Les Bertram/13

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Charpentier (1p. 233-249).


CHAPITRE XIII


LITTLEBATH.


Je déteste le mystère. Si la chose était possible, je ne demanderais pas mieux que de faire marcher mon histoire depuis son petit prologue jusqu’au mariage du dernier chapitre avec la régularité qu’on remarque dans la vie de tous les jours. Je n’ai nulle ambition de surprendre le lecteur. Ma muse bourgeoise ne saurait s’accommoder de châteaux à passages secrets. J’aimerais autant placer dans mon livre un géant, — un véritable géant comme Goliath, — qu’un moine perfide au regard ténébreux. Le temps de ces enchantements est passé, ce me semble. Nous pouvons dire aujourd’hui, en jetant sur l’époque littéraire de madame Radcliffe le calme regard de l’historien : En ce temps-là il y avait des chagrins mystérieux. Maintenant ils sont passés de mode, tout comme les géants.

Je voudrais qu’un sentiment de plaisir paisible s’exhalât de mes pages, et qu’aucun étonnement violent ne vînt le troubler. Or, je reconnais que dans mon dernier chapitre il se trouve un passage qui semble être en contradiction avec les principes de calme narration que je professe. Le lecteur se dira peut-être que je prétends l’intriguer, et que je compte stimuler son attention en lui donnant une énigme à deviner. Comme je ne veux intriguer personne, je vais tout de suite conter ici ce qui en est.

Mademoiselle Caroline Waddington était la petite fille de M. George Bertram l’aîné, et par conséquent, pour m’exprimer avec toute la netteté possible, — elle était nièce, à la mode de Bretagne, de son amoureux, M. George Bertram le cadet. C’est là un degré de parenté qui, Dieu merci, n’exclut ni l’amour ni le mariage.

Nous avons, à une ou deux occasions, parlé du vieux M. Bertram comme s’il eût été célibataire, et ses amis les plus intimes ne mettaient pas en doute qu’il ne le fût en réalité. Mais vous, cher lecteur, vous jouirez du grand privilège de savoir qu’il s’était marié fort jeune. À l’époque de son mariage il avait eu, sans nul doute, ses raisons pour vouloir le tenir secret, et sa femme étant morte peu de temps après, il ne se vit pas obligé d’en beaucoup parler dans la suite. Elle mourut en donnant le jour à une fille. L’enfant vécut, et une sœur de madame Bertram, qui avait épousé un certain M. Baker, s’en chargea, et l’éleva avec sa propre fille, — cette même mademoiselle Baker que nous connaissons. Mademoiselle Baker est donc la nièce par alliance de M. Bertram. Caroline Bertram et Mary Backer furent élevées ensemble comme deux sœurs. En ce qui regardait l’argent, M. Bertram se conduisit fort bien, et fit pour, sa fille tout ce que la fortune lui permettait en ce temps-là. Dans la famille Baker, mais là seulement, on savait qu’il était le père de Caroline, et comme les Baker vivaient en France, les amis anglais de M. Bertram ne soupçonnèrent jamais qu’il eût une fille.

Avec le temps, cette fille de M. Bertram épousa un certain M. Waddington. M. Bertram ne s’opposa pas à ce choix, malgré le peu de fortune qu’avait M. Waddington. On lui demanda, bien entendu, d’aider le jeune ménage ; il refusa de leur donner de l’argent, mais il offrit de faire entrer M. Waddington dans les affaires ce qui le mettrait à même de se créer par son travail un revenu. Celui-ci accepta sagement, et s’il eût vécu, il serait devenu fort riche, à coup sûr. Mais il mourut quatre ans après son mariage, et sa femme ne lui survécut guère qu’un an ou deux.

Notre héroïne Caroline Waddington fut le seul enfant né de ce mariage. Les entreprises commerciales de M. Waddington, sans l’obliger à résider à Londres, le forçaient cependant à y aller très-souvent, et M. Bertram, par conséquent, le connaissait plus qu’il ne connaissait sa propre fille. La petite Caroline naquit dans la maison des Baker et y fut élevée. Lorsqu’elle devint orpheline, à l’âge de quatre ans, elle se trouva naturellement confiée aux soins de Mary Baker, et à partir de ce moment elle ne la quitta plus. Mademoiselle Baker, à proprement parler, n’était point, on le voit, la tante de Caroline Waddington. Je laisse à ceux qui comprennent les mystères généalogiques le soin d’établir avec exactitude le degré de parenté qui les unissait. Quant à moi, je serais disposé à croire que la jeune fille était presque aussi proche parente de son amoureux que de celle qu’elle appelait sa tante.

Quand M. Waddington et sa femme moururent, M. Bertram se considéra comme délivré de tout lien de famille. À cette époque, ce n’était pas encore un vieillard, car il n’avait guère que cinquante-cinq ans, mais c’était déjà un homme fort riche. On ne mit pas en doute qu’il n’agît grandement envers sa petite-fille ; mais, lorsque mademoiselle Baker lui demanda ce qu’il comptait faire pour celle-ci, il répondit que l’avenir de l’enfant était, déjà assuré, puisqu’il avait mis le père à même de lui laisser 100,000 fr., — ce qui, pour une fille, était une fortune plus que suffisante. Quant à lui, il ne voulait pas faire naître de fausses espérances en laissant supposer que Caroline serait son héritière ; mais cependant il offrait, si mademoiselle Baker voulait bien se charger de l’enfant, de lui faire pour son entretien une pension annuelle. Ajoutons qu’il fit les choses assez largement.

Je crois maintenant que tous les mystères ont été éclaircis, et que nous pouvons revenir à notre histoire.

Il nous faut cependant dire quelques mots de M. Pritchett. Il avait pris l’habitude de considérer mademoiselle Baker, qu’il voyait de temps en temps pour affaires, comme la nièce de son patron, et de la désigner sous ce titre. À vrai dire, leur connaissance datait de si loin, qu’il l’appelait généralement mademoiselle Mary. Mais il ne savait pas — il ne soupçonnait même pas — la vérité au sujet de la naissance de mademoiselle Waddington, bien qu’à cet égard il se livrât volontiers à des conjectures. Elle était la nièce de la nièce de son patron, elle était la fille de feu M. Waddington, et elle possédait cent mille francs de fortune personnelle : M. Pritchett n’en savait pas davantage.

M. Pritchett se préoccupait beaucoup de l’héritage de son patron. Il voyait M. Bertram qui avait ses soixante-dix ans passés — lui, M. Pritchett, en avait déjà soixante-trois, — et personne ne savait qui serait son héritier. À vrai dire, M. Pritchett ne lui voyait pas d’héritier.

« M. George devrait hériter, » se disait-il, et la sollicitude que montrait M. Bertram à l’égard de son neveu, l’habitude qu’il avait adoptée volontairement de payer l’éducation de l’enfant et de faire une pension au jeune homme, tout semblait aboutir à cette conclusion. Mais, d’un autre côté, l’oncle aimait tant à dominer, et le neveu aimait si peu à se laisser dominer ! Si Waddington avait vécu, c’est lui qui aurait été l’héritier, sans contredit. Mademoiselle Waddington hériterait peut-être, ou bien encore mademoiselle Baker.

Ainsi se succédaient les conjectures dans l’esprit de M. Pritchett. Cependant, somme toute, dans cette course à l’héritage, George lui semblait tenir la corde.

Et maintenant, revenons pour tout de bon à notre histoire.

Après avoir vu son oncle, le premier soin de George fut d’aller voir la maîtresse de son cœur. Il n’était pas homme à vivre résigné avec des espérances douteuses et un esprit tourmenté. Il se dit qu’il était absolument nécessaire qu’il sût à quoi s’en tenir, et non moins nécessaire qu’il parlât à quelqu’un de son amour. Il écrivit donc à mademoiselle Baker pour lui annoncer qu’il se promettait le plaisir de renouveler connaissance avec elle à Littlebath, et se décida en outre à s’arrêter en route pour faire une petite visite à Arthur Wilkinson. Dans ce temps-là, Wilkinson, on se le rappelle, prenait des élèves à Oxford, et pensait beaucoup à Adela Gauntlet.

La rencontre des deux cousins n’eut rien de mélancolique. Les chagrins d’amour du genre de ceux qui oppressaient si cruellement George quand il lui fallait rester assis dans le cabinet de M. Die, disparaissent volontiers, pour les jeunes gens, dès qu’il se présente quelque occasion d’être gai. Quant à Arthur, c’était le moment où il venait d’échapper à une peine, et où il n’était pas encore retombé dans une autre. Il se relevait de son échec du concours ; il venait d’obtenir l’agrégation sur laquelle il ne comptait plus, et il commençait la carrière de professeur, entouré de tout le confort universitaire.

— Ma foi ! je t’envie, Arthur, parole d’honneur ! dit Bertram, en jetant un coup d’œil autour de l’appartement de son cousin, où ils se proposaient de passer ensemble une bonne soirée de causerie. Voici ce que j’ai toujours ambitionné comme toi : tu l’as obtenu ; moi, j’y ai renoncé.

— Ton envie, en tout cas, ne doit pas être très-envieuse, dit Wilkinson en riant, car tu n’as qu’à étendre la main pour atteindre un bonheur tout pareil. Tu es agrégé comme moi, et ton appartement t’attend au collège d’Oriel.

— C’est facile à dire ; mais cependant cela ne peut pas être. J’ai désiré par-dessus tout être prêtre, Arthur, et pourtant cela ne sera pas. L’ordination m’a semblé le plus noble but de l’ambition humaine, et pourtant je ne serai jamais ordonné prêtre.

— Pourquoi donc ?

— Ce n’est pas ma destinée.

— N’emploie pas ces mots si vides en un pareil sujet !

— Eh bien ! ce ne sera pas là mon sort, si tu l’aimes mieux. Ce n’est guère qu’à toi que j’oserais avouer toute l’étendue de ma faiblesse. Il y a eu des moments, depuis que nous nous sommes quittés, où j’ai juré de me dévouer tout entier à l’œuvre de Dieu ; je l’ai juré, entouré de mille objets sacrés qui eussent dû rendre mon vœu plus solennel, et pourtant…

— Pourtant… mais tout dépend encore de toi ?

— Non, non ! cela ne peut plus être. Je suis aujourd’hui un des disciples de cet éminent jurisconsulte M. Die ; les considérants et les conclusions sont devenus mon évangile, et je suis désormais condamné à prêcher le mensonge au lieu de la vérité. Cela paraît difficile au début ; on se révolte ; mais je m’y ferai bientôt, je m’y ferai aussi bien que Harcourt.

— C’est Harcourt qui t’aura persuadé.

— Peut-être en partie. Mais non ! je me fais injure en disant cela. Ce n’est pas Harcourt. Je me suis laissé persuader ; je me suis laissé amener à abandonner ma résolution, mais ce n’est pas par Harcourt, Il faut que je te dise tout : c’est pour cela que je suis venu.

Et puis il raconta l’histoire de son amour ; cette histoire d’amour d’une importance si vitale quand on n’a pas vingt-cinq ans ! Un jeune homme, quand il commence à aimer, quand il commence surtout à savoir que la pensée de son amour occupe la femme qu’il a choisie, se sent séparé du reste du monde par un nuage doré ; il se croit enveloppé d’un mystère dont les mortels vulgaires n’ont aucune connaissance.

— Et c’est elle qui s’est opposée à ce que tu entres dans les ordres ?

— S’opposer ! elle ! mais je ne suis rien pour elle, rien au monde. Elle ne se serait pas opposée à ce que je me fisse cordonnier, seulement elle a ajouté qu’elle aimerait autant ce métier-là que le métier d’ecclésiastique.

— Cela ne me paraît pas une observation de très-bon goût, ou qui prouve de très-bons sentiments, dit Wilkinson fort sèchement.

— Tu ne la connais pas. Comme elle le disait, cela ne prouvait ni mauvais goût, ni mauvais sentiments. Je la défie de montrer rien de la sorte. Mais peu importe ! Je lui ai dit que je me ferais avocat, et en homme d’honneur, il me faut tenir parole.

Son cousin n’était pas trop disposé à le sermonner. Wilkinson était entré dans l’Église, mais seulement parce qu’il n’aurait pu suivre aussi avantageusement une autre carrière, et il ne se sentait pas autorisé à blâmer Bertram d’avoir fait ce qu’il n’eût pas demandé mieux que de faire lui-même.

— Mais tu dis qu’elle ne t’a pas accepté. Pourquoi donc ne veut-elle pas que tu entres dans les ordres ? Sa sollicitude à ton endroit en dit bien long en ta faveur.

— Tu parles ainsi parce que tu ne la connais pas. Elle est femme à me conseiller sans vouloir me donner le moindre encouragement. Du reste, quand elle m’a donné ce conseil, je ne lui avais pas même dit que je l’aimais. Ce qui est certain, c’est que je ne puis supporter cet état d’incertitude. Je veux en avoir le cœur net. Je voudrais bien que tu la visses, Arthur ; tu ne t’étonnerais plus de me voir si inquiet.

George continua de la sorte, avec toute l’éloquence habituelle aux amoureux, jusqu’à une heure fort avancée de la nuit. Wilkinson était la patience même ; mais, vers une heure du matin, il commença à bâiller, et alors ils se décidèrent à aller se coucher. Le lendemain, de bonne heure, Bertram se mettait en route pour Littlebath.

Il avait compté faire une visite à mademoiselle Baker le soir même de son arrivée, et il le lui avait même annoncé ; mais, bien qu’il allât jusqu’à la porte de cette dame, le courage lui manqua, arrivé là, et il n’osa entrer. « Il se peut que ce ne soit pas l’usage de faire des visites du soir à Littlebath, » se dit-il, et il regagna tristement l’hôtel de la Charrue.

Le lendemain il crut bien faire de ne pas se présenter avant deux heures de l’après-midi. Il en résulta que mademoiselle Baker et sa nièce restèrent chez elles à l’attendre toute la matinée dans un état d’inquiétude extrêmement pénible. La visite était aussi importante à leurs yeux qu’elle pouvait l’être pour Bertram, et la plus âgée des deux dames surtout l’attendait avec une émotion nerveuse presque égale à celle du jeune homme.

Quand il se présenta enfin, il fut accueilli comme un ancien ami. « Pourquoi n’était-il pas venu la veille au soir ? Le thé l’avait attendu jusqu’à onze heures. Pourquoi, du moins, n’était-il pas venu déjeuner ? Il avait été bien plus aimable à Jérusalem, » dit mademoiselle Baker.

Bertram ne retrouva pas pour répondre la vivacité qu’il avait montrée en Palestine. « Il avait craint la veille de déranger ces dames trop tard ; il avait eu peur devenir trop tôt le matin. » Mademoiselle Waddington leva les yeux de dessus la broderie qu’elle tenait à la main et se demanda si vraiment elle l’aimait.

— Il va sans dire que vous dînez avec nous, dit mademoiselle Baker.

George accepta, mais ajouta qu’il n’avait pas compté « lui donner tant de peine. » Était-ce bien là le même homme, se dit Caroline, qui avait si bien rembarré M. Mac-Gabbery et qui riait de si bon cœur quand elle était tombée à l’eau ?

On se fit toutes sortes de questions sur les voyages respectifs. On parla de Constantinople et du Tyrol, d’une part ; de l’autre, des périls de la route de Jaffa, du paquebot d’Alexandrie et des singulières façons de certaines dames qui avaient fait le voyage avec mademoiselle Baker et sa nièce depuis l’Égypte jusqu’à Marseille. Puis on dit un mot de l’oncle George (mademoiselle Baker ne lui donna pas ce nom), et Bertram ajouta qu’il savait que mademoiselle Baker avait été à Hadley.

— Oui, dit-elle, quand je vais à Londres, j’ai souvent des affaires à traiter avec M. Bertram ou, pour mieux dire, avec M. Pritchett, et je vais d’ordinaire passer un ou deux jours à Hadley. Cette fois-ci j’y suis restée une semaine.

George ne put s’empêcher de penser que lorsqu’il avait vu mademoiselle Baker pour la première fois, elle avait reçu des instructions pour ne pas parler de Hadley, mais qu’aujourd’hui l’interdit se trouvait levé.

Ils causèrent ainsi pendant une heure. Caroline avait donné à sa tante l’ordre le plus absolu de ne pas s’absenter du salon ; elle ne voulait pas rester seule avec George pendant la première visite de celui-ci. — Il est évident que si vous vous en alliez, ma tante, vous auriez l’air de le faire exprès, avait-elle dit.

— Et pourquoi pas ? demanda mademoiselle Baker, le plus innocemment du monde.

— N’importe, chère tante, mais ne vous en allez pas, je vous en prie. Mademoiselle Baker obéit selon son habitude, de sorte que George resta là, causant de choses et d’autres, jusqu’à ce que vint le moment de prendre congé.

— Vous n’avez pas de cheval ici, je pense ? dit mademoiselle Baker.

— Non. Mais pourquoi me demandez-vous cela ? J’en aurai un dans un quart d’heure, s’il le faut.

— Parce que Caroline aimerait bien à trouver quelqu’un pour l’accompagner dans ses promenades.

Il fut bientôt convenu que George retournerait à l’hôtel pour louer un cheval, et qu’il reviendrait chercher Caroline. Une heure après ils se mettaient en route.

Mais la promenade n’amena aucun résultat. Caroline s’occupait de son cheval, et George ne trouva pas moyen de rester assez longtemps à côté d’elle, ou assez près d’elle, pour lui parler avec la chaleur que son sujet lui semblait, exiger. On fit quelques allusions un peu tendres aux cavalcades de Syrie ; on rappela le pique-nique de mademoiselle Todd, la fontaine de Siloé, et la montagne des Oliviers, — autant de souvenirs dont il eût été facile, avec un peu d’adresse, de tirer parti ; mais tout cela ne mena à rien, et quand mademoiselle Waddington descendit de cheval à la porte de sa tante, elle en était arrivée à croire que George était revenu de son amour, et qu’elle n’avait rien de mieux à faire que de guérir de son côté.

Pour obéir à la règle que nous nous sommes imposée de parler avec une entière franchise, nous devons dire ici que mademoiselle Baker, dans le but de sonder les intentions et les désirs de son oncle, lui avait confié que George lui paraissait admirer beaucoup Caroline. Si le vieillard lui eût répondu, ainsi que cela semblait fort probable, que George était un imbécile, et que Caroline et lui se mettraient sur la paille en s’épousant, mademoiselle Baker en aurait conclu que leur mariage lui déplairait. Mais il n’en avait pas été ainsi. — Ah ! avait-il dit, il l’a trouvée jolie ? C’est singulier qu’ils se soient rencontrés. Et mademoiselle Baker en avait tiré l’augure que le mariage projeté lui serait agréable.

Mademoiselle Baker s’était rangée, dès le début de l’affaire, du côté de George. Si elle avait fait un peu d’opposition, il est tout juste possible que l’ardeur de Caroline s’en fût accrue. Dans l’état actuel des choses, celle-ci affecta d’hésiter. Elle n’avait rien à dire contre George ; elle admettait même qu’il y avait beaucoup à dire en sa faveur, mais… En un mot, mademoiselle Waddington n’eût pas été fâchée de savoir au juste quelles étaient les intentions de M. George Bertram l’aîné.

— J’aurais vraiment mieux aimé qu’il ne vînt pas, dit-elle à sa tante, en s’habillant pour le dîner.

— Quelle bêtise, Caroline ! pourquoi ne serait-il pas venu ? Comment pouvais-tu supposer qu’il ne viendrait pas ? S’il n’était pas venu, tu aurais été la première à t’en fâcher. Ne fais donc pas la petite pensionnaire, mon enfant.

— La petite pensionnaire ! Vous devenez bien sévère, tante Mary ! Ce que je veux dire, c’est qu’il ne me semble pas qu’il se soucie beaucoup de moi ; et, tout bien considéré, je ne suis pas tout à fait sûre que….. Enfin ! je n’en dirai pas davantage. Seulement, il me semble que vous êtes plus amoureuse de lui que moi.

Bertram vint dîner. La soirée se passa assez tristement, et l’œuvre de désenchantement marchait à grands pas chez Caroline. Pourtant Bertram, au moment de partir, trouva moyen de lui dire un mot.

— Mademoiselle, si je viens demain matin de bonne heure, après le déjeuner, me recevrez-vous ? Mademoiselle Waddington ne parut rien voir dans cette proposition qui dût troubler sa sérénité, et répondit simplement qu’elle serait chez elle. Les paroles de George avaient été calmes, mais il avait eu dans le regard un je ne sais quoi, qui rappela enfin à Caroline le George Bertram de Jérusalem.

Le lendemain, à dix heures précises, il était à la porte. Caroline avait d’abord insisté pour que sa tante restât avec elle ; mais mademoiselle Baker, toute docile qu’elle était, s’y refusa positivement.

— Comment veux-tu que ce pauvre garçon se conduise ? dit-elle.

— La façon dont il se conduira m’est assez indifférente, avait répondu Caroline. Mais Caroline ne disait pas vrai.

Elle était donc seule au salon lorsque Bertram entra. Il s’avança vers elle, et lui prit la main. Il semblait transformé depuis la veille. Son visage annonçait la détermination ; on sentait qu’il avait devant lui un but, et qu’il était décidé à l’atteindre.

— Mademoiselle ! dit-il en lui tenant toujours la main, Caroline ! Dois-je m’excuser de vous nommer ainsi ? ou bien ce privilège m’est-il encore permis ? Et il lui tenait toujours la main comme s’il attendait une réponse décisive.

— L’affection que votre oncle nous porte à tous les deux vous donne ce droit, dit Caroline en souriant, et en se servant d’une ruse de femme pour sortir d’embarras.

— Je ne veux pas d’un droit basé de la sorte. Ce que j’ai à vous demander, il faudra me l’accorder, ou me le refuser, pour mon propre compte. Depuis le jour où nous nous sommes quittés à Jérusalem, je n’ai guère pensé un peu sérieusement qu’à vous seule, Caroline. Vous ne pouviez pas me répondre alors ; vous ne m’avez pas répondu ; vous disiez ne pas connaître votre cœur. Vous devez pouvoir y lire maintenant. L’absence m’a beaucoup appris : à vous aussi, elle a dû apprendre quelque chose.

— Et que vous a-t-elle appris ? demanda Caroline sans lever les yeux.

— J’ai appris qu’il n’y a qu’une chose au monde que je désire, et que ce ne serait pas agir en homme que de ne pas m’efforcer de l’obtenir. Cette chose, je viens ici vous la demander. Et vous, Caroline, dites-moi ce que l’absence vous a appris.

— Oh ! bien des choses ! mais je ne sais pas réciter ma leçon tout d’une haleine, comme vous.

— Voyons, Caroline, je compte au moins sur votre sincérité. Vous êtes trop bonne, trop charitable pour vous laisser aller à des vanités puériles, quand il s’agit du sort d’un homme.

« Petite pensionnaire, » — « vanités puériles ! » Ces mots ne lui avaient pas souvent été appliqués jusqu’à ce jour. Mademoiselle Waddington se dit qu’il était temps qu’elle montrât du caractère.

— Je vous prie de croire, M. Bertram, que je suis incapable de vouloir vous tenir en suspens.

— Alors, répondez-moi, dit-il. Il avait abandonné sa main, et se tenait debout à quelques pas d’elle. Jamais femme ne fut courtisée plus sévèrement. Mais il semblait à Caroline qu’elle ne l’en aimait que mieux. Pendant leur promenade de la veille, elle avait été si choquée de la banalité des sourires et des petits riens que lui avait adressés George, que sa rudesse actuelle était pour elle un soulagement.

Pourtant, elle ne lui répondit pas tout de suite. Elle essaya de faire quelques points de broderie, mais elle ne fit que se piquer les doigts.

— Voyons, Caroline, est-il possible que je me trompe en me figurant que vous devez enfin connaître vos propres sentiments ? Ou faut-il que je vous répète encore combien je vous aime profondément, sincèrement ?

— Non, non, non !

— Répondez alors. Au nom de la vérité, de l’honnêteté, de la charité, répondez-moi ; répondez-moi comme une femme loyale doit répondre à un homme loyal. M’aimez-vous ?

Il y eut une minute de silence.

— C’est bien, je ne vous le demanderai plus. Je cesserai de vous importuner.

— Oh ! M. Bertram, que dois-je dire ? Que voulez-vous que je dise ? Ne soyez pas si sévère envers moi !

— Sévère !

— Mais, n’êtes-vous donc pas sévère ? dit-elle en se rapprochant de lui et en le regardant au visage.

— Caroline, dit George, voulez-vous être ma femme ?

— Oui, je le veux. Elle remua les lèvres plutôt qu’elle ne parla ; mais pourtant il l’entendit. Et comment ne l’avait-il pas devinée, cette réponse, rien qu’aux battements de ce cœur, rien qu’à voir ces yeux pleins de larmes, rien qu’à sentir cette main brûlante ? Dans la soirée et dans la matinée du lendemain, bien des choses furent discutées. On décida que le mariage ne pourrait avoir lieu avant l’été suivant. George s’opposa, ou plutôt tenta de s’opposer formellement à cette détermination ; mais mademoiselle Baker se contenta de secouer la tête et de dire en souriant qu’elle craignait bien qu’il n’en pût être autrement. Il fut convenu qu’on ne ferait rien avant la Noël. Mademoiselle Baker, qui devait aller à Hadley au commencement de janvier, se chargerait d’annoncer la grande nouvelle à M. Bertram. Elle ne doutait pas qu’avec un peu de persuasion il ne se montrât favorable au mariage.

— Qu’il approuve, ou qu’il désapprouve, cela ne changera rien à ma détermination, répondit George d’un ton résolu.