Les Bertram/05

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Charpentier (1p. 71-85).


CHAPITRE V


CHOIX D’UNE CARRIÈRE.


Il nous faut maintenant revenir à notre autre héros, ou, pour mieux dire, à l’un de nos autres héros. Arthur Wilkinson est notre ténor amoureux et mélancolique, George Bertram est notre baryton ardent et enthousiaste, et M. Harcourt — Henry Harcourt — est notre basse, très-appréciateur des bonnes choses de ce monde, très-rebelle à toute sentimentalité et pas plus scrupuleux qu’il ne faut, ainsi que cela se voit chez nos basses-tailles d’opéra à larges poumons.

Pour le moment, il s’agit de George Bertram que nous avons laissé fort embarrassé de choisir la voie qu’il lui serait avantageux de suivre, en entrant dans le monde. Harcourt, avocat lui-même, lui recommandait le barreau. Tout égoïste qu’était Harcourt, il avait au fond du cœur je ne sais quel sentiment élevé, sinon généreux, qui lui faisait désirer d’avoir à ses côtés un ami tel que George Bertram. Celui-ci pouvait, il est vrai, le dépasser dans la carrière — la chose semblait même très-probable — et pourtant il souhaitait de le voir s’établir à Londres. Quelque chose lui disait qu’il avait plus à gagner qu’à perdre avec un pareil ami. Mais Bertram ne pouvait se décider aussi facilement. L’inventaire de son avoir personnel était facile à dresser : il venait d’une bonne famille, il avait reçu la meilleure éducation que l’Angleterre pût fournir ; il avait la pensée prompte et la parole vive ; il sortait de l’Université avec le premier grade et la certitude d’être agrégé ; il avait un oncle qui était très-riche et par moments fort désagréable, et un père fort pauvre dont chacun disait que c’était le plus aimable compagnon du monde. Possédant toutes ces choses, comment en tirer le meilleur parti ? Telle était la question.

Il ne faudrait pas conclure de ce que nous venons de dire que l’unique but, ou même le principal but que se proposât George, fût de gagner de l’argent. Tout au contraire, il voyait là un écueil. Le côté industriel d’une profession ne lui apparaissait, pour l’instant, que comme un mal nécessaire. Pour qu’un homme sans fortune, comme il l’était, pût faire son œuvre, il fallait bien gagner de l’argent ; peut-être même fallait-il gagner beaucoup d’argent pour accomplir cette sorte d’œuvre qui lui tenait le plus au cœur ; mais l’argent gagné ne serait jamais pour lui un triomphe. Ce pouvait être seulement un moyen désagréable pour arriver à un but désirable. Ainsi pensait notre héros à l’âge de vingt-deux ans.

Deux buts lui paraissaient désirables : mais lequel l’était davantage ? Voilà ce qu’il ne pouvait décider. Faire du bien aux autres ou atteindre à une grande renommée lui semblaient des ambitions dignes d’occuper la vie d’un homme. Mais ferait-il le bien afin d’arriver à la renommée, ou bien se contenterait-il d’obtenir la gloire, si tant est qu’il dût jamais l’obtenir, parce qu’il aurait cherché à faire le bien ? Ni son caractère ni ses principes n’étaient assez arrêtés pour que, sur ce point, son parti fût pris.

La nécessité de voir son oncle avant d’agir lui permit d’ajourner pendant quelque temps sa décision. Il resta pendant trois ou quatre jours avec Harcourt et ne fut pas insensible au plaidoyer éloquent de son ami en faveur de la vie publique à Londres. Mais il l’écoutait dans un esprit d’antagonisme. Quand Harcourt lui parlait des triomphes de l’avocat, Bertram lui opposait la joie qu’il y aurait à gagner au ciel quelques âmes rustiques — là-bas, dans la paisible solitude d’une paroisse de campagne ; quand son ami lui promettait une place au Parlement et, dans un avenir plus éloigné, l’hermine judiciaire, il soupirait et parlait de la gloire littéraire qu’on peut goûter au milieu des beautés de la nature. Harcourt comprenait tout cela à merveille ; il ne cherchait pas à convaincre son ami, mais seulement à le conduire.

M. George Bertram, l’oncle, était un homme marquant dans la cité de Londres. Je ne saurais dire au juste quel était son commerce, ni même s’il faisait, à proprement parler, un commerce quelconque. Mais on ne pouvait douter que ce ne fût un homme riche et très-considéré sur la place. Au temps dont je parle, il était directeur de la Banque d’Angleterre, président d’une grande compagnie d’assurances, fortement intéressée dans les eaux, grand propriétaire de gaz, et un haut et puissant seigneur parmi les compagnies de chemins de fer. J’imagine qu’il n’avait ni bureaux, ni magasins, ni entrepôts, mais il n’était pas pour cela embarrassé, et ceux qui étaient au courant des usages de la Cité savaient fort bien où trouver George Bertram l’aîné, entre onze heures du matin et une heure de l’après-midi.

Il était de dix ans plus âgé que son frère sir Lionel, et, au moment où se passe cette histoire, il pouvait avoir soixante-dix ans. Il ne s’était point marié ; sir Lionel l’avait toujours considéré en conséquence comme une source de bien-être à laquelle son fils pourrait puiser dans le présent et dans l’avenir. Mais M. George Bertram l’aîné voyait la chose d’un autre œil. Il n’avait pas payé un seul schelling pour son neveu ou pour le compte de son frère sans l’inscrire au débit de sir Lionel et sans y ajouter les intérêts courants. Des relevés de ces comptes étaient très-régulièrement expédiés à sir Lionel par les soins de l’homme d’affaires de M. Bertram, et très-régulièrement aussi ils étaient jetés de côté par sir Lionel comme des papiers sans importance.

M. Bertram n’avait jamais parlé positivement de cette dette à George, et ne se plaignait pas ouvertement de ce que ses avances n’étaient pas remboursées ; mais de temps à autre il lui échappait de certaines allusions auxquelles le jeune homme attachait peut-être plus d’importance qu’elles ne méritaient, et qui lui faisaient désirer de ne pas avoir besoin de son oncle. Le vieillard lui donnait à entendre qu’il ne devait pas se considérer comme appelé à recueillir un opulent héritage, ou s’imaginer qu’il fût exempt du sort ordinaire de l’homme et de la nécessité de gagner sa vie à la sueur de son front.

M. Bertram vivait d’ordinaire à Hadley, petit village non loin de Londres, où il menait un train de vie fort convenable pour un vieillard retiré du monde, mais qui ne semblait guère en rapport avec sa fortune supposée. Qu’on ne s’imagine pas, d’après ce dernier mot, que les écus de M. Bertram ne fussent pas très-réels. Ils étaient solides et vrais comme les coffres-forts de la Banque d’Angleterre. Ce n’était pas là un de ces hommes qui ne sont opulents que parce qu’ils sont riches d’impudence. Il n’est pas destiné à faire une chute éclatante et à s’écrouler en entraînant avec lui tout un monde de ruines. Il ne se sauvera pas sur le continent, ni ailleurs. Sa fortune est de la bonne vieille sorte, et résistera à toutes les attaques que le temps pourra lui faire subir dans le courant de ces pages. Mais ni le monde de Hadley, ni le monde de la Banque d’Angleterre, ni même celui de la Cité de Londres ne savaient tout au juste le chiffre de ses revenus, et par conséquent, quand ils parlaient de son intérieur modeste, il leur arrivait souvent d’ajouter qu’il était à peine convenable pour un millionnaire de la sorte.

George avait toujours eu l’habitude de passer une partie de ses vacances à Hadley, et il était tout naturel qu’il vînt faire une visite après avoir passé son examen universitaire, alors que sa gloire était encore toute nouvelle. Son oncle ne l’avait jamais engagé à le venir voir dans la Cité ; ils se rencontrèrent donc pour la première fois dans le salon à Hadley, quelques instants avant l’heure du dîner.

— Bonjour, George, dit l’oncle en tendant la main à son neveu ; puis il se retourna immédiatement, et se mit à tisonner le feu.

— Avez-vous fait bon voyage ? Les chemins de fer rendent tout facile. Quelle ligne prenez-vous ? La ligne Didcot ? Vous avez tort. Vous aurez un malheur un de ces jours avec ces trains express du Grand-Ouest…

M. Bertram était un fort actionnaire de la ligne rivale, et ne perdait jamais une occasion de pousser ses affaires.

— Je suis prêt pour le dîner, et vous ? — John ! il est la demie et deux minutes ; pourquoi ne sert-on pas ?

On ne parla pas de l’examen, — ou du moins il n’en fut pas question alors. M. Bertram n’attachait pas grand prix à un grade universitaire. Il n’avait jamais conquis de grade lui-même, si ce n’est un très-haut grade dans la hiérarchie de l’opulence, et il ne comprenait pas qu’il y eût sujet de féliciter un jeune homme de vingt-deux ans parce qu’il avait terminé heureusement ses leçons d’écolier. Il se disait qu’à cet âge il avait déjà pris place à la Bourse, ou que tout au moins il en gravissait les degrés. À vingt-deux ans, il faisait son métier d’homme ; il commençait dès-lors à amasser et à durcir, en le pétrissant, le noyau primitif de cette boule de neige d’argent qu’il avait toujours roulée devant lui jusqu’à ce qu’elle fût devenue une masse énorme — destinée peut-être à se fondre et à s’écouler comme une eau bourbeuse en moins de temps encore. Il ne pouvait pas blâmer son neveu, il ne pouvait pas le taxer de paresse comme il l’eût fait volontiers, si l’occasion l’y avait autorisé ; mais, du moins, il ne daignerait pas lui faire compliment sur ses succès en grec ou dans les mathématiques.

— Eh bien ! George, dit-il en poussant la bouteille à son neveu quand ils furent au dessert ; je pense que te voilà quitte d’Oxford.

— Pas tout à fait, mon oncle. J’ai encore mon agrégation à obtenir.

— Quelques misérables cinq mille francs de traitement, je pense. Ce n’est pas que tu ne doives t’estimer très-heureux de les obtenir, ajouta-t-il pour effacer l’impression que ses paroles auraient pu produire. Puisque tu as mis tant de temps à y parvenir, il vaut mieux avoir cela que rien. Mais parce que tu es agrégé, tu ne seras pas obligé de résider à Oxford, je pense.

— Non, mais il est possible que j’entre dans les ordres.

— Ah ! l’Église ! Bien ! bien ! c’est une profession très-respectable ; seulement on y travaille pour rien.

— Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Si nous avions le système volontaire

— Tu peux l’avoir, si tu veux ; je sais que les ministres dissidents…

— Pour rien au monde, je ne quitterai l’Église anglicane.

— Tu es donc décidé à te faire prêtre ?

— Oh ! non… pas décidé. À vrai dire, je crois que, lorsqu’on veut bien travailler, il vaut encore mieux être avocat.

— Sans doute, si l’on a le talent particulier qu’il faut.

— Mais voilà ! je me demande si un avocat plaidant peut être tout à fait honnête homme.

— Comment dis-tu ?

— Les avocats ont une vilaine besogne parfois. Ils passent leur temps à faire paraître blanc ce qui est noir, ou, pis encore, à noircir ce qui est blanc.

— Bah ! un peu plus de charité, maître George, et ne sois pas ultra-vertueux. Les plus grands hommes de ton pays ont été des avocats.

— Mais qu’ils aient été de grands hommes, cela ne change rien à la chose, et ma charité n’y changera rien non plus. Quand deux hommes intelligents se font payer pour plaider l’un contre l’autre, les deux ne peuvent pas croire qu’ils ont raison.

— Ta, ta, ta ! Mais je ne tiens pas à ce que tu sois avocat. Il faut que tu fasses à ton idée. Si cette façon de gagner ton pain ne te plaît pas, il y en a d’autres.

— On peut encore être médecin… mais ce ne serait pas encore mon goût.

— Et c’est là la fin de ta liste ?

— Il y a la littérature. Mais la littérature, la plus noble des occupations pour les loisirs d’un homme, me semble, comme métier, un esclavage.

— Je le croirais volontiers. Tu n’as jamais entendu parler du commerce, je suppose ?

— Le commerce ? oui, j’en ai entendu parler. Mais je ne pense pas avoir le génie nécessaire.

Le vieux Bertram regarda son neveu comme s’il n’était pas bien sûr qu’on ne se moquait pas de lui.

— Le genre de génie qu’il faut, veux-je dire, ajouta George.

— C’est possible. Ton génie serait plus porté à disperser qu’à réunir, peut-être.

— Cela se pourrait bien, mon oncle.

— Et je pense que tu n’as jamais ouï dire qu’un jeune homme qui a été… comment appelles-tu cela ? qui a été double-premier, se soit mis derrière un comptoir. Quelle sorte de gens sont les doubles-derniers, je voudrais bien le savoir ?

— Ce sont eux, je crois, qui se mettent derrière les comptoirs, dit George, qui n’entendait point que son oncle eût le monopole de la raillerie.

— Vraiment, monsieur ! Mais je pense qu’ils ne sont pas les derniers quand il s’agit de vivre. Le succès en ce monde ne s’obtient pas à force de vers grecs, quel qu’en soit le nombre. En eût-on une cargaison, on ne pourrait pas l’échanger contre ce verre de vin sur aucun marché du globe.

— Le commerce est une belle chose, dit George d’un ton convaincu.

— C’est le travail qui convient à un homme, dit son oncle avec orgueil.

— Mais je me suis toujours laissé dire, répliqua le neveu, qu’aucun homme dans notre pays ne doit songer au commerce comme carrière, s’il n’a un certain capital.

M. Bertram l’aîné, voyant que l’argument se retournait contre lui, acheva sans mot dire son verre de vin et se remit à tisonner le feu.

À quelques jours de là, le sujet revint sur le tapis.

— Il faut que tu fasses ton choix tout seul, George, dit le vieillard, et il faut le faire promptement.

— Si je ne consultais que mon goût, — ce qui n’est pas possible, car il faut tenir compte des circonstances, — si je ne consultais que mon goût, je voudrais entrer au Parlement.

— Entrer où ?… s’écria M. Bertram, à qui il eût semblé tout aussi raisonnable d’entendre dire à son neveu qu’il se proposait de louer une maison dans Belgrave-Square comme moyen de gagner sa vie.

— Au Parlement, mon oncle.

— Est-ce que le Parlement est une profession ? Je ne m’en doutais pas.

— Ce n’est pas une profession à gagner de l’argent sans doute, et je serais désolé qu’il en fût autrement.

— Et quel est le comté, quel est le bourg auquel tu comptes faire l’honneur de le représenter ? L’Université te nommerait peut-être.

— Peut-être bien, un de ces jours.

— Et en attendant, tu comptes vivre de ton traitement d’agrégé, je suppose.

— De cela, et de tout ce que je pourrai avoir d’ailleurs.

M. Bertram resta silencieux pendant quelque temps, et George, de son côté, semblait disposé à se livrer à ses réflexions.

— George, dit enfin l’oncle, il vaut mieux que nous nous entendions nettement. Tu es un bon garçon à ta manière, et je t’aime assez ; mais il ne faut pas que tu te mettes dans la tête que tu dois être mon héritier.

— Non, mon oncle, je vous le promets.

— Parce que cela te mènerait à ta ruine. Je crois que tout homme doit faire son choix lui-même comme j’ai fait le mien. Si tu étais mon fils, il est probable que je ferais comme tout le monde et que je te laisserais mon argent, et il est probable aussi que tu n’en ferais pas un meilleur usage que les fils de tant de gens qui, comme moi, ont amassé de l’argent. Mais tu n’es pas mon fils.

— C’est vrai, mon oncle, et comme cela j’échappe au danger. En tout cas, je n’ai pas de désappointement à craindre.

— J’en suis bien aise, dit M. Bertram, qui cependant, tout aise qu’il se disait, ne marqua son contentement qu’en se montrant un peu plus acerbe dans son ton. Il lui semblait dur d’avoir affaire à un neveu qui ne lui donnait aucun sujet de plainte.

— J’ai cru devoir t’avertir, reprit-il. Tu n’ignores pas que jusqu’à ce jour j’ai supporté tous les frais de ton éducation.

— Pas de mon éducation, mon oncle.

— Pas de ton éducation ! et qui donc l’a payée ?

— Je parle du temps que j’ai passé à Oxford. J’y ai vécu très-largement et grâce à vous, mais j’ai payé moi-même les frais de mon éducation.

George était dans son droit en parlant ainsi : il n’avait pas demandé à son oncle de lui faire une ample pension, et l’on ne pouvait guère le blâmer d’avoir accepté ce qu’on lui offrait.

— Je sais seulement que j’ai payé fort régulièrement quatre mille francs par an à ton ordre, et j’apprends par Pritchett (Pritchett était l’homme d’affaires de M. Bertram) que je continue de les payer.

— Il m’a envoyé le dernier trimestre ces jours-ci, mais je n’y ai pas touché.

— N’importe ; laissons cela. Je ne sais pas quels sont les projets de ton père à ton égard, je n’ai jamais su les découvrir.

— Je les lui demanderai. Je compte aller le voir.

— Le voir, lui ! mais il est à Bagdad !

— Mon. Dieu, oui. Si je pars tout de suite, je l’y trouverai encore ; sinon, je le rejoindrai à Damas.

— Alors tu seras un fier imbécile, un plus grand imbécile que je ne te croyais même. Qu’as-tu à espérer de ton père ? M’est avis que si dix mille francs pouvaient le faire entrer en paradis, il ne saurait pas les trouver. On ne les lui prêterait ni en Europe ni en Asie. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne les lui prêterais pas, moi.

— En pareille circonstance sa garantie personnelle vaudrait si peu !

— Sa garantie personnelle n’a jamais rien valu. Mais, pour en revenir à ce que je disais, depuis le jour où il t’a placé chez Wilkinson, j’ai permis à ton père de rejeter sur moi tout le fardeau de ton entretien. Il me semblait fâcheux que tu n’eusses pas l’avantage d’une éducation convenable. Pourtant, je ne réclame pas de reconnaissance, car je compte bien que ton père me remboursera toutes mes avances.

— Et comment voulez-vous qu’il le fasse ? Mais peut-être que moi je le pourrai…

— Vraiment ! eh bien ! tant mieux. Tu t’arrangeras ensuite avec lui. En attendant, écoute-moi.

— Écoutez-moi plutôt un instant, oncle George. Je vous trouve dur pour mon père, et surtout dur pour moi. Quand je suis allé chez Wilkinson, savais-je qui payait les mémoires ?

— Qui dit que tu le savais ?

— Et à partir de ce temps, à quelle époque aurais-je dû commencer à le savoir ? Quand aurais-je dû d’abord commencer à sentir que j’étais à charge à quelqu’un ?

— Qui parle d’être à charge ?

— Vous me dites que je ne serai pas votre héritier ?

— Certainement pas.

— Je n’ai jamais songé à être votre héritier. Je ne me moque pas mal d’être l’héritier de qui que ce soit. Ce que vous m’avez librement donné, je l’ai pris de même. Quant à mon père, si vous aviez de pareils sentiments à son égard, pourquoi l’avez-vous laissé encourir cette dette envers vous ?

— Il fallait donc te laisser chasser de chez Wilkinson et mourir de faim sur le revers d’un fossé ? Maintenant, si tu peux réprimer un instant tes beaux sentiments, écoute-moi. Je ne t’ai jamais blâmé en cette affaire le moins du monde, et je ne te blâme pas maintenant, — c’est-à-dire pas encore.

— J’espère que vous ne me blâmerez jamais, — pour les questions d’argent, s’entend.

— Veux-tu m’écouter ? Il me semble que tu te fourvoies au sujet de ta carrière. Tu n’aimes pas le commerce, et ce que tu disais l’autre jour à propos du capital est bien vrai. Je tiens pour un coquin l’homme qui se met dans le commerce sans capital. En petit, nous aurions pu peut-être arranger la chose…, mais en très-petit ; cela ne t’aurait pas convenu.

— Ni en petit ni en grand, mon oncle.

— Très-bien. Tu n’as pas à craindre qu’on te fasse violence pour quelque chose de grand. Il me semble, après tout, que tu es taillé pour faire un avocat.

Le jeune Bertram hésita un instant.

— Je ne sais, mon oncle. Quelquefois je me sens un étrange désir d’entrer dans les ordres.

— Étrange désir en effet ! Mais si tu voulais m’écouter… Voici ce que c’est. J’ai parlé à M. Dry. MM. Dry et Stickatit font mes affaires depuis quarante ans. Eh bien ! George, je t’avancerai soixante-quinze mille francs à quatre pour cent…

— Et que voulez-vous que je fasse de soixante-quinze mille francs, mon oncle ?

— Tu ne t’imagines pas qu’on entre dans une maison comme celle-là sans argent, je suppose ?

— Entrer dans la maison, me faire avoué ! s’écria George d’un ton d’horreur qui parut émouvoir un instant l’impassible vieillard. Comment ! il aurait été double-premier, il aurait été l’étudiant le plus marquant de son année, il aurait péroré à ses conférences, il se serait nourri d’Aristote pour en venir là ! pour prendre un pupitre dans l’étude de MM. Dry et Stickatit, avoués ! Non, non, pas pour tous les oncles du monde ! pour aucun oncle il ne ferait cela !

— Ils font cent mille francs par an, net, dit M. Bertram ; et avec le temps tu pourrais devenir associé et avoir la moitié des affaires.

Mais George ne se laissa persuader ni par l’offre d’un prêt, ni par la perspective des bénéfices, si beaux qu’ils pussent être. Il refusa nettement de discuter même la proposition, et son oncle, avec un égal entêtement, s’obstina dès lors à garder le silence au sujet de sa carrière future.

— Pritchett te payera, dit-il, ta pension pendant deux ans encore, — c’est-à-dire, si je vis.

— Je puis m’en passer, mon oncle, répondit George.

— Pritchett te la payera pendant deux ans, reprit son oncle d’un ton péremptoire ; ensuite, elle devra cesser. Et pendant trois mois, je serai charmé de t’avoir ici en visite.

On croira facilement que George Bertram ne dépassa pas la limite des trois mois.