente à mesure que j’avance. Le génie de l’auteur s’éleve de plus en plus, jusqu’à la neuviéme : mon goût s’éleve avec lui. L’auteur n’a pu s’élever plus haut : mon goût est resté au même point que son génie. Ainsi le dégré de sentiment que cette satyre m’a fait éprouver, est ma régle, pour juger de toutes les autres satyres. Vous avez l’idée d’une tragédie parfaite. Il n’y a point de doute que ce ne soit celle qui touche le plus vivement, & le plus long-tems le spectateur. Lisez le moins parfait de tous les Oedipes que nous avons. Vous l’avez lu, & il vous a touché. Prenez-en un autre, & allez ainsi par ordre, jusqu’à ce que vous soyez arrivé à celui de Sophocle, qu’on regarde comme le chef-d’œuvre de la muse tragique, & le modéle des régles mêmes. Vous avez remarqué dans l’un, des hors d’œuvres, qui vous détournent : dans l’autre, des déclamations qui vous refroidissent : dans celui-ci, un style bouffi & une fausse majesté : dans celui-là, des beautés forcées pour tenir place de celles qu’on a rejettées, crainte d’être copiste. D’un autre côté, vous avez vu dans Sophocle une action qui marche presque seule & sans art. Vous avez senti l’émotion qui croît à chaque scene : le style qui est noble & sage vous éleve, sans vous distraire. Vous êtes attaché au sort du malheureux Oedipe : vous le pleurez, & vous aimez votre douleur. Souvenez-vous de l’espèce & du dégré de sentiment que vous avez éprouvé : ce sera dorénavant votre régle. Si un autre auteur étoit assez heureux pour y ajouter encore, votre goût en deviendroit plus exquis & plus élevé : mais en attendant, ce sera sur ce dégré, que vous jugerez les autres tragédies ; et elles seront bonnes ou mauvaises, plus ou moins, selon le dégré de proximité ou d’éloignement qu’elles auront avec ces degrés, et cette suite de sentimens que vous avez éprouvés. Faisons encore un pas : tâchons d’approcher de ce beau idéal qui est la loi suprême. Lisons les plus excellens ouvrages dans le même genre. Nous sommes touchés de l’enthousiasme et des emportemens d’Homere, de la sagesse & de la précision de Virgile. Corneille nous a enlevé par sa noblesse, & Racine nous a charmés par sa douceur. Faisons un heureux mélange des qualités uniques de ces grands hommes : nous formerons un modéle idéal supérieur à tout ce qui est ; & ce modéle sera la regle souveraine et infaillible de toutes nos décisions. C’est ainsi que les stoïciens avoient la mesure de la sagesse humaine dans le sage qu’ils imaginoient : & que Juvenal trouvoit les plus grands poëtes, au-dessous de l’idée qu’il avoit conçue de la poësie par un sentiment