Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome IV/09

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Méline, Cans et Compagnie (Tome IVp. 175-188).


XII.

cinquante pièces de six livres.


Cet étrange pouvoir, elles l’ont toutes. Ici, l’ignorance importe peu, la candeur ne fait rien ; la plus innocente, comme la plus astucieuse, a ce regard divinateur qui met l’âme à nu et perce tout voile.

Il suffit d’être femme.

À moins que la femme n’aime. En ce cas, deux phénomènes contraires se produisent indifféremment. Parfois, la passion rend plus subtile encore cette perspicacité qui dépasse alors les limites du vraisemblable, et devient tout bonnement de la seconde vue, du mesmérisme, de la sorcellerie. Plus souvent l’Amour attache, en riant, sur ses beaux yeux jaloux, son mythologique bandeau.

Que deviendrait ce malheureux don Juan, si le fils de Vénus portait toujours des lunettes ?…

Tandis que Montalt déclamait ses harangues incendiaires et se croyait le plus barbare tyran du monde, les deux jeunes filles se rassuraient tout doucement, Diane avait deviné ce cœur fantasque et bizarre… deviné, non pas peut-être au point de l’expliquer ou de le définir, mais assez pour donner une clef à ses capricieuses boutades, et ne plus voir, en chacune de ses actions, une énigme insoluble.

Elle était, en ceci, beaucoup plus savante que Montalt lui-même, qui, surtout à cette heure, ne savait ni ce qu’il voulait ni ce qu’il faisait. Son paradoxe favori, joint à la crainte de s’attendrir, le rendait intraitable. Il se roidissait de toute sa force contre lui-même ; il se battait les flancs afin de se montrer sans pitié, justement parce qu’il sentait l’émotion déjà victorieuse…

Elles étaient si charmantes toutes deux ! l’une si douce et si naïve, l’autre si naïve et si fière ! Et puis elles parlaient de malheur…

L’émotion actuelle se mêlait, chez Montalt, à cette autre émotion, récemment éprouvée durant le récit de Robert. Et tout cela le ramenait vers un passé lointain, mais qui vivait encore, malgré lui, au fond de ses souvenirs.

Car le genre de suicide où s’obstinait Montalt est heureusement impossible. On ne peut tuer son âme, et sous les glaces factices que la misanthropie amasse laborieusement, la sensibilité immortelle dort et attend le réveil ; surtout quand la sensibilité fut exquise aux jours de la jeunesse ; quand le cœur, blessé dans un premier élan, s’est replié dédaigneusement et tout de suite en lui-même.

S’ils savaient, ces misanthropes, que le mépris et la haine sont de purs poisons en médecine morale, et que l’unique traitement applicable aux malades d’amour est l’homœopathie !

Dût-on être trompé deux fois au lieu d’une, trois au lieu de deux, quatre fois, cinq fois, dix fois, il faut faire le brave et ne se point frapper la tête contre les murailles, pour quelques illusions perdues, comme l’empereur Auguste pour ses trois légions germaniques. Fi donc, César ! trois légions perdues, six de retrouvées !… Et le cœur humain n’est-il pas plus riche en chimères que Rome impériale en soldats ?…

Dieu avait fait Montalt généreux à l’excès, facile à toutes impressions, ardent à aimer, dévoué, miséricordieux, sincère.

Montalt avait essayé de tourner en vice chacune de ces vertus, cela très-sérieusement.

À cette œuvre, il avait employé toute la fougue de sa jeunesse, toute la force de son âge viril ; mais il n’avait pas réussi.

Dieu était resté le maître.

Tout ce que Montalt avait pu faire, ç’avait été de se tromper lui-même et de se regarder comme un damné de première force.

Cette croyance était son orgueil et sa joie, d’ordinaire. Aujourd’hui pour la première fois depuis bien longtemps, elle faisait naître en lui de vagues remords ; car, tout au fond de sa conscience, un doute avait surgi ; et il ne savait plus si cette longue et terrible vengeance, exercée contre son propre cœur, avait un motif ou seulement un prétexte.

Il ne savait plus. Les douces voix des deux jeunes filles lui rappelaient confusément une autre voix. Leurs costumes bretons lui parlaient d’une terre haïe, mais bien aimée, autrefois, peut-être…

Aussi se montrait-il, à plaisir, implacable.

Cependant à de certains signes, on pouvait prévoir que cette redoutable colère allait se fondre tout à coup. Le sarcasme amer était sur le point de se changer en caressantes paroles.

Car le nabab était fait ainsi, et ce soir bien plus encore que d’habitude, son caprice tournait à tous vents.

Il était inquiet. Au dedans de lui, une voix répétait sans cesse : Si tu t’étais trompé !… si l’on t’aimait ! s’il y avait vingt ans de souffrances partagées !…

Et, pour l’achever, l’opium commençait d’agir, préludant à cette ivresse douce qui précède le sommeil.

Comme il finissait de parler, son regard glissa vers les deux jeunes filles qu’il supposait terrifiées.

Il était séparé d’elles par toute la largeur de la chambre.

Diane jouait, calme et souriante, avec les beaux cheveux ondés de Cyprienne.

Montalt eut un mouvement de dépit et de surprise.

Les deux sœurs semblaient ne plus faire attention à lui. Il s’arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine.

— Mes belles, dit-il en soutenant son ton de raillerie, ne me faites vous plus la grâce de m’écouter ?

Diane se tourna aussitôt vers lui, le front libre, les yeux hardiment ouverts.

Cyprienne avançait sa tête, plus timide, derrière celle de sa sœur.

Montalt avait beau faire ; son regard s’adoucissait à les contempler si jolies.

— Pourquoi nous chagriner ainsi ?… murmura Diane : nous qui voudrions tant vous aimer !

— Vraiment !… fit Montalt avec un dernier effort d’ironie, ceci me paraît léger pour deux filles de gentilhomme.

— Bon !… répliqua Diane librement et comme si elle eût parlé à un vieil ami, vous voilà plus sévère que nous maintenant !… Ne voulez-vous plus que nous vous aimions ?

Montalt détourna la tête et poursuivit sa promenade.

Cette scène prenait, sans qu’il se fût présenté la moindre péripétie, un caractère singulièrement inattendu.

Vous vous souvenez de cette gracieuse allégorie du bonhomme la Fontaine dont on a fait tant de tableaux, jolis ou laids : une blonde enfant qui coupe en riant les griffes d’un lion de taille effroyable…

Il y avait ici quelque chose de pareil : seulement le lion de la fable se laissait faire, et Montalt résistait tant qu’il pouvait.

Mais ses griffes n’en tombaient pas moins une à une.

Depuis qu’il était entré dans cette chambre, il éprouvait un de ces sentiments soudains et impérieux contre lesquels sa systématique indolence ne se révoltait jamais d’ordinaire.

Nous l’avons vu se jeter littéralement à la tête d’Étienne et de Roger, dans le coupé de la diligence de Rennes.

Le charme qui l’entraînait vers les deux jeunes filles était du même genre et bien plus irrésistible.

Mais il y avait une différence essentielle : Étienne et Roger étaient des hommes, et, dans le cas présent, il s’agissait de femmes, c’est-à-dire d’êtres misérables et méritant tous les dédains ; de ces créatures qui, suivant la doctrine de Montalt, naissaient avec tous les vices ; de ces serpents gracieux et empoisonneurs, créés pour le malheur de l’homme ; de ces ennemis faibles et formidables, menteurs, traîtres, cruels, qu’un honnête homme devait, en toute circonstance, écraser et flétrir.

Le moyen de se laisser aller sans démolir tout l’édifice de son système !…

Pour comble, il se trouvait que les deux petites fées avaient deviné le silencieux combat dont sa conscience était le théâtre ! Elles souriaient au lieu de trembler. Les rôles étaient si complétement intervertis, que lui, l’autocrate, le tyran, était à la torture, tandis que les victimes contemplaient paisiblement sa peine…

Mon Dieu ! elles n’abusaient point de leur victoire, et il y avait dans leurs regards, pleins de clémence, un sincère désir d’accorder la paix au plus vite.

— Les filles d’un gentilhomme…, reprit Diane qui étouffa un soupir ; c’est vrai, nous l’étions… mais, à présent, nos actions ne regardent plus que notre conscience…

— Votre père est mort ?… demanda Montalt du bout des lèvres.

— Non, grâce à Dieu !… s’écrièrent ensemble les deux jeunes filles.

Puis Diane ajouta en secouant la tête :

— C’est nous qui sommes mortes.

Le nabab interrompit sa promenade pour les regarder d’un air sévère.

— Je ne raille pas…, reprit Diane avec mélancolie ; nous sommes bien mortes pour tous ceux que nous aimions… Nous avions entrepris une tâche qui dépassait les forces de deux pauvres jeunes filles… Il y avait contre nous des hommes sans cœur ni pitié… Une nuit, on nous fit tomber dans un piége, préparé lâchement… et un assassin subalterne fut chargé de nous tuer…

Montalt s’était rapproché jusqu’au milieu de la chambre.

— Tout cela est bien vrai…, s’interrompit Diane, et je ne voudrais pas vous mentir, car quelque chose me dit que vous nous aimerez… Nous étions bien pauvres, mais un vieux serviteur de notre famille, que Dieu a sans doute rappelé à lui maintenant, car il était alors sur son lit d’agonie, nous avait fait héritières d’un petit trésor amassé pendant toute une vie de travail.

« On allait nous noyer. Nous étions couchées au fond d’un bateau, la bouche bâillonnée et de grosses pierres attachées au cou… »

Montalt fit deux pas de plus, comme à contrecœur.

Diane poursuivait en attachant sur lui le regard de ses grands yeux noirs.

— L’eau était profonde, et nous n’avions point de secours à espérer dans cette nuit solitaire.

« Je donnai mon âme à Dieu, et je me tournai vers ma pauvre sœur, pour la voir encore une fois.

« Notre assassin eut pitié en ce moment suprême et nous rapprocha l’une de l’autre, pour que nous pussions nous embrasser avant de mourir…

— Oh ! murmura Cyprienne qui était toute pâle à ce souvenir, et qui entourait Diane de ses bras, comme je priais Dieu de prendre ma vie et de garder la tienne, ma sœur !

Le nabab était maintenant tout près des deux jeunes filles ; ses yeux humides souriaient. Diane baisa sa sœur au front et continua :

— Je tâchai de parler à l’assassin avec mes yeux, car nos bras étaient garrottés… Il y avait de l’émotion sur son visage, et un espoir m’était venu.

« Il me comprit ; mon bâillon fut dénoué. Je lui dis :

« — Si vous voulez nous laisser la vie, nous vous donnerons cinquante pièces de six livres et l’on n’entendra plus jamais parler de nous dans le pays.

« Cet homme était pauvre.

« — Cela fait trois cents francs !… murmura-t-il, et je puis bien enterrer des cercueils vides… Mais vous partirez tout de suite, et vous irez bien loin, bien loin !

« — Nous irons bien loin, et nous prierons Dieu pour vous.

« — Quant à ça, ce sera par-dessus le marché…

« Le trésor du pauvre vieux serviteur de notre famille contenait cent écus de six livres. Nous en donnâmes la moitié, suivant notre promesse, et nous partîmes pour Paris. »

Le nabab s’était assis au devant d’elles et les regardait avec un sourire de père.

— Mais mon histoire vous fatigue…, s’interrompit Diane justement à cet endroit.

— Coquette !… murmura Montalt d’un accent plein de caresse, vous savez bien que non !

Diane lui tendit la main ; Montalt prit celle de Cyprienne et les réunit toutes deux dans les siennes.

Il ne cherchait plus, dès lors, à cacher son intérêt, excité au plus haut degré ; mais l’opium agissait, et le sommeil qui venait appesantissait déjà sa paupière.

— C’est alors que je vous rencontrai sur la route de Paris ?… demanda-t-il.

— Précisément… Vous étiez avec deux jeunes gens que nous avions vus parfois au pays.

— Parfois…, répéta Montalt, dans l’esprit duquel une idée venait de surgir ; ne les connaissiez-vous pas particulièrement ?

Diane hésita peut-être au dedans d’elle-même, mais son hésitation ne parut point.

— Non…, répondit-elle.

— Au fait…, pensa le nabab, Étienne et Roger m’auraient parlé de cette histoire.

Cependant, pour ne garder aucun doute, il ajouta tout haut :

— Voulez-vous me dire comment vous vous nommez ?

— Louise…, répliqua Diane qui serra le bras de sa sœur.

— Berthe…, dit Cyprienne en baissant les yeux.

— J’aurais voulu que ce fussent elles ! pensa le nabab.

Il y avait un peu d’embarras dans la voix de Diane lorsqu’elle reprit :

— Il ne faut pas juger de pauvres campagnardes comme des jeunes demoiselles bien élevées… Nous eûmes tort peut-être de nous adresser à ces jeunes gens… Mais si vous saviez quelle hardiesse cela donne d’être mortes !… Rien ne coûte et rien ne fait peur ! Quand nous hésitons, ma sœur et moi, depuis que nous sommes à Paris, un seul mot lève tous nos scrupules… Et, ce soir encore, lorsqu’on a voulu nous entraîner chez vous, ni ma sœur ni moi nous n’eussions accepté si je n’avais pas dit comme toujours : « Nous ne sommes plus rien sur la terre… Ce qui arrête les jeunes filles heureuses qu’on surveille et qu’on aime ne peut pas nous retenir… Les belles-de-nuit sont libres comme le vent qui les emporte sous le feuillage. »

— Les belles-de-nuit !… répéta le nabab ; c’est ainsi que vous aviez signé vos deux billets.

Mais il ne demanda point l’explication de ce surnom mystique.

— Et depuis deux mois, reprit-il, vous avez dû bien souffrir, pauvres enfants ?

— Nous avons eu à passer des heures cruelles, répliqua Diane ; car, si nous étions seules, il y avait une autre misère à côté de la nôtre… Mais le bon Dieu nous a faites courageuses et gaies… Nous avons eu plus d’un moment de répit… Tant qu’ont duré les beaux jours, les passants s’arrêtaient volontiers pour écouter nos chansons… Et parfois nous revenions riches… Ma petite sœur chante si bien !

— Et toi, donc !… s’écria Cyprienne ; si vous saviez comme les beaux messieurs la regardaient et l’écoutaient !

— Mais l’hiver est venu…, reprit Diane ; on n’a plus voulu nous entendre… Il nous restait bien peu de chose, quand nous sommes arrivées, sur nos cinquante écus de six livres… Nous avons vendu peu à peu tout ce que nous avions… Et ces pauvres gens qui recevaient de nous le pain de chaque jour, sans nous connaître puisqu’ils nous croient mortes, ont eu faim dans leur misérable retraite… Oh ! s’il ne s’était agi que de nous !… mais il fallait les sauver, et nous sommes venues…