Les Bertram/04

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Charpentier (1p. 52-70).

CHAPITRE IV

ADELA.

Quand Arthur expliqua pour la première fois à sa mère les conditions auxquelles il avait été nommé à la cure, elle se refusa tout d’abord à recevoir une portion des revenus. Aucun contrat touchant des affaires d’intérêt n’était valable, dit-elle, entre une mère et son enfant. Ne faisaient-ils pas une seule famille, un seul ménage ? Si Arthur gardait l’argent, cela ne reviendrait-il pas au même, en fin de compte ? Si on lui payait ce revenu, elle le rendrait, voilà tout ! Mais le jeune ministre déclara qu’il comptait adhérer strictement à son engagement, et bientôt la mère s’accoutuma à trouver que l’arrangement n’était point, en somme, trop mauvais. L’homme d’affaires de lord Stapledean lui annonça officiellement les mesures qui avaient été prises pour la tirer de « sa très-grande gêne, » — ce furent ses expressions, — et avant peu, elle considéra le revenu de la cure comme lui appartenant fort légitimement.

Nous sommes si disposés, tous tant que nous sommes, à être généreux dans la chaleur entraînante des premiers moments d’émotion et si disposés aussi à être froidement justes, — si tant est que nous restions froidement justes, — pendant les longues années de la vie ordinaire !

La famille reprit son train accoutumé. On défit les paquets qu’on avait commencés ; on ne donna pas suite aux arrangements préliminaires qui devaient permettre de vivre avec la plus stricte économie ; le poney qui devait être vendu, et qu’on engraissait à cet effet avec de l’orge bouillie, dut se contenter de sa ration ordinaire ; on révoqua le congé donné à la vieille gouvernante ; il en fut de même à l’égard du jardinier. On ne saurait dire avec quelle promptitude le nouveau ministre prit la place du défunt aux yeux des habitants de Hurst-Staple. Si M. Wilkinson père avait pu sortir de son tombeau au bout de trois mois, force lui eût été de reconnaître qu’il n’avait pas laissé un grand vide. Une élégante tablette de marbre rappelait sa mémoire, et tout était dit. Le bonnet de veuve de madame Wilkinson donna d’abord, il est vrai, un aspect étrange au cercle de famille ; mais c’est singulier, comme l’œil s’habitue à tout, — même à la vue d’un bonnet de veuve !

Quelques visites de condoléance avaient été échangées entre Hurst-Staple et West-Putford, et les sœurs d’Arthur Wilkinson avaient souvent vu Adela. Mais les promenades d’Arthur au bord de la rivière n’avaient pas été fréquentes. Personne, du reste, n’en fit la remarque. Il avait eu beaucoup à faire. Il s’était absenté pendant une quinzaine de jours, et, à son retour, il avait dû faire une tournée de visites chez ses paroissiens, surveiller les réparations du presbytère et arranger la bibliothèque. Personne donc ne remarqua qu’il n’était allé qu’une seule fois à West-Putford. Lui seul y songeait. Il lui tardait de faire cette visite qu’il redoutait cependant. Quand il reverrait Adela, ce ne serait pas pour lui dire qu’il l’aimait, mais bien pour lui apprendre que cet amour lui était défendu.

La famille à West-Putford se composait seulement du vieux ministre et de sa fille. Madame Gauntlet était morte depuis longtemps, et Adela avait été son unique enfant. Une sœur de M. Gauntlet venait de temps à autre faire une visite au presbytère ; elle y avait même vécu aussi longtemps que l’éducation d’Adela avait exigé sa surveillance ; mais la vieille demoiselle préférait, en général, occuper son logement à Littlebath. Adela se trouvait par conséquent maîtresse absolue au presbytère de West-Putford.

Je prie le lecteur de ne pas s’imaginer qu’il avait été question d’amour entre Adela Gauntlet et Arthur Wilkinson ; il n’en était rien. Enfants, ils s’étaient connus et aimés, et maintenant qu’ils n’étaient plus enfants, ils se connaissaient et s’aimaient encore ; c’était là tout. Il est vrai qu’Arthur, lorsqu’il avait voulu parler de ses contrariétés personnelles, avait trouvé à West-Putford quelqu’un qui savait l’écouter, bien mieux qu’on ne l’écoutait chez lui. Il est vrai qu’Adela prenait plaisir à l’entendre, qu’elle avait trouvé doux d’encourager ce cœur défaillant et de lui dire que l’œuvre d’un soldat du Christ était plus digne d’occuper une âme virile que les disputes de l’homme politique ou les chicanes de l’avocat ; elle lui avait parlé sérieusement, mais bien doucement pourtant, des charmes de la vie rurale, et elle lui avait presque appris à se féliciter de son échec à l’Université. Tout cela s’était passé entre eux ; mais Arthur n’avait jamais pris la main d’Adela en disant qu’elle devait être à lui, et elle n’avait jamais rougi en la lui retirant à demi.

Pourquoi donc se croyait-il obligé d’aller à West-Putford ? Pourquoi ne pas laisser les choses au point où elles en étaient ? Mademoiselle Gauntlet serait toujours son amie ; seulement, comme elle ne devait jamais être plus qu’une amie, peut-être serait-il plus sage de ne pas prendre trop souvent le chemin du bord de l’eau. Puisqu’il n’avait pas été question d’amour entre eux, il semble que cela aurait dû suffire.

Cependant il ne pouvait prendre son parti de ne rien dire. Adela pourrait trouver étrange qu’il gardât le silence sur ses projets d’avenir. Il ne lui avait pas parlé d’amour, sans doute ; mais ne lui avait-il pas souvent laissé voir qu’il était sur le point d’en parler ? La loyauté n’exigeait-elle pas qu’il lui fît comprendre pourquoi il renonçait à de si douces espérances ? Et puis, dans l’intérêt de son avenir à elle, ne devait-il pas, — il ne se flattait pas qu’elle l’aimât, qu’elle l’aimât beaucoup c’est-à-dire, — ne devait-il pas lui laisser voir qu’elle était libre d’en aimer un autre ? Donc, un matin, il se mit en route pour West-Putford.

Tout en marchant au bord de l’eau, Arthur se demandait ce qu’il allait dire.

— En tout cas, il faut qu’elle sache ce qui en est, se dit-il ; nous serons plus à l’aise ensuite l’un et l’autre. Ce n’est pas que cela lui fera grand’chose. — Et, tout en se parlant ainsi, il soupirait et décapitait les roseaux à grands coups de canne.

Il trouva Adela seule au salon comme à l’ordinaire, et, comme à l’ordinaire aussi, elle le reçut avec un doux sourire. Depuis le jour où il était parti pour se rendre à l’Université, elle l’avait toujours appelé « monsieur Wilkinson », d’après les instructions de sa tante Pénélope ; mais pour le reste, sa manière d’être envers lui était celle d’une sœur, seulement elle avait quelque chose de plus doux et de plus gracieux encore.

— En vérité, je croyais que nous ne devions plus nous revoir, monsieur Wilkinson.

(Oh ! Adela, que voulait dire ce nous ?)

— J’ai été très-occupé, Adela. Il y a tant à faire en prenant la direction d’une paroisse. Bien que je connaisse tout le monde, j’ai eu fort à faire.

— Oui, oui, je le crois. Mais, maintenant que vous voilà installé, j’espère que vous serez content. J’ai vu votre sœur Mary l’autre jour, et elle m’a dit que votre mère était tout à fait rétablie.

— Oui, elle va assez bien. Nous nous portons tous bien, maintenant.

— Que j’aime donc ce vieux lord qui vous a donné la cure, bien qu’on le dise si rébarbatif ! C’était si bon de sa part, si aimable pour tout le monde.

— Il a rendu ma mère et mes sœurs bienheureuses, et naturellement c’était là ce que je devais d’abord désirer.

— Personnellement, vous vous seriez mieux tiré d’affaire à Oxford, sans doute. Mais vous n’auriez jamais pu leur donner une maison qu’elles auraient aimée comme le vieux presbytère, n’est-ce pas ?

— Non, sans doute, répondit Arthur presque au hasard.

Il se demandait comment il pourrait lui expliquer le sacrifice qu’il avait fait, sans paraître s’en faire un mérite.

— Et puis, si vous étiez resté à Oxford, vous seriez devenu un vieux pédant de professeur. Je ne crois pas que vous auriez été heureux — je veux dire aussi heureux que dans une cure. Quand on appartient à l’Église, — et ici sa voix prit un ton plus grave et plus solennel, — on n’est jamais mieux placé qu’à la tête d’une paroisse. N’êtes-vous pas de mon avis, monsieur Wilkinson ?

— Sans doute. C’est à cela qu’on est destiné. C’est à cela qu’on a dû se destiner soi-même.

— Et c’est une vie si heureuse ! Voyez mon père : je ne connais pas d’homme plus heureux, — si ce n’est que maman est morte.

— Je voudrais bien avoir obtenu ma cure comme il a eu la sienne… quoique cela n’eût rien changé peut-être.

— Il a été nommé par l’évêque, vous savez. Mais avez-vous quelque répugnance à tenir votre bénéfice de lord Stapledean ?

— Ce serait ingrat à moi de le dire, bien que je n’aime point lord Stapledean. Quoi qu’il en soit, j’ai accepté sa nomination et je ne me plaindrai pas.

— Je ne savais pas qu’il y eût quelque chose de désagréable… dit Adela.

— Il y a ceci, Adela. J’aime mieux vous le dire ; je suis même venu en partie aujourd’hui pour cela ; mais vous comprendrez que c’est là une affaire dont il ne faudra pas parler…

Et en disant ces mots, il tenait son regard obstinément baissé et cherchait à fourrer le bout de sa canne dans le dessin du tapis. Il ne savait comment affronter le doux et limpide regard d’Adela.

— Je suis bien fâchée d’apprendre qu’il y a eu quelque chose de pénible pour vous dans tout ceci.

— Pénible n’est pas le mot. Je vais vous dire ce que c’est. Quand le marquis m’offrit la cure, ce fut à la condition que je ferais à ma mère une rente viagère de huit mille francs. Je ne sais si j’aurais dû accepter à de telles conditions, mais enfin je l’ai fait. On peut donc dire que le bénéfice est plutôt à elle qu’à moi.

— Oh ! Arthur, que c’est bien de votre part ! Malgré les leçons de la tante Pénélope, les anciennes habitudes reprenaient parfois le dessus.

— Je ne sais, reprit Arthur ; j’ai peur que ce ne soit pas bien.

— Comment ? je ne comprends pas. N’est-il pas bien beau de sacrifier votre temps, votre travail, vos espérances — Adela ne parla pas de son cœur — pour l’avantage de votre mère et de vos sœurs ? Comment ne serait-ce pas beau et bon de faire cela ?

— En tout cas, Adela, je n’ai pas su refuser l’offre quand elle m’a été faite.

— C’était impossible.

— De sorte qu’en ce qui touche les revenus, je ne suis guère qu’un pauvre vicaire dans ma propre cure, avec cette seule différence que je ne saurais échanger ma position contre une meilleure si l’occasion se présentait, comme le ferait un vicaire.

C’était la première fois qu’Adela voyait son ami attacher du prix à l’argent pour son compte personnel, et elle vit bien qu’elle ne le comprenait plus.

— Mais vous avez aussi votre traitement d’agrégé, lui dit-elle.

— Oui, j’ai mon fellowship. En tant que cela, je suis plus heureux que je ne devais l’espérer. Pourtant l’on se sent… l’on se sent empêché par un arrangement comme celui-là. Il est tout à fait impossible, vous savez, par exemple, que… que… que je fasse bien des choses.

Son courage lui fit défaut au moment d’annoncer la fatale résolution.

— Quelles choses ? dit Adela avec toute la hardiesse de l’innocence.

Il fallait bien se décider à parler.

— Eh bien ! par exemple, reprit-il, il est tout à fait impossible… quoique peut-être cela importe peu… il est tout à fait impossible… que je me marie jamais. Et, les yeux toujours baissés, il continua à fourrer le bout de sa canne dans le tapis.

— Oh ! dit Adela, avec un léger tremblement dans la voix et en détournant enfin son regard de lui.

Il y eut une pause pendant laquelle ils ne se parlèrent ni ne se virent. Quant à Adela, toute parole lui était impossible. Elle ne pleura, ni ne soupira, ni ne sanglota ; elle n’eut pas mal aux nerfs ; elle devint tout simplement muette. Elle ne pouvait répondre à cette petite communication que lui faisait son voisin. Jusqu’à ce jour, elle avait toujours montré de la sympathie pour tous les chagrins qu’il venait lui conter, elle avait su verser un baume sur toutes ses blessures ; aujourd’hui elle n’avait point de baume, point de sympathie. Ils restaient là muets ; lui, fouillant toujours le tapis avec sa canne, elle, ne remuant pas.

Enfin ils comprirent tous les deux que ce mutisme complet, cette abdication ouverte de tout empire sur soi disait à chacun d’eux le secret de l’autre. Ils sentirent que chaque instant de silence les compromettait davantage l’un et l’autre. Pourquoi donc Adela ne savait-elle pas répondre quand son visiteur lui annonçait des intentions de célibat ? Pourquoi Arthur Wilkinson restait-il là assis comme un imbécile en face d’elle, parce qu’il lui avait tout bonnement appris une chose décidée depuis longtemps ?

Il eût été sans contredit du devoir d’Arthur de tirer la jeune fille d’embarras le plus tôt possible. C’était presque manquer de courage viril que de perdre ainsi toute puissance de parole ou d’action. Cependant il fouillait toujours dans le tapis et ne disait mot. Adela rompit la première le silence révélateur, et ce fut au prix d’un terrible effort.

— Mais, vous aurez votre mère et vos sœurs auprès de vous, monsieur Wilkinson ; de sorte que, peut-être, cela ne vous fera pas autant…

— Oui, je les aurai, dit-il.

Et puis il y eut un nouveau silence qui menaçait d’être aussi dangereux et aussi difficile à rompre que le premier. Mais Adela, qui comprenait l’erreur qu’elle avait d’abord commise, lutta vaillamment pour n’y point retomber.

— Vous aurez une famille autour de vous, et si, comme vous le dites…

Mais le terrain qu’elle abordait lui parut si brûlant qu’elle n’osa s’y aventurer. Elle ne pouvait s’avancer dans cette direction, elle tourna donc court et ajouta simplement :

— J’espère de tout mon cœur que vous serez toujours heureux.

Enfin Arthur se secoua, se secoua dans le sens le plus littéral du mot, comme si c’eût été le seul moyen de recouvrer l’usage de ses facultés, et, se levant de sa chaise, il se tint debout, le dos appuyé à la muraille. Puis il parla :

— Peut-être était-il inutile, Adela, que je vous entretinsse de ce sujet. Je suis sûr du moins que cela n’était pas nécessaire. Mais vous m’avez toujours montré tant d’amitié, vous avez toujours si bien compris mes sentiments alors que personne ne semblait les comprendre, que je n’ai pu m’empêcher de vous dire ceci comme je vous ai dit tout le reste. J’espère que je n’ai pas mal fait.

— Oh ! non, pas du tout.

— Il est triste pour moi de songer que je ne serai jamais libre.

Jamais, monsieur Wilkinson !

Si Arthur avait su le comprendre, il y avait des consolations, il y avait de la sympathie dans cette exclamation : Jamais ! Si son intelligence eût été en éveil autant que son cœur, il l’aurait su. Mais le mot passa inaperçu de lui comme il avait été involontaire chez elle, et elle n’en ajouta pas un autre qui pût l’encourager. Puisqu’il montrait de la froideur, elle saurait montrer une froideur égale.

— Jamais, tant que ma mère vivra, et nous pouvons espérer de la conserver longtemps. Et puis il y a mes sœurs. Mon devoir envers elles est le même qu’envers ma mère, bien qu’à leur égard je ne sois lié par aucun engagement.

— Nous ne pouvons pas avoir tout ici-bas, dit Adela en s’essayant à sourire. Mais je n’ai pas besoin de vous apprendre cela.

— Non, on ne peut pas tout avoir.

— Vous serez heureux de penser que vous rendez votre mère heureuse et vos chères sœurs… et…je ne doute pas que vous ne vous y accoutumiez. Beaucoup d’ecclésiastiques, vous le savez, s’abstiennent, par devoir, du mariage.

— Moi, je n’en avais pas pris mon parti.

— Mais maintenant vous y songerez peut-être plus sérieusement.

— Au contraire, j’ai toujours pensé qu’un ministre de campagne doit être marié. Il y a tant de choses qu’il peut faire bien plus facilement avec le concours d’une femme qui partage toutes ses idées.

— Mais vous avez vos sœurs. Mary et Sophia ont toujours été très-actives, et Jane et Fany s’occupent beaucoup de l’école.

— Sans doute ; — et il soupira doucement avant de lui répondre, — sans doute, mais ce n’est pas la même chose, Adela. J’aime tendrement mes sœurs, mais chacun de nous désire de posséder un seul cœur qui soit tout entier à lui.

Était-il venu pour lui dire cela en même temps qu’il lui apprenait que le mariage était une espérance à laquelle il devait renoncer ? Quelle idée avait-il donc d’elle, et pour quelle sorte de femme la prenait-il ? Il y avait dans ces dernières paroles d’Arthur une certaine cruauté dont Adela eut immédiatement la conscience et dont elle n’eût pas été fâchée de montrer son ressentiment. Il avait atteint le but de sa visite, que ne partait-il ? Il s’était fait clairement comprendre, pourquoi restait-il encore ? Ses visites précédentes avaient fait naître de douces espérances qui semblaient à peu près certaines ; il n’avait rien dit de son amour, mais ses manières, ses regards, tout avait fait croire à Adela qu’il l’aimait. Maintenant c’était fini. Pourquoi lui torturer le cœur par des allusions à la tendresse d’autrefois ?

— Il faut vous arranger du monde tel qu’il est, monsieur Wilkinson.

— Sans doute. Mais quand on a eu de doux rêves, la vérité éveillée est bien triste parfois.

— Vous êtes trop heureux par votre position et par vos affections pour être un objet de pitié. Combien de jeunes ministres de votre âge regardent un sort tel que le vôtre comme au-dessus de leur ambition ! Que d’hommes ont une mère et des sœurs pour lesquelles ils ne peuvent rien faire ! Combien d’autres ont fait d’imprudents mariages qui ne leur ont pas apporté le bonheur ! À bien regarder, vous avez plus raison d’être reconnaissant que de vous plaindre.

Puisqu’il fallait dire quelque chose, elle lui fit, comme on voit, de la morale, — de la morale très-sage.

— Cela est vrai, dit-il, et tout est pour le mieux peut-être. Qui sait ? il est possible que j’eusse été plus malheureux encore si les choses avaient tourné autrement.

— Cela est très-possible. (Oh ! Adela, Adela !)

— Je commence à comprendre qu’un homme ne doit pas se laisser aller à l’espérance. J’ai toujours espéré plus que je n’avais le droit d’obtenir, et par conséquent j’ai toujours été désappointé. Il en a été ainsi à l’école, à Oxford et aujourd’hui encore ; cela prouve qu’il ne faut pas compter sur le bonheur ici-bas. Adieu, Adela, je vois que vous trouvez que j’ai tort d’éprouver des regrets.

— On a toujours tort d’éprouver des regrets inutiles. Nous rions quand les enfants pleurent pour avoir ce qu’ils ne peuvent atteindre.

— Et vous riez de moi. Peut-être avez-vous raison.

— Non pas, il ne faut pas dire cela, monsieur Wilkinson. Je n’ai jamais ri… mais… — Elle ne voulait pas être dure pour lui, bien qu’il eût été sans pitié.

Il partit enfin. Ils se donnèrent la main selon leur coutume, mais Wilkinson comprit qu’il manquait quelque chose à l’étreinte d’adieu, — un peu de chaleur, un peu de douce pression, cette étincelle de sympathie, en un mot, qui se communiquait jadis à lui dans ces derniers instants de leurs entrevues. Ah oui ! il manquait quelque chose, il manquait beaucoup.

En reprenant le chemin du bord de la rivière, son cœur était triste. Il avait résolu de renoncer à Adela Gauntlet, mais il n’avait pas pris son parti de découvrir qu’elle ne l’aimait pas, que son bonheur lui était indifférent et qu’elle ne partageait pas son chagrin. En un mot, tout en décidant que son devoir et sa position exigeaient qu’il restât garçon, il désirait au fond du cœur qu’Adela eût de l’amour pour lui. Son désir était exaucé, mais il n’était pas assez clairvoyant pour s’en apercevoir. — Je ne l’aurais jamais crue insensible, se disait-il, mais toutes les femmes sont les mêmes. Comme les choses ont tourné, cela importe peu, mais il aurait pu se faire que mon cœur se brisât de la trouver ainsi. « Plus raison d’être reconnaissant que de me plaindre, » a-t-elle dit. Cela est vrai de nous tous ; mais ce n’était pas affectueux, ce n’était pas délicat de me parler ainsi quand elle devait savoir tout ce que je souffrais en renonçant à elle. Et, tout en cheminant, il se redisait ses propres griefs, comprenant à merveille les besoins de son cœur à lui, mais ignorant complètement les besoins et les peines de cet autre cœur qui l’aimait.

Mais ses chagrins et ses regrets étaient calmes en comparaison de ceux d’Adela. Elle lui avait donné la main en partant et elle avait tâché de lui dire adieu de son ton habituel ; même après son départ, elle était restée quelques instants assise et immobile, dans la crainte qu’il ne revînt sur ses pas ; mais quand elle eut entendu la porte se refermer sur lui, quand, de sa fenêtre, elle l’eut vu traverser la pelouse, alors son courage l’abandonna et elle laissa déborder sa douleur.

Qu’était-il venu lui dire ? Qu’il ne se marierait pas, parce qu’il avait sa mère et ses sœurs à sa charge. N’aurait-elle pas aidé à les faire vivre ? N’était-elle pas prête à unir son sort au sien dans le malheur comme dans la prospérité, dans la pauvreté même ? Était-il possible qu’il ne le sût pas, qu’il n’eût pas lu dans son cœur ? Avait-il pu venir tous les jours, réclamant d’elle tendresse, sympathie et bonté, — cette sorte de bonté qu’un homme ne demande qu’à la femme qu’il aime et qu’aucune femme ne peut témoigner si elle n’aime à son tour ; — avait-il pu faire cela et se figurer que cela ne signifiait rien ? Cet échange de leurs sentiments, de leurs pensées, ne voulait donc rien dire ?

L’argent ! lui avait-elle demandé s’il avait de l’argent alors que son père vivait encore et qu’il n’était pas question de cette cure ? Mais elle aurait attendu pendant des années s’il l’eût fallu, quand bien même ces années se seraient comptées par dizaines ; elle se serait résignée à attendre, quand même cette attente n’eût jamais dû être récompensée ; elle ne lui demandait que le privilège de se considérer comme lui appartenant. L’argent ! mais, s’il eût consenti à vivre de pommes de terre auprès d’elle, elle se fût estimée heureuse d’en manger la pelure !

Elle s’était souvent interrogée au sujet de son amour pour Arthur, et elle s’était même avoué que jusqu’à présent il n’avait rien dit qui l’autorisât à aimer ainsi, mais toujours son cœur lui avait répondu qu’il ne fallait pas douter. Il était impossible qu’il lui parlât, qu’il la regardât ainsi et qu’il ne l’aimât pas. Alors elle s’était résolue à risquer tout son bonheur sur la confiance qu’elle avait en la fidélité et la loyauté de celui qu’elle aimait. Elle l’avait risqué tout entier, et maintenant Arthur lui disait froidement que sa position lui défendait de se marier.

Que venait-il lui parler de doux rêves et de triste réalité, lui qui n’avait pas le courage de réaliser le bonheur de ses rêves quand ce bonheur se trouvait à sa portée ! Que lui disait-il de la sympathie et de l’amour d’une femme qui partagerait tous ses sentiments, lorsqu’il était si timide en présence des hasards de la vie, qu’il craignait d’aimer de peur qu’un jour le pain et la viande ne vinssent à manquer ! Qu’étaient pour lui les plaies du cœur ou les sentiments blessés ? N’avait-il pas bonne tête et bons bras ? Et les ayant, s’il n’osait, pour son amour, affronter le monde et ses fardeaux, c’est qu’il n’avait pas assez de cœur pour comprendre l’amour.

Adela se dit tout cela en se jetant sur le canapé les bras étendus, le visage caché dans les coussins ; elle se le dit, mais non en paroles, car aucun son ne sortit de sa bouche, mais ce fut le sens des pensées qui se pressèrent dans son esprit pendant qu’elle pleurait sur tout ce qu’elle avait aventuré et sur tout ce qu’elle avait perdu.

— Que n’aurais-je fait pour lui ? dit-elle tout à coup à haute voix en se relevant toute droite, la main appuyée fortement sur son cœur. Folle que j’étais, — folle, folle, folle !

Et la main toujours pressée sur le cœur, elle marcha en long et en large d’un pas rapide.

Oui, elle avait été folle selon la sagesse du monde. À quoi lui avaient servi tous les enseignements de la tante Pénélope, qui lui avait détaillé si correctement toutes les convenances de la vie de demoiselle, puisqu’ils n’avaient pas suffi pour mettre son cœur à l’abri de la première attaque ? Elle l’avait donné ce cœur, sans qu’on le lui eût demandé, elle l’avait livré tout entier, et maintenant on lui disait qu’on n’en avait que faire, et que, vu la position de ce monsieur, cela ne pouvait pas servir. Elle pouvait bien se dire folle ; mais lui, de quel nom devait-elle l’appeler ?

« Il est tout à fait impossible, vous savez, que je me marie jamais. » Il avait dit cela. Pourquoi ne pas lui demander, à elle, si la chose était possible, sinon aujourd’hui, dans dix ans — sinon dans dix ans, alors dans vingt ? N’était-il pas aussi infidèle, n’était-il pas aussi parjure que si mille serments eussent été échangés entre eux ? Les serments des amoureux ne sont que des phrases qui leur servent de prétexte pour parler d’amour. Ce sont les jouets de l’amour, tout comme les baisers. Ce sont de doux liens quand les amoureux ont confiance, mais ils ne lieront jamais ceux qui n’ont pas la foi. Quand Arthur lui avait dit qu’elle seule comprenait ses sentiments, qu’elle seule connaissait, ses pensées, quand elle lui avait répondu par un doux sourire, fallait-il encore autre chose ? Ah ! oui, Adela, il fallait autre chose, il fallait bien plus. Il ne faut pas qu’une jeune fille croie comprendre les sentiments d’un homme et connaître ses pensées jusqu’à ce qu’il lui ait demandé nettement et sans ambages d’en être la souveraine.

Quand son père revint à l’heure du dîner, Adela se promenait encore en long et en large dans le salon. Mais elle n’avait pas passé les deux heures qui s’étaient écoulées depuis la visite d’Arthur en vaines lamentations ou en colère plus vaine encore. Elle avait senti qu’il fallait régler sa conduite future, et pendant ces deux heures elle avait pris sa résolution. Un grand malheur, un coup étourdissant l’avait frappée, mais la faute en était à elle plutôt qu’à celui qu’elle aimait. Elle s’apprendrait à en supporter le châtiment ; elle verrait Arthur de temps à autre, elle serait patiente avec lui comme si ces longues visites d’autrefois n’avaient jamais eu lieu ; elle aimerait encore ses sœurs, et elle irait même, quand il le faudrait, au presbytère de Hurst-Staple. Elle ne lui souhaitait, pas de mal, elle demandait au contraire qu’il fût heureux. Quant à elle, elle dompterait, si elle le pouvait, son cœur insoumis ; mais, si elle n’y parvenait pas, elle s’étudierait du moins à réprimer les émotions révélatrices qui pourraient trahir son secret.

— Arthur Wilkinson a été ici aujourd’hui, papa, dit-elle d’une voix calme ; ils sont tout à fait installés au presbytère comme avant.

— C’est un heureux gaillard, dit le vieux ministre ; veux-tu parier qu’il se mettra en quête d’une femme avant que l’année soit finie ?